Chapitre 13 Les talismans

La R5 s'engagea dans le sentier de l'Aval-Pierres, en zigzaguant sans élégance, remuant ses passagers qui avaient l'impression d'être des nouilles égouttées dans une passoire de fer.

— Maître, que... faites... vous ? hoqueta Thys entre les secousses. Ce chemin... n'est... pas pour les... voitures. Il faut... faire... le tour.

— Je... sais !

La R5 arrêta sa course chaotique et libéra ses occupants nauséeux.

— Là, c'est parfait, se félicita Maître Lux.

Ils se trouvaient au bord de la Vreste, ce petit cours d'eau paisible qui leur barrait l'accès au bois de Dressons. Trois saules, installés sur la berge, pleuraient des feuilles sèches et racornies.

— Bon, je t'explique. Tu vas te promener dans les alentours. Tu te concentres sur un seul objectif, dénicher ton talisman de protection. Observe tout autour de toi et si quelque chose attire ton attention, tu le touches, le ressens, le renifles, s'il le faut. Et si tes sens sont en accord, tu le ramènes. Je t'attends là !

— Ça peut être n'importe quoi ?

— Tout ce que tu peux trouver dans la nature. Allez, file avant que la nuit tombe.

— Et j'ai juste à me promener, regarder, renifler ? Vous ne me cachez rien ?

— Mais non, allez ! Ouvre tes sens et hop !

Thys fit la grimace et s'exécuta. Il longea le ruisseau, inspectant le moindre brin d'herbe ou caillou difforme. Mais au bout de vingt minutes, il n'avait rien ressenti de spécial. Il décida alors de franchir la Vreste et d'errer dans les bois. Justement, quelques pierres qui surnageaient dans le courant lui offrirent un appui un peu glissant. Il se hissa sur le talus opposé en tirant sur la branche souple d'un petit épicéa.

À l'intérieur du bois, il faisait plus sombre qu'au bord du cours d'eau, mais les feuilles rousses qui recouvraient le sol et garnissaient encore les cimes apportaient leur propre lumière. Thys s'amusa à trainer des pieds pour entendre bruire les feuilles mortes. Il aimait s'enfoncer dans ce tapis moelleux et volatile. Mais à part le plaisir de se trouver dans un lieu apaisant, il ne voyait ni branche, ni feuille, ni fruit ou roche qui l'appâta particulièrement.

Le jeune Ether décida alors de gravir une pente couverte de pins. De là, il surplombait quelques hectares de bois. Une légère brume se déposait sur la cime des plus grands arbres. Un pin, au tronc imposant, s'était écroulé dans le talus. Ses racines à l'air paraissaient déboussolées. Thys inspecta les lieux de son regard vairon, la nature était belle, sauvage et sensuelle. Mais le garçon ne trouvait rien qui lui sembla utile pour sa protection d'Ether novice. Alors agacé, il se mit à crier à la cantonade :

— Ohé ! Les gardiens de la Terre, dites-moi où vous cachez vos ressources de défense ! Je suis un pauvre collégien fatigué qui aimerait juste ne pas avoir peur des Indésiratas !

Il fut presque étonné de ne pas recevoir de réponse. Il sentait la vie autour de lui, et n'aurait pas été surpris d'entendre une petite voix d'écureuil lui proposer de lui offrir un morceau de son panache roux. Mais pas d'écureuil, ni de renard ou de grand chêne ancestral pour lui faire la conversation. Il se hissa sur le tronc penché qui faisait un pont reliant deux pans de terre et avança avec aisance en évitant les branches dressées ou la mousse humide.

À mi-parcours, un bruissement de feuilles derrière lui le fit tressaillir. Il se contorsionna pour voir son éventuel attaquant, et oublia la mousse traîtresse sur laquelle son pied droit glissa, emportant le reste du corps dans sa chute. Une jambe dans l'élan s'éleva au-dessus de sa tête, son bras droit se raccrocha à ce qu'il put et arracha l'écorce sèche du pin qui se découpa comme un lambeau de chair. Thys finit par s'effondrer sans souplesse sur un matelas de feuilles humides et tassées.

Alors s'envola, tout époulaillé, le geai qui cherchait sa pitance dans les fourrés. Le pauvre animal, dérangé par l'humain maladroit, en oublia le gland appétissant qui aurait pu le régaler et s'évada avec tant d'empressement qu'il en perdit une plume bleue striée de noir. Laquelle, légère, virevolta, flotta entre deux couches d'air et choisit, comme par hasard, un atterrissage serré entre les yeux du jeune Ether. Au contact de la plume, la peau de Thys tressaillit et une vague de chaleur se diffusa dans tout son corps.

Il hésita entre la douleur ou la jubilation. Son dos s'était tout râpé contre l'écorce crevassée de l'arbre, mais la petite plume bleue, offrande magique d'un animal insaisissable, le comblait.

C'est quand il voulut l'attraper qu'il s'aperçut qu'il serrait encore entre ses doigts un bout d'écorce qu'il avait arraché lors de sa chute, en se cramponnant au pin. Le morceau était composé de quelques écailles brun orangé qui se tordaient et exhibaient des crêtes irrégulières. Son aspect était un régal pour la vue, et sa surface, râpeuse et tendre à la fois, adhérait merveilleusement bien à sa peau, lui communiquant des frissons de plaisir. Fasciné par cette succession de trouvailles, Thys bougea ses mains au ralenti. Il contempla ces deux dons de la nature, penchant pour la plume bleue, véritable œuvre d'art, mais il n'arrivait pas à jeter le fragment d'écorce qui le séduisait par sa simplicité.

Il décida donc de rapporter ses deux trophées au Grand Maître Arcan qui saurait sans doute trancher en faveur de l'un d'eux. Quand Thys émergea du bois, il surprit Téodor en train de faire des allers-retours d'un pas vif sur le petit sentier, frottant ses mains l'une contre l'autre.

— Ah ! Te voilà, je commençais à geler sur place, la nuit tombe vite et le froid s'installe.

Thys ne crut pas un mot des propos de Téodor. Il se rappelait que le Maître avait la capacité de se réchauffer facilement dans ce genre de situation, il pensait plutôt que son modulateur s'inquiétait pour lui. Il lui présenta fièrement ses trouvailles.

— Voyons, voyons, qu'avons-nous là ?

Téodor prit l'écorce de pin entre ses mains et sembla se concentrer quelques instants, puis il fit tourner la plume de geai entre son pouce et son index. Celle-ci exhiba ses couleurs qui se mélangeaient avec la vitesse du mouvement.

— Très bien, tu as choisi des éléments hautement symboliques. La plume de geai évoque la lumière, qui te permettra de sortir des ténèbres. Elle a la capacité d'éclairer les situations les plus sinistres ; quant à l'écorce de pin, là, tu m'épates. Vois-tu, l'écorce incarne la protection. Et le pin, lui, est la représentation de l'immortalité et du courage. Te voilà paré, totalement prêt à affronter tes futurs dangers.

— Ouais, mais je garde lequel alors, l'écorce ?

Téodor Lux leva les yeux au ciel.

— Les deux, bougre d'âme rétrécie ! Mais il va falloir les investir pour qu'elles t'apportent leur soutien, car ce n'est qu'une source d'énergie directive. L'essentiel émane de toi, de ta volonté d'intention.

— Comment ?

— Viens, monte dans ma Toudouce, je t'expliquerai en route.

Thys pouffa et Téodor Lux réalisa trop tard qu'il avait nommé sa voiture à haute voix devant témoin.

— « Ma Toudouce » ? Elle n'a rien de vraiment doux, je trouve, se moqua le garçon.

Téodor maugréa et ce fut la première fois que Thys le vit rougir. Vexé, le Maître Arcan ne prononça plus une parole, jusqu'à la grande maison familiale. La « Toudouce » s'arrêta dans la cour en toussotant, et une épaisse fumée grise s'échappa du capot. Thys descendit rapidement, craignant un début d'incendie, mais Téodor, en habitué, se contenta de soulever le capot pour aérer le moteur.

— Maître, que dois-je faire avec ce que j'ai trouvé dans la forêt ? hasarda timidement Thys.

Encore bougon, Téodor tourna le dos au garçon et fit mine de ne pas l'avoir entendu, puis il fit volte-face, car Rinata Tournelle, en tenue de jardinier, venait à leur rencontre, tout sourire, des herbes sèches accrochées dans ses cheveux argentés. Téodor bomba le torse, prit une voix claire et forte et s'adressa à Thys :

— La partie qui te reste à accomplir est la plus importante : la Terre t'a offert deux cadeaux, tu dois maintenant les lier à ton énergie personnelle. Chaque soir, pendant une semaine, tu consacreras quelques heures de ton temps à configurer ces talismans que tu garderas ta vie entière. Apprends à les connaître, observe-les en détail, respire-les, touche-les. Imagine l'être auquel ils appartenaient, parle-lui. Associe-les à des images et des événements positifs. Tu verras, ces deux objets seront tes plus fidèles compagnons.

— Il faudra toujours les conserver sur toi, compléta grand-mère Tournelle qui les avait rejoints. Ce sera ta source d'énergie personnelle et elle caractérisera toutes tes actions en tant qu'Ether. Dis donc, vieux sanglier, on dirait que ça y est, tu prends ton rôle plus à cœur ?

Téodor jeta un regard à Thys et rougit pour la seconde fois en moins de dix minutes. Ce fut Mélia, en arrivant sur les talons de sa grand-mère, les bras chargés de branchages coupés, qui le sortit de son embarras. Elle respirait la santé, les pommettes colorées d'avoir jardiné, et les yeux pétillants d'une nouvelle énergie. Elle déposa son fagot sur une pile destinée à la déchetterie. Après avoir salué poliment le Maître Arcan et adressé un clin d'œil à Rinata, elle prit son frère par le bras et l'attira dans la maison.

— Alors, comment s'est passée ta journée ? T'as ressenti des trucs spéciaux ?

— Hum, ouais, assez troublant !

Et Thys lui raconta tout dans le moindre détail, même jusqu'au surnom de la R5. Mélia ne put s'empêcher de rire et observa la voiture, dehors, par la fenêtre de sa chambre. La R5, à la carrosserie cabossée et rouillée, attendait fidèlement son Maître qui discutait encore avec Rinata.

— Eh bien moi, j'ai cuisiné Mamina et j'ai appris certaines choses, dit-elle les yeux brillants. Il n'y aurait pas eu plus de trois Clairvoyants depuis les premières générations des gardiens de la Terre et jamais un seul dans la lignée des Ethers.

— Ah ? Bon sang et il fallait que ça tombe sur moi !

— Attends, ce n'est pas tout ! Grand-mère m'a avoué, presque sous la torture, en quoi consistaient vraiment ses fouilles archéologiques !

— Alors ?

— Elle recherche les Cités disparues, des Cités originelles construites par les Ostendes bien avant les premières civilisations connues par les historiens.

— Encore ces histoires de Cités ! Et elle t'a parlé d'un trésor caché aussi ?

— Un trésor ? Non. Mais elle espère trouver quelque chose là-bas. Je n'ai pas réussi à savoir quoi.

— T'es quand même une super détective et elle t'a dit tout cela comme ça ?

— Non, j'ai passé la journée avec elle, à l'asticoter, la menacer, la supplier. Mais quand elle a commencé à me dévoiler un bout de l'histoire, je peux te dire que je n'ai pas lâché le morceau et que j'ai fait supposition sur supposition jusqu'à ce qu'elle acquiesce. En gros, elle n'a pas dit grand-chose, elle a simplement confirmé mes hypothèses.

— Tu es une championne ! Bon, je vais essayer de « lier mon énergie » à la plume et l'écorce, tu restes avec moi ?

— Bien sûr !

Gauchement, Thys posa ses deux talismans sur le bureau de sa sœur. Il les examina et fit une grimace gênée à Mélia.

— Voilà et maintenant ?

— Ben, il t'a dit de te concentrer, de les observer, c'est ça ? Tu dois peut-être essayer de méditer.

Elle lui prit la main et ferma les yeux. Thys se focalisa d'abord sur la plume, revoyant le geai effrayé, mais plein d'ardeur ; puis il se remémora le grand pin penché, quelques racines à l'air s'accrochant encore à la vie. Comme il ne savait pas quoi faire, il resta silencieux de longues minutes, le regard ancré sur les deux éléments posés sur son bureau en bois laqué blanc. Il n'osait pas parler. Parfois, il sentait la pression de la main de Mélia dans la sienne ce qui lui permettait de se recentrer sur ses talismans quand son esprit tentait de vagabonder. À force de fixer la plume légère et le bout d'écorce, sa vue se troubla, mais il ne relâcha pas son attention. Il devinait qu'il approchait du but.

Soudain, il se vit planer, il survolait lacs et champs, l'air s'engageait dans sa bouche avide et sa cage thoracique s'ouvrait largement. Dans ses veines coulait une sève épaisse et régénérante. La vision était puissante. Il commença à haleter, déstabilisé par ces nouvelles sensations.

Alors, une lueur blanche illumina la chambre qui s'était enfoncée, petit à petit, dans la pénombre. Elle clignotait lentement, pâle et délicate, inondant la pièce de ses rayons lunaires, pour ensuite s'effacer, le temps de deux battements de cils. Puis, la symphonie de lumière reprenait régulière et irréelle.

Ce fut Mélia, la première, qui comprit d'où venait l'étrange lueur. Elle porta la main sur le visage de Thys et souleva sa mèche claire. L'Ingéni rayonnait, éblouissant, il projetait sa clarté minérale dans tous les recoins sombres de la chambre. L'œil vert du garçon scintillait, limpide comme une eau de source éclairée par la lune. Mélia était subjuguée par le phénomène.

C'est alors que Thys, les yeux agrandis, pointa un doigt en direction de la poitrine de sa sœur. Le pull en mohair gris de Mélia libérait lui aussi une lueur blanche. Des rayons argentés filtraient à travers la laine soyeuse. La jeune fille porta une main tremblante à son cœur. Puis, instinctivement, la plongea sous son pull et sortit une chaîne à maillons fins sur laquelle pendait un médaillon éblouissant de lumière. C'était l'œil de cristal que Thys lui avait rapporté de la grotte. Habilement, elle avait su en faire un pendentif. Pendentif qui répandait sa douce clarté, maintenant, en accord avec l'Ingéni de son frère. Le phénomène laissa les jumeaux médusés, incapables de prononcer une parole ou d'esquisser un geste.

Après quelques secondes de féérie miroitante, simultanément, l'Ingéni de Thys et l'œil de quartz de Mélia s'éteignirent. Il faisait nuit dans la chambre. Le silence résonna dans toute la pièce, lourd, puissant. Les yeux des jeunes Ethers se cherchaient, leurs regards s'agrippaient l'un à l'autre. Quelle expérience extraordinaire !

Encore sous le choc, ils tressaillirent en apercevant soudain la silhouette petite et trapue de Téodor Lux dans l'encadrement de la porte. Comme à son habitude, le Maître s'était glissé là, tel un courant d'air. Le petit homme alluma la lampe qui vomit une lumière blafarde et pâle. Son regard se posa d'abord sur Mélia, il l'observa longuement en plissant légèrement les paupières, puis il fixa Thys avec un sourire à s'en décrocher les oreilles.

— Bravo, mon garçon, tu as été très performant, j'ai vu la lueur caractéristique de l'Ingéni depuis la cour. Elle teintait la vitre de la chambre d'un blanc argenté exceptionnel. Tu as donc très vite réussi à te familiariser avec tes talismans, mon cher Clairvoyant. Tu pourras recommencer ainsi quelques soirs pour obtenir toutes les facultés de la plume et de l'écorce.

Ses yeux étaient admiratifs et sérieux, puis il s'attarda une nouvelle fois sur Mélia. Son regard se fit froid et pénétrant, ce qui mit mal à l'aise la jeune fille. Il ajouta simplement à l'adresse de son élève :

— Essaie de pratiquer ces exercices seul, Thys. Tu ne dois pas être distrait, c'est important.

Cela vexa horriblement Mélia qui décida de ne pas lui parler de la lueur de son médaillon.



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