Chapitre 12 Célia

Thys demanda à Téodor de le déposer à deux cents mètres du collège. Il ne voulait pas qu'un camarade le voie sortir d'une voiture aussi décatie et, surtout, il ne souhaitait pas qu'on l'aperçoive en compagnie de son étrange Maître. Téodor lui avait certifié que son absence ne posait pas de problème parce que le directeur de l'établissement, Monsieur Tangon, était un Ether et qu'il avait fait le nécessaire pour que Thys ne soit pas inquiété.

Théo fut le premier à repérer l'arrivée de son copain et il se précipita à sa rencontre.

— Alors, mon vieux, ça va mieux ? T'avais quoi ? C'était la suite de ton allergie ? T'as encore gonflé ?

Mais sans attendre la réponse, Théo lui relata les derniers potins :

— Mustafa est sorti avec la grande Adèle, mais elle l'a déjà plaqué, pff ! Julien s'est démis l'épaule en cours de javelot, il braillait comme une truie que l'on égorge. Ah ! Au fait, il y a une remplaçante pour les maths. Elle est bien plus agréable à regarder que Levasseur. C'est une petite blonde aux cheveux super courts, pleine de taches de rousseur. Elle est vachement jeune et faut voir comment elle se fringue. Je crois qu'elle plaît bien à Cid. Elle s'appelle Mademoiselle Yessel.

— Cool, et toi, tu en es où avec Diana ?

Théo ne répondit pas, la sonnerie leur cria de se ranger, mais la mine soudainement renfrognée de son copain voulait tout dire.

La matinée se passa à merveille, Thys fut félicité pour la richesse de son travail sur Tristan et Iseult par Madame Berthier. Il reçut le résultat de son évaluation d'anglais : vingt sur vingt, qu'il se dépêcha de camoufler dans son classeur. Et en cours de technologie, il écouta Cid fanfaronner sur son avancée à Revenge of the Sith, le jeu de DS qu'ils affectionnaient tous les deux, particulièrement en ce moment. Thys oublia ainsi un peu les tensions qui le tiraillaient en se replongeant dans un monde normal.

En début d'après-midi, il fit connaissance avec Mademoiselle Yessel. Théo n'avait pas menti. Leur nouvelle prof était très jeune et fort séduisante. Thys avait bien du mal à s'intéresser à la symétrie centrale, car les yeux sombres aux longs cils noirs de la jeune femme l'ensorcelaient. Il parvint tout de même à réaliser une construction géométrique assez précise. Cid, à ses côtés, pestait contre son équerre ébréchée. C'est quand il traça sa dernière perpendiculaire que Thys ressentit les prémisses d'une sensation.

Sa vue se brouilla, il ne discernait que des cercles flous de couleurs qui s'enchevêtraient et tourbillonnaient. Une bouffée de chaleur le submergea. Il était comme en transe. Son corps agité de petits tremblements devenait incontrôlable et il était mouillé de chaud.

Une main glacée l'effleura, deux yeux calmes le sondaient :

— Ça va, jeune homme ? Que vous arrive-t-il ? Allez chercher Madame Hadépix, vite ! cria la professeure inquiète, à l'adresse de Romain, le délégué de classe.

— Non, non, merci, prononça Thys qui refaisait surface. Je vais bien. C'est juste... c'est un manque de sucre... tout va bien.

Il était en sueur. Sa mèche était collée à son front. Sa vue encore floue ne l'empêchait pas d'admirer les yeux séduisants de Mademoiselle Yessel, penchée sur lui.

— Bien, mais vous avez mauvaise mine, monsieur... ?

— Thys Ano, répondit Cid à sa place. Est-ce que je peux l'accompagner à l'infirmerie, Mademoiselle, s'il vous plaît ?

Dans les couloirs du collège, Cid ne se contint pas longtemps :

— Bon sang ! Thys, qu'est-ce qui t'arrive en ce moment ?

— Ça doit être les beaux yeux de cette mademoiselle Yessel qui m'ont jeté un sort, essaya de plaisanter le collégien.

— Arrête, je suis sérieux, tu m'inquiètes, t'es bizarre ces temps-ci. Je suis ton meilleur pote, non ? Tu peux tout me dire !

Qu'est-ce que Thys pouvait lui dire ? Avait-il le droit de lui dévoiler l'existence des Ethers et des Péragores ? Son copain le prendrait pour un fou et le Maître Arcan serait sans doute furieux. Pouvait-il lui dire que, tout à coup, il avait ressenti une gêne, un mal-être dans cette salle ? Que quelque chose perturbait l'ordre naturel et que cela l'avait affecté ? Hum ! Pourquoi pas ?

— J'ai des sensations ces temps-ci, parfois je me sens mal, comme si quelqu'un envahissait mon espace. Quelqu'un qui m'en voudrait, tu vois ?

— Ouais, t'es bizarre mec !

Madame Hadépix lui donna un morceau de sucre à sucer et lui proposa une tisane maison, mais Thys la refusa poliment et s'éclipsa assez vite, prétextant un contrôle d'histoire. Cid l'avait attendu. Il était bougon et ne dit pas un mot jusqu'à la salle de classe. Avant d'entrer, il répéta juste :

— Tu sais que tu peux tout me dire Thys, je suis capable de garder un secret.

Le dernier cours de la journée avait lieu dans le laboratoire de SVT. Le professeur Toulard était un vieillard au cuir chevelu quasiment dégarni, au visage creusé de ridules. Chaque année, on espérait le voir partir à la retraite et, à la grande consternation des élèves et des parents, il pointait toujours son nez vérolé à chaque rentrée. Il arborait son éternelle blouse blanche. Enfin dans les années cinquante, elle avait dû être blanche. À présent, elle était plutôt grise et parsemée de petites taches. Il faut dire que beaucoup de collégiens s'amusaient à secouer leur stylo en direction du pauvre professeur qui ne remarquait rien et arpentait les rangs en récitant ses leçons, identiques au mot près, depuis des années.

Curieusement aujourd'hui, le cours prenait une autre tournure. La séance s'annonçait bien plus attractive que d'ordinaire, puisque les élèves allaient étudier des champignons et en prélever les spores pour les examiner au microscope. Ces appareils étaient tout neufs et attrapaient la poussière sur les étagères depuis au moins deux ans. Est-ce que ce revirement d'enseignement était dû à l'observateur qui avait pris place en fond de classe et que Thys soupçonnait d'être un Inspecteur ? Peut-être bien, en tout cas monsieur Toulard paraissait encore plus anémié et tremblotant qu'à l'ordinaire.

Thys s'amusa beaucoup à découper divers champignons et récolter leur semence. Le professeur avait apporté un grand choix de spécimens. On y trouvait toutes les couleurs et les formes les plus variées. Tout en manipulant une belle amanite César d'un jaune orangé puissant, Thys écoutait la voix chantante de Célia qui racontait son mercredi à sa copine Laura. Elle était assise un rang devant lui. Il pouvait donc admirer la nuque gracieuse de la jeune fille, qui avait relevé et attaché ses longs cheveux châtains en un chignon flou d'où s'évadaient quelques boucles rebelles. Tout à sa contemplation, il se saisit d'un énorme bolet frais et ferme qui dégageait une forte odeur boisée. Il le soupesa en pensant qu'un tel spécimen suffirait à garnir une bonne omelette. C'est alors que ses paumes commencèrent à le démanger et rapidement il ressentit des petites ondes lui parcourir toute la surface des doigts. Il lâcha le champignon et regarda, perplexe, ses mains où rien d'anormal n'apparaissait.

Les picotements persistèrent et Thys crut même entendre un léger grésillement. Il avait l'impression d'avoir puisé l'énergie végétale du champignon. Que devait-il faire maintenant ?

Il n'osait plus rien toucher sur son bureau par peur de se faire remarquer. Il espérait que le phénomène s'arrête tout seul. Mais le point de chaleur grossissait au creux de ses paumes et les fourmillements s'intensifiaient. Pour éviter toute maladresse, il plaça sagement ses mains sur ses genoux, sous son casier, et s'abstint de tout mouvement. Il sentait à présent un grésillement dans sa tempe et son Ingéni le tiraillait. Il s'assura que sa mèche cachait bien l'éclat de cristal.

Il était rouge cramoisi, à attendre que tout cela se calme quand monsieur Toulard, qui passait dans les rangs, s'intéressa à son sort :

— Eh bien, mon garçon, vous avez un problème ?

— Non, non, monsieur, je réfléchis !

Thys paniquait, pourvu que le prof ne lui demande pas de manipuler le bolet.

— Bien, si vous avez des difficultés n'hésitez pas à m'appeler, dit généreusement le vieil enseignant en jetant un coup d'œil à l'observateur en fond de classe qui pianotait maintenant sur son ordinateur portable.

Thys poussa un soupir de soulagement quand monsieur Toulard s'adressa aux garçons derrière lui qui envoyaient des pieds de champignons aux filles du premier rang.

Cependant, Cid, assis à sa droite, le dévisageait intensément.

— Qu'est-ce que tu as encore, t'es tout rouge et t'es complètement figé ? demanda-t-il.

— Je réfléchis, mon pote, je réfléchis ! affirma Thys sans regarder Cid et en crispant ses mains sur son pantalon.

Mais la réplique qui avait pu leurrer le prof ne berna pas son copain.

— À d'autres, dis plutôt que tu lorgnes Célia et que tu te fais ton film avec elle, hein ?

Pour une fois, Thys fut soulagé de la taquinerie de Cid, et lui adressa un sourire en guise de réponse. Mais sur sa gauche, Théo avait essayé de suivre la conversation.

— Tu lorgnes qui ? chuchota-t-il espiègle.

— Célia, lui indiqua Cid un peu trop fort.

Et voilà la belle qui se retourne, les yeux pétillants de malice :

— Oui, qu'est-ce qu'est-ce que vous voulez, les gars ?

Théo et Cid firent mine de se concentrer sur le microscope en ricanant et laissèrent Thys face à la jeune fille. Celui-ci bégaya un discours inintelligible concernant le gros bolet orangé qu'il avait devant lui. Puis au comble du ridicule, il tendit à Célia le champignon comme une offrande. Les yeux de la jeune fille passèrent du bolet aux joues rouges de son camarade de classe, puis elle haussa les épaules et les sourcils et se retourna dans un soupir pour rigoler avec Laura.

Thys resta quelques secondes les bras ballants, les mains prêtes à exploser. Puis honteux, il lâcha le champignon et amorça lentement un geste d'excuse en direction de Célia. Un geste de trop. Ses ongles se teintèrent de bleus et ses doigts s'affolèrent.

Tout se déroula très vite. D'un seul coup, les six néons de la grande salle se mirent à crépiter fortement, puis clignotèrent quelques secondes. Célia cria. Et tout s'éteignit. Les lampes, l'ordinateur du visiteur, le téléphone portable savamment camouflé derrière une capuche et les iPods discrets dans les poches. Thys, la tête entre les mains, n'osait pas regarder le résultat de son geste. Qu'avait-il fait ?

Après un silence stressé, les élèves commentèrent le phénomène dans un brouhaha confus :

— Mais qu'est-ce qui s'est passé ? T'as vu, on aurait dit comme une flèche électrique entre les néons. J'ai jamais eu aussi peur de ma vie !

— Le bruit que ça a fait, ça m'a filé une de ces trouilles ! Regarde, j'ai encore les poils !

— C'était sûrement un court-jus, il faut se méfier ! préconisa Romain toujours prêt à prendre les choses en main.

Tous les élèves de 4 A se remettaient lentement de leur frayeur. Clarisse sortit de dessous les tables où elle s'était réfugiée en se cognant le crâne, Damien ramassa sa chaise qu'il avait éjectée sous l'effet de surprise et plusieurs filles essuyaient une larme de terreur. Chacun y allait de son explication pour exorciser la tension ressentie, quand Laura éclata de rire. Toutes les têtes la localisèrent. Elle se tenait les côtes et désignait Célia. Alors l'hilarité fut générale ou presque.

Célia, au centre du fou rire, restait hébétée, incapable de comprendre ce qui amusait tant ses camarades. Elle ne pouvait pas voir sa tête. Sa jolie crinière était toute hérissée et formait une auréole qui lui encadrait le visage. On aurait dit un oursin, pointant ses longs piques fins dans toutes les directions pour se protéger.

Aussitôt le prof de SVT et l'observateur du fond de la classe se précipitèrent sur la jeune fille pour la tâter de toute part et l'examiner sur toutes les coutures. Elle semblait avoir été traversée par un influx électrique, mais n'avait aucune blessure apparente. Les deux hommes, en tant que scientifiques, s'interrogeaient sur le phénomène. Perplexes, ils prièrent Laura d'accompagner sa camarade à l'infirmerie.

Thys entendit Célia dire qu'elle allait bien. Elle avait eu juste une drôle de sensation quand les néons avaient clignoté. Une impression de chaleur, comme si... Il sembla à Thys qu'elle jetait un coup d'œil dans sa direction avant de poursuivre. Comme si... on l'avait serrée très fort dans les bras. Elle avait ressenti un souffle chaud dans sa nuque, c'était tout. Pas de douleur. Le professeur et l'inspecteur préférèrent arrêter le cours pour évacuer la pièce et la faire contrôler par Monsieur Jo, l'homme de tous les travaux au collège.

Thys était abattu. Il avait failli être l'auteur d'un drame. Mais que s'était-il donc passé ?

Cid et Théo l'attendaient à la sortie de la salle, heureux de finir vingt minutes plus tôt et grisés par l'aventure.

— Oh ! Fais pas cette tête ! Elle va bien, ta Célia, lui dit Cid en accompagnant ses paroles d'une accolade un peu trop appuyée.

— T'as rien compris Cid ! Il a peur qu'elle apprécie sa nouvelle coupe de cheveux et qu'elle décide de l'adopter définitivement ! dit Théo qui avait toujours le mot pour rire.

— Ah ! Très drôle, grogna Thys.

Et il fit mine d'assommer son camarade d'une grosse tape derrière la tête. Puis Cid partit prendre le bus, quelque peu fâché que son copain lui fasse faux bond pour s'en aller soi-disant avec un collègue de son père. Théo rentrait à pied. Il tint un peu compagnie au jeune Ether puis le quitta pour rejoindre la boulangerie familiale, au grand soulagement de Thys qui ne voulait pas que ses amis s'interrogent sur le Maître Arcan.

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