— Allons, mon bonhomme, il ne faut pas te mettre dans cet état-là ! J'ai des nouvelles de ta professeure, elle court déjà après ses élèves. Elle a eu une belle bosse, mais pas de séquelles.

— J'aurais pu la tuer, Mamina ! La tuer, bon sang !

Et il sanglota en mordant son poing. La couette était agitée de secousses produites par ses jambes qui se tendaient et détendaient nerveusement. Il se mit à tourner sa tête de gauche à droite à toute allure en gémissant comme un autiste dans sa bulle. Rinata dut lui maintenir fortement le visage entre ses mains pour l'immobiliser, puis elle lui parla fermement.

— Thys, arrête ce comportement tout de suite ! Il faut te ressaisir ! Tu n'as rien fait de grave. La vie d'un Ether est difficile, surtout après son Oritis. Mais ton rôle, comme celui de chaque Ostende, est important pour l'évolution positive de l'espèce humaine. En plus, tu es sans doute un Clairvoyant, on attend beaucoup de toi. Il est vrai que, pour l'instant, tu ne maîtrises pas grand-chose et tu ne comprends pas tout, mais je t'assure que cela va bientôt s'éclaircir ! Je compte sur toi !

Cette dernière phrase sonnait comme l'écho d'un appel au secours. Le visage toujours encadré par les mains douces de Rinata, Thys planta ses yeux vairons dans le nuage d'or de ceux de sa grand-mère.

— Je veux faire de mon mieux Mamina, mais j'ai peur de tout depuis que j'ai passé mon Oritis. J'ai peur des Indésiratas qui ont essayé de me tuer, j'ai peur aussi de causer du mal sans me contrôler et j'ai peur de perdre mes meilleurs amis s'ils découvraient ce que je suis vraiment !

— Ce que tu es ? Mais tu es un merveilleux petit garç... Pardon, un merveilleux jeune homme avec des valeurs justes. Tu es une personne sensible qui apprend qu'elle peut utiliser les énergies terrestres pour aider à maintenir l'équilibre du monde.

— Rien que ça, l'équilibre du monde ! Et je n'arrive même pas à faire fondre un glaçon.

Thys esquissa enfin un demi-sourire. Il paraissait fragile et tellement vulnérable que la grande Ether lui appliqua la paume de ses mains sur le cœur pour le ressourcer.

— Un petit truc pour combattre tes angoisses, chuchota-t-elle, il ne faut pas avoir de pensées de violence, pas de désir de vengeance et encore moins de meurtre. Comme ça, tu limiteras les dégâts et tu ne risqueras pas de démanteler le collège. Et si jamais tu sens affluer l'énergie dans ton corps, si tes sens deviennent incontrôlables, baisse immédiatement tes bras vers la Terre et tape fortement ton talon au sol. Cela renverra tout à la Terre et arrêtera le processus...

— Ah ! Ben, voilà, je n'aurais pas pu le savoir plus tôt, ça ? s'indigna Thys en se redressant dans son lit.

Un sourire désolé se peignit sur le visage de la vieille femme, mais ses yeux gardaient leur sérieux.

— C'est tellement compliqué de guider les nouvelles recrues ! En plus, tu es spécial, Thys. Tu réagis très vite aux stimulations. Plus vite que la majorité des novices. Il nous manque tant de données pour tout contrôler. D'ailleurs, je voulais t'annoncer que je repartais demain, j'ai des pistes pour mes recherches archéologiques qui pourraient bien aider tous les Ostendes...

— Je ne comprends pas. Quel est le rapport entre tes fouilles et les Ostendes ?

Thys faisait l'innocent, mais il savait que Mélia avait déjà obtenu quelques informations sur ce sujet.

— Oh ! C'est complexe ! Je ne sais pas trop comment te l'expliquer, rétorqua Rinata gênée.

— Essaie Mamina ! Essaie, j'en ai besoin ! J'en ai trop marre de ne pas comprendre.

La vieille femme dodelina de la tête, indécise, puis elle posa une main sur l'avant-bras de son petit-fils et se lança :

— Bon, ce n'est un secret pour personne, par les temps qui courent, la planète est en danger. On en parle dans tous les journaux, sur toutes les chaînes télévisées. C'est le sujet d'actualité principal, pourtant on ne fait pas grand-chose pour la sauver ! C'est évidemment une question d'écologie, mais c'est aussi un dysfonctionnement dans l'évolution de notre espèce.

— Dans l'évolution de notre espèce ?

— Oui, mon biquet ! Ça dysfonctionne. Pour faire simple, il y a une sorte de faille dans le plan Ethérique qui a tendance à s'amplifier. Du coup, de moins en moins de personnes s'éveillent aux énergies et très peu atteignent les cycles des transformations.

— Une faille ? Sur le plan Ethérique ? Explique-moi !

Très intéressé, Thys s'était, cette fois, complètement redressé sur son lit et adossé contre son oreiller.

— Oh ! Thys, c'est compliqué et pas vraiment de ton... comment dirai-je... de ton niveau de compréhension pour le moment.

— Mamina !

Les yeux du garçon la fixaient. Il fronçait les sourcils comme son père le faisait si bien quand Thys ou Mélia avait fait une grosse bêtise. La vieille femme sourit et haussa les épaules :

— Bon, en résumé, le plan Ethérique, c'est-à-dire la zone de vie concernant les fluides énergétiques, eh bien, ce lieu n'est plus sécurisé. On a découvert une ouverture permanente sur le plan terrestre que nous ne maîtrisons pas. Les énergies s'échappent et brouillent les vibrations naturelles. Mais surtout, elles alimentent les Indésiratas, et pire, les Indésiratas détournent les forces Ethériques. Ces nouveaux influx créent des bouleversements importants dans le monde, qui ne seraient pas sans lien avec les changements climatiques et les pensées suicidaires ou agressives chez beaucoup d'hommes sensibles.

— Waouh ! C'est incroyable et complètement flippant ! Mais quel est le rapport avec tes fouilles, alors ?

Rinata sourit avec indulgence, alors que Thys se rapprochait encore d'elle.

— Je suis à la recherche des Cités Originelles des Ostendes. Nos ancêtres y auraient caché des ressources afin de rééquilibrer les énergies et de colmater la faille, si je peux m'exprimer ainsi.

— Ah bon ? Pourquoi nous auraient-ils laissé de l'aide ? Je veux dire, comment pouvaient-ils être au courant qu'il y aurait une faille à notre époque ?

— Tu dois savoir que nos très lointains ancêtres ont apparemment connu les mêmes problèmes que nous. Les comportements humains, il y a plusieurs milliers d'années, ont déjà créé une faille et ont complètement perturbé le cycle énergétique.

— Quoi ?

— Oui ! L'espèce humaine a alors bien failli disparaître. Et cela, en grande partie, à cause d'Ostendes, qui n'ont pas voulu tenir compte des avertissements. Les cités étaient prospères, mais en quelques mois ce fut le chaos. Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, on n'a pas trouvé assez d'indices pour tout interpréter. Pour une raison indéterminée, le flux énergétique a enflé et tout englouti. L'Ethérie a disparu et la Terre a connu alors des temps terribles, les énergies libérées étaient incontrôlables et destructrices. Tout s'est déréglé, c'était l'enfer sur Terre. Des semaines de séismes ravageurs, de tempêtes écrasantes ! Des tsunamis inimaginables sur des centaines de kilomètres. Les volcans ont poussé comme des champignons. La civilisation des Ostendes, qui était très développée, s'est éteinte sur tous les continents. Quelques survivants se seraient réfugiés sur les hauteurs. Mais ils n'ont pas su reconstruire ce qu'ils avaient perdu. Au fil des siècles, leurs descendants ont oublié les savoir-faire et petit à petit ils se sont mêlés à une nouvelle espèce d'hommes en évolution : l'homme de Cro-Magnon. Et là, commence l'histoire que tu apprends à l'école.

Thys buvait les paroles de sa grand-mère. Il remonta la couverture jusque sous son menton et frémit.

— Ça donne des frissons ce que tu racontes ! Et personne ne se doute qu'il y a eu une grande civilisation avant la nôtre ?

Rinata sourit tristement et poussa un petit soupir écœuré, suivi d'un claquement de langue.

— Oh ! Si ! Plusieurs historiens se sont intéressés de près à quelques vestiges qu'ils trouvaient trop élaborés pour leur époque. Sur tous les continents, il y a des structures incroyables, immenses, précises. Comment l'homme a-t-il pu les construire sans technologie ? Mais à chaque fois que quelqu'un a essayé de soulever l'idée que l'histoire des civilisations pourrait avoir commencé beaucoup plus tôt que prévu, les communautés de scientifiques ont tout fait pour le discréditer. Alors c'est la loi du silence ou la loi du pouvoir imposée par ceux qui manipulent toutes les informations, les Indésiratas.

— Mince ! Pourtant tout le monde aurait le droit de connaître ce passé extraordinaire ! Qu'est-ce que ça peut bien leur faire aux Indésiratas ?

— Je suis bien d'accord avec toi, mon poulet braisé ! Mais les Indésiratas ont peur de voir disparaître leurs privilèges ! Oui, si cette vérité était révélée, on comprendrait, petit à petit, que l'espèce humaine n'a pas pris la bonne voie pour évoluer, que les centres d'intérêt d'aujourd'hui ne sont pas les bons. Alors, les Indésiratas perdraient leur influence, et ça, ils feront tout pour que ça n'arrive pas. Eux aussi cherchent les traces du passé, mais c'est pour les faire disparaître !

— Mais tu dis que les Ostendes Originels n'ont pas réussi à arrêter la faille, alors comment pourraient-ils nous aider ?

Mamina se mordit les lèvres, songeuse, avant de répondre :

— Tu as de bonnes questions, mon petit porcelet. Il faut que tu saches que, depuis des générations, on se transmet les mémoires des Ethers par voie orale. On raconte qu'il y a 12 000 ans, juste avant le grand chaos, un groupe d'Ostendes aurait découvert comment réduire la Faille et rétablir l'équilibre ! Ils en ont informé tous les Maîtres Arcans, mais il était déjà trop tard. Alors, ils auraient laissé des traces de leur connaissance pour les futures générations dans sept pôles importants.

— Mais tu ne sais pas où, n'est-ce pas ?

— Pas vraiment. J'ai des pistes et je parcours le monde à leur recherche. Il y a de nombreux sites extraordinaires, avec des vestiges imposants. Mais je ne sais pas précisément où explorer.

Elle marqua une petite pause, puis regarda son petit-fils avec le regard malicieux qui la caractérisait tant.

— Il y a peu, je me suis mêlée à un groupe d'archéologues qui pensent avoir découvert une pyramide en Bosnie, cachée sous la végétation. On a toujours imaginé qu'il s'agissait d'une colline. Hors d'après les fouilles, ce serait bien les ruines d'une gigantesque pyramide construite 15 000 ans auparavant par un peuple maîtrisant à merveille l'architecture, l'astronomie, la géologie et d'autres sciences !

— Tu crois que c'est l'une des sept cités ?

— Oui ! s'anima Rinata. Pour la première fois, j'ai découvert une trace des Ethers Originels ! Une spirale entourée de flèches, gravée dans la roche. C'est un signe hautement symbolique chez les Ostendes. Mais je n'ai pas encore trouvé de message. Bon, je ne suis qu'au début des fouilles et je dois être discrète dans mes recherches. Je ne veux pas alerter les Indésiratas.

— Hum ! C'est passionnant tout ça ! J'ai envie de t'aider, Mamina, à percer tous ces secrets !

Thys, que cette conversation avait émoustillé, avait finalement sauté de son lit.

— Oui, mais ne mets pas la charrue avant les bœufs, d'abord il te faudra suivre ton cycle de transformations, et si ton esprit de Clairvoyant t'envoie des messages, alors je suis tout ouïe, car ce qui nous manque vraiment, c'est la localisation des Cités ! Et je ne sais pas non plus sous quelle forme je vais trouver le témoignage de nos ancêtres.

Cette nuit-là, Thys eut le sommeil agité. Il se réveilla plusieurs fois en sueur avec l'écho d'une voix ou d'un souffle en tête. Curieusement, son Ingéni le tiraillait et grésillait légèrement. Une lueur argentée perçait sa tempe et dispensait sa clarté sur la bibliothèque du garçon. Si bien que dans un demi-sommeil, il lisait les titres de ses romans préférés avant de se rendormir : Le Capitaine Fracasse, les trois mousquetaires, Les Mondes d'Ewilan, Eragon...

Cette même nuit, Mélia fit un rêve étrange, un de ces rêves qui vous habitent, qui vous collent à la peau toute la journée. Un rêve qui laisse une trace en vous comme les fondations d'un édifice nouveau dont vous seriez l'architecte.

Elle avait les cheveux noués en deux tresses fines et longues ; elle portait une robe grise incrustée d'écailles bleues. Deux cœurs battaient en elle : un gros de chair, juteux de sang, et un plus petit juste au-dessus sec et très puissant. Elle avançait sur un chemin dallé de plaques de granit au milieu d'immenses constructions de pierre. Des centaines de visages sculptés dans la roche l'observaient. Elle cherchait quelque chose. Elle était proche du but, mais un faucon piquait sur elle. Son bec était menaçant et son œil féroce. Le ciel sombre se zébrait de cicatrices violettes. Et Mélia s'éveilla le cœur prêt à lui exploser la poitrine. Elle ne reconnut pas tout de suite sa chambre et elle eut beaucoup de mal à se rendormir, hantée par les images de son rêve.

Le lendemain, Rinata Tournelle embrassa longuement les jumeaux. Elle prodigua ses derniers conseils à Thys et l'encouragea encore à libérer ses intuitions. Elle caressa la chevelure de Mélia et la poussa à soutenir son frère. Puis, les yeux humides, elle se fit accompagner à l'aéroport par sa fille tout aussi émue.