Chapitre 14 perte de contrôle
Thys apprivoisa chaque jour ses talismans. Et son Ingéni projeta tous les soirs de la semaine sa lueur argentée à laquelle répondait systématiquement l'œil de cristal de Mélia. La jeune fille accompagnait discrètement son frère lors de ces séances d'appropriation, malgré les remarques renouvelées du Maître Arcan.
Chaque matin, Thys cachait son Ingéni sous sa mèche blonde et glissait la petite plume de geai et le morceau d'écorce dans la poche arrière de son jean. Il allait ainsi au collège en toute confiance. Téodor lui avait certifié qu'il était totalement indétectable en tant qu'Ether, puisqu'il avait lié une pensée de dissimulation à l'énergie de ses talismans. Par contre, le garçon craignait de revivre une expérience similaire à celle qu'il avait provoquée en SVT. Sur ce point-là, le Maître Arcan n'avait guère été encourageant :
— Tu sais Thys, si tu veux maîtriser tes facultés d'Ether, il faut commencer à t'entraîner, c'est comme tout. Tu peux essayer d'absorber l'énergie de la Terre et la diriger sur un point précis. Tu devrais aussi pouvoir créer de la chaleur, faire bouger de petits éléments, jouer avec des influx électriques. Ce sont des exercices, tout à fait à ta portée. Je n'ai pas le temps de te les expliquer par le détail maintenant. De toute façon, je t'enseignerai cela et bien d'autres choses lors de ton premier cycle de transformation.
— Ben, justement, Maître, il commence quand ce cycle ? se dépêcha de demander Thys avide de la moindre information.
— Fin décembre, début janvier, je te préciserai plus tard le jour exact, cela dépend de nombreux facteurs, fit Téodor d'un ton légèrement agacé.
— Il me reste presque deux mois à attendre ! Il peut s'en passer des catastrophes en deux mois !
— Je te le répète, n'hésite pas à t'entraîner. Par exemple, dans ton jardin, tu puises un peu d'énergie à une plante quelconque et tu t'amuses avec, puis tu la rends à la Terre.
— Si vous le dites, soupira Thys, incrédule.
Deux jours plus tard, Téodor remercia la famille Ano pour son hospitalité et promit de venir chercher Thys dès que le moment serait propice. Il serra la main de chacun, s'arrêta quelques instants devant Mélia pour plonger son regard inquisiteur dans les yeux clairs de la jeune fille, tapota vigoureusement le dos de Thys et lui offrit son sourire canin pour l'encourager à affronter les jours à venir, puis embrassa Rinata qui resta toute raide. Enfin, il s'évapora au détour du chemin dans sa R5 bruyante qui laissa derrière elle des volutes de fumée noire.
Thys, en bon élève, voulut s'exercer dès le départ de son Maître. Il choisit de porter son attention sur le cerisier qui poussait à côté du garage. L'arbre imposant était dans la pleine maturité de sa vie. Quelques hautes branches se reposaient sur la tôle qui servait de toit à l'abri de voitures. Thys se remémora le mois de juin, lorsqu'il avait pris appui sur le muret pour se hisser au sommet du garage avec Cid et Théo. Tous les trois, installés là-haut, avaient fait bombances de cerises rouges. Ils n'avaient qu'à tendre le bras pour ramasser des poignées de fruits. Mélia, en bas, un panier à la main, récupérait les cerises que les garçons lui envoyaient.
Aujourd'hui, l'arbre était dépouillé de toutes ses feuilles et avait perdu de sa majesté. Mais Thys savait que la vie bouillonnait toujours dans la ramure. Il plaça ses mains sur le tronc rugueux et aspira en pensée une partie du souffle énergétique du végétal. Il concentra ensuite son attention sur un glaçon déposé sur le muret. Il espérait le faire fondre en transformant la vigueur du cerisier en un flux de chaleur.
Cela paraissait fou, mais le Maître l'avait encouragé à tenter ce genre d'expérience. Pourquoi pas ? Les yeux figés sur le glaçon, le cerveau en ébullition, les mains crispées, le garçon resta de longues minutes, immobile. Il finit par avoir les yeux larmoyants à force de les braquer sur le petit cube glacé. Mais rien ne se passa. Pas le moindre grésillement ou vibration, aucune lueur naissante. Il essaya l'expérience une bonne dizaine de fois, le visage contracté, l'esprit focalisé sur sa tentative.
Il s'appliqua à ne pas laisser divaguer ses pensées, s'obligeant à diriger tous ses sens dans une action unique : atteindre le glaçon, le réchauffer, apercevoir les signes de sa fonte. Il suait sous les efforts. Des gouttelettes de transpiration se formaient sur son front, mais rien d'exceptionnel ne se passa. Ses mains ne fourmillaient pas, son cerveau ne le démangeait pas, aucun éclair ou étincelle ne vint troubler le ciel. Le petit bout glacé ne se hérissa même pas de piques comme l'avaient fait les cheveux de Célia. Mélia lui prêta main-forte, elle l'encouragea comme s'il disputait un match de tennis contre un adversaire redoutable. Malgré un tel soutien, ce fut le glaçon qui gagna la partie et Thys, assez démoralisé, renonça pour la soirée à faire des prouesses.
— Je ne comprends pas, quand j'y mets toutes mes forces, j'ai aucun résultat ! Zéro, nada ! Rien ne se passe et l'autre jour, alors que je ne demandais rien à personne, paf, tout a disjoncté !
— Que t'a dit exactement le Maître ? s'enquit Mélia.
— Pas grand-chose justement, il répète que c'est une histoire d'entraînement ! Pourtant j'avais trouvé ça assez facile avec la plume et l'écorce. Bon, on verra demain, là, j'en ai marre.
Mais Thys ne réussit pas mieux les jours suivants. Il varia les sources d'énergie, essayant de puiser la vie de la terre ou d'un bloc rocheux et même la vitalité d'une limace. Il dirigea ses efforts sur les feuilles mortes dans l'idée de créer un petit courant d'air capable de les faire s'élever et danser, mais elles restèrent inertes. Il voulut effrayer Plix qui ronronnait sur le capot de la Land Rover de son père. Mais le chat ne bougea pas un poil de moustache, trop heureux de sentir la chaleur du moteur du gros véhicule qui venait de rouler.
L'apprenti Éther demanda donc conseil à son père, puisqu'il savait qu'il avait été lui aussi admis au premier cycle des transformations. Anthony lui expliqua que les premières réussites de canalisation d'énergie demandaient des jours, voire des semaines d'entraînement et qu'elles nécessitaient les enseignements avisés d'un Maître Arcan. Il l'observa, néanmoins, s'exercer et l'exhorta à ne pas crisper ses membres, et à faire des gestes très posés. En bon ornithologue, il compara les mouvements des Ethers à la façon de se mouvoir d'un bouvreuil pivoine, petit passereau coloré, dont les déplacements sont lents et mesurés. Aussitôt Thys s'exécuta sous le regard de son père. Il prit le temps de bien positionner ses mains et réfléchit à chacun de ses gestes avant de les effectuer, sans plus de succès.
Grand-père Ano se proposa aussi de le coacher un soir, mais il ne parvint pas non plus à aider son petit-fils. Rinata, qui avait décidé de passer quelques jours auprès de sa famille, restait en retrait. Thys voyait bien qu'elle l'observait de loin en faisant semblant de tailler le murier qui, après avoir été ratiboisé trois soirs de suite, n'offrait plus beaucoup de branches. Mais à chaque fois que le garçon tentait de l'approcher pour lui demander un conseil, elle trouvait une excuse pour se dérober. Soit elle devait vite partir pour s'occuper de la petite Lise, soit elle prétextait un coup de téléphone urgent à donner, ou une fatigue soudaine. À court d'échappatoires, elle essaya même de feindre la surdité.
Thys était vexé, il adorait sa grand-mère et ne comprenait pas pourquoi celle-ci le repoussait ainsi. Un soir, il surgit derrière elle par surprise, alors qu'elle examinait les photos d'un nouveau site archéologique que son collègue lui avait envoyées.
— Mamina, ne te sauve pas ! Je sais que tu me regardes m'entraîner ! J'ai besoin de toi, tu vois bien que je n'y arrive pas. Je suis incapable de faire quoi que ce soit avec les énergies ! se lamenta-t-il en se dandinant d'un pied sur l'autre. T'as honte de moi ?
— Holà, tout doux, mon biquet en guimauve ! le rassura sa grand-mère. Jamais je n'aurais honte de toi !
Elle attira Thys tout contre elle, comme quand il était tout petit et réclamait un câlin. Il se laissa dorloter, même si maintenant, il était aussi grand qu'elle. Il respira le parfum de cannelle qui émanait du cou de Rinata. Que cela était apaisant et sécurisant ! Mais la vieille femme le repoussa lentement et le força à la regarder ; il se plongea sans mal dans le vert noyé d'or de son iris.
— Thys, tu sais, tu ne peux apprendre que par toi-même, chacun doit faire ses propres expériences, vivre ses échecs. Ça me démange de te guider, mais je t'influencerai trop. Chaque Ostende découvre ses dons et ses techniques spécifiques qui enrichiront alors toute une lignée. C'est long, c'est compliqué, et pas toujours valorisant, mais je suis passée par là et, vois-tu, maintenant, canaliser les énergies ne me pose pas plus de difficultés que de.... euh... tailler un murier.
Cette dernière réplique fit naître un sourire sur le visage pâle de Thys. Il promit de persévérer et, au fond de lui, il se rassura. « Si c'était aussi dur d'utiliser l'énergie terrestre, il ne risquait pas de renouveler un incident au collège ou en public. »
Et bien, sur ce point, Thys se trompait bien.
Jeudi matin, au collège, malgré les moins cinq degrés qu'affichait le gros thermomètre extérieur, la dynamique Madame Tangwitch proposa à ses élèves d'aller s'entraîner à l'endurance autour du stade municipal. Suggestion qu'aucun n'osa refuser de peur de réveiller le dragon qui sommeillait en elle. En effet, cette femme massive qui menait sa troupe par la douceur cachait bien son jeu. Encourageant les uns de mots chaleureux, incitant par des gestes complices d'autres à se surpasser, elle semblait incarner le professeur exemplaire.
Cependant, la 4e A avait découvert la face camouflée de Madame Tangwitch en cours de Kayak. Lors de la première séance, Mustafa, traumatisé dès son enfance par une chute dans une piscine, avait complètement paniqué à la vue de l'étendue d'eau agitée du lac de la Creumière et avait refusé de monter dans un canoë. Madame Tangwitch l'avait d'abord encouragé d'un sourire et rassuré en lui tenant la main et lui promettant de veiller sur lui. Mais le pauvre garçon n'avait pas pu lutter contre sa peur viscérale et était resté accroché au ponton, tétanisé.
Alors, quelques élèves avaient vu le visage de leur douce professeure de sport se métamorphoser. Ses yeux avaient pris une teinte plus sombre, ses lèvres pincées étaient remontées jusqu'aux narines écartées comme les naseaux d'un buffle en colère. Sa voix, d'ordinaire posée, avait déraillé et était devenue aigüe. Elle avait hurlé que c'était elle qui décidait ; c'était elle le capitaine du vaisseau et jamais personne ne devait entraver ses choix. Sur ce, elle avait saisi Mustafa au collet, l'avait décollé du sol comme s'il ne pesait rien et l'avait projeté dans une embarcation déjà remplie de deux élèves. Le canoë avait tangué dangereusement, puis s'était stabilisé. Les filles qui occupaient le bateau avaient été choquées, elles avaient aidé Mustafa en larmes à prendre place.
Tout le reste de la séance s'était passé dans un silence de mort, personne n'avait osé soulever d'objections, et Mustafa avait hoqueté sans bruit. Quelques mouettes à coups de cris rauques en avaient profité pour se moquer du petit groupe docile.
Ce jour-là avait marqué un tournant. Personne n'avait plus regardé Madame Tangwitch de la même façon.
C'est pourquoi, même si ce matin, il faisait trop froid pour respirer à l'aise et que les doigts gelés n'avaient pas le droit de se réchauffer dans les poches, aucun élève ne s'avisa de protester. Thys courait, encadré par Cid et Théo. Ils essayaient de garder un rythme uniforme et commentaient la course plus ou moins gracile des filles de la classe. Mais, peut-être fatigué par ses soirées d'entraînement, Thys n'arrivait pas à entrer dans le jeu de ses camarades. Il avait froid, il ne parvenait pas à réchauffer ses mains qu'il tenait devant lui comme deux pains congelés. Il n'avait pas prévu de gants et n'avait emporté qu'un survêtement léger dans son sac de sport. Tout en courant, il pestait contre Madame Tangwitch, alors que Cid et Théo admiraient les courbes de Diana.
Thys, la respiration saccadée, le nez coulant et les mains glacées, jetait des regards mauvais à sa professeure de sport à chaque passage devant elle. Il focalisait sa rage sur la doudoune, les moufles et le bonnet dont elle était parée. Et voilà qu'elle osait sortir un thermos rempli d'un liquide qui libérait sa chaleur sous le nez des élèves !
Le jeune Ether en colère ne réalisa pas que son corps se chargeait soudain d'un fluide soutiré à la terre dure qu'il martelait de sa course régulière. Et quand il passa pour la énième fois devant son enseignante, ses mains raidies par le froid s'auréolèrent de bleu. Thys, affolé, aperçut le regard complètement interloqué de Théo. Mais il n'eut pas le temps d'enfouir ses mains dans ses poches que déjà, un léger grésillement, bien spécifique, l'alarma. Et dans la même seconde, un filet de lumière bleue s'échappa de chacun de ses doigts et fila en ligne droite en direction de Madame Tangwitch.
Le phénomène n'avait duré qu'un battement de paupière, et Théo avait encore les yeux accrochés aux mains de Thys quand retentirent les cris. Madame Tangwitch gisait, aplatie au sol, face écrasée contre la terre glacée. Une branche du marronnier, à côté duquel elle était installée quelques secondes auparavant, se balançait curieusement. Tous les élèves se précipitèrent auprès du corps inerte de leur professeure. Julien était déjà parti chercher des secours, tandis qu'Adèle palpait le pouls de la victime. Celle-ci se mit à gémir sans bouger. Ouf ! Soulagement général, Madame Tangwitch était vivante. Alors les langues se délièrent.
— Mais qu'est-ce qui s'est passé ?
— Je ne sais pas, je l'ai juste vue au sol !
— Moi, j'ai vu un truc fou, affirma Laura en frictionnant ses mains. La branche du marronnier s'est balancée toute seule et elle a frappé la prof derrière la tête ! Si, si, c'est vrai !
— N'importe quoi ! T'as fumé, ma pauvre, s'offusqua Romain, le délégué de la classe.
— Moi aussi, j'ai vu ça, risqua la voix à peine audible de la timide Clarisse. La branche a bougé et...
Le reste mourut dans sa gorge. Elle était rouge et baissait les yeux. Chacun demeura pensif. Difficile de mettre en doute les propos de Clarisse qui n'osait jamais ouvrir la bouche et était une élève modèle d'honnêteté et de simplicité.
Thys n'avait pas encore repris sa respiration depuis la découverte du corps affalé de sa prof de sport. Il était en apnée. En retrait, il contemplait la scène. Complètement paniqué, il se voyait déjà en prison pour tentative d'assassinat.
Aidée par deux élèves, Madame Tangwitch essayait de se relever, elle se frottait sans arrêt l'arrière de la tête et ses yeux étaient hagards. Rapidement, madame Hadépix, l'infirmière scolaire, fut sur place. Essoufflée, elle suivait Julien. Dix mètres plus loin, le Directeur monsieur Tangon semblait soulever son gros ventre pour pouvoir courir. Ses petites jambes épaisses se levaient trop haut et étaient exagérément écartées. On avait l'impression qu'il était sur ressort et faisait quasiment du surplace. Pourtant, arrivé sur les lieux, il fut très efficace. En moins de dix minutes, la blessée fut prise en charge par les secours et les élèves dirigés vers la salle d'étude.
Thys suivit le mouvement, encore en état de choc. Il n'entendait pas les commentaires de ses camarades. Il était complètement emprisonné dans sa bulle de culpabilité. Quand Théo lui tapota l'épaule pour la troisième fois, il émergea soudain de son isolement.
— Hé ! Mec t'es où là ? Reviens un peu parmi nous, ce n'est pas le moment de rêver ! lui dit son ami.
Thys lui fit une grimace en guise de sourire et se mit à claquer des dents ! C'était probablement le contrecoup de ses émotions. Théo se méprit sur l'interprétation de ces signes.
— Ouah ! La vache, mais t'es gelé ! Toi, t'es en train de couver un truc. Déjà tout à l'heure j'ai halluciné quand j'ai vu tes mains, elles étaient toutes bleues... de froid, sans doute... c'était vraiment bizarre !
— Oh ! Ouais, je sais pas, je crois que j'ai une mauvaise circulation de sang, réussit à articuler Thys entre deux claquements de dents.
Il était visiblement rassuré, Théo n'avait pas fait le lien entre ses mains pleines de lumière et l'accident de la prof. Mais il lui sembla, par contre, que Cid l'examinait particulièrement et gardait même ses distances.
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