Chapitre 1 Les sensations
Thys Ano pédalait à toute vitesse. Il longeait le bois de Dressons. C'était là que les sensations étaient les plus fortes. La Terre lui parlait. Il le savait, c'était d'ailleurs une histoire de famille, mais il n'avait pas envie de s'en préoccuper. Pas maintenant !
Il se sentait libre cet après-midi. Les cours s'étaient terminés beaucoup plus tôt que d'habitude, grâce au malaise de monsieur Levasseur, son professeur de maths. Celui-ci s'était écroulé entre deux rangées de tables pendant son cours avec une classe de 4e.
De là, les rumeurs étaient parties bon train. Certains avaient affirmé que l'ennuyeux professeur de maths avait vomi dans le cartable d'une élève. D'autres avaient certifié qu'il venait de se descendre une bouteille de whisky en douce derrière son bureau. Certains avaient poussé l'imagination jusqu'à inventer une histoire d'amour entre mademoiselle Jeanne, la pulpeuse CPE et le vieux Levasseur. Ils assuraient que celui-ci avait attendu l'arrivée de la jeune femme pour reprendre connaissance dans ses bras ou plutôt dans son décolleté alléchant.
Thys se représentait la scène et se mit à rire tout seul. En tout cas, la mésaventure de son enseignant l'arrangeait bien. Il avait fini les cours deux heures plus tôt que prévu et avait pu monter dans le bus de 14 h 15 avec Cid, son pote de classe et meilleur ami.
Thys habitait à une vingtaine de kilomètres du collège et avait l'habitude de prendre le bus qui le déposait à Noyer-sur-Ru, un petit village paisible, à cinq kilomètres de la maison familiale. La demeure Ano était perdue en pleine campagne et aucun transport en commun n'avait envie de s'aventurer sur le chemin cahoteux qui y menait. Thys avait trouvé la solution, il finissait la portion du trajet en vélo. Sa bicyclette l'attendait dans le garage poussiéreux de Cid qui vivait dans une villa décrépie juste en face de l'arrêt de bus.
Bien sûr, aujourd'hui, il avait accepté un goûter gargantuesque chez son ami et passé un moment à taquiner ses petits frères. Puis, il avait décidé de quitter l'agitation de la famille Martin pour rentrer chez lui et surprendre Mélia par son arrivée anticipée.
Une branche craqua dans le sous-bois et sortit le garçon de ses pensées. Un voile d'inquiétude assombrit son regard vairon. Il appuya plus fort sur les pédales, ses poings serrèrent davantage le guidon. Thys redoutait ce parcours en vélo qu'il effectuait seul chaque jour. Des sensations étranges le harcelaient souvent. C'était pendant ce trajet de cinq kilomètres sur le petit chemin de l'Aval-Pierres, qui traversait champs, bois et rivière, que son corps se crispait et tentait de bloquer le passage aux signes qui l'assaillaient.
Parfois, il était sûr d'être suivi. Il sentait une présence, un souffle sur sa nuque qui le hérissait jusqu'à la pointe des cheveux. D'autres fois, c'était un son suraigu qui attaquait ses oreilles et son corps vibrait bizarrement. Souvent, l'étrangeté venait de ses mains. Elles fourmillaient, chauffaient, suaient. Cela ne durait que quelques secondes, mais la sensation était déstabilisante.
Le pire, c'était quand Thys voyait quelque chose, des visions fugaces, inacceptables, affolantes. Emportées par le courant léger de la rivière, des taches de couleurs tournoyantes qui se heurtaient ; au sein d'un feuillage, une sorte de visage fendu d'un sourire ; sur la route boueuse, comme des pas qui se dessinaient ou entre deux herbes folles, un arc électrique. Alors, il poussait un cri et pédalait à toute allure avec ses grandes jambes qui débordaient de toute part de ce petit vélo jaune offert pour ses dix ans.
Malgré tout, il avait appris à intégrer ces phénomènes étranges à sa vie, car cela était soi-disant normal selon les propos de sa mère. Depuis son plus jeune âge, ses parents l'avaient rassuré et lui avaient fait comprendre qu'il était un enfant particulier, dans une famille spéciale et qu'il devait accepter tous ces signes sans s'en émouvoir. Un jour viendrait où il saurait les apprécier et même les utiliser.
- Tu perçois les Énergies terrestres et tu communiques avec elles, lui répétait inlassablement son père, Anthony Ano. Laisse ton cœur ouvert, respire ce qui t'entoure, observe ce que la nature offre à ton regard, échange avec elle. Tout est normal, ce que tu vis est tout à fait normal !
- Thys, tu sais bien que tu appartiens à une famille particulière. Tu fais partie des Ethers, la lignée principale des Ostendes, les hommes Originels, lui rappelait régulièrement sa mère. Et c'est légitime de ressentir le monde vibrer autour de toi. Ne t'inquiète pas, mon cœur ! Tu comprendras mieux lorsque tu auras passé ton Oritis. On reparlera alors de tout ça ! Tu es normal, mon petit, normal, essayait-elle de le rassurer depuis sa plus tendre enfance.
« Oritis », un mot tellement chargé de sens dans la bouche de Sylvie Ano, que Thys n'avait jamais osé lui poser de questions. Mais son imagination fertile l'avait amené sur des pistes inquiétantes qu'il s'était empressé d'oublier. Et dès lors, il s'efforçait juste de se répéter que tout était normal lorsque les phénomènes étranges l'assaillaient.
Au fil des années, grâce à quelques indiscrétions échappées de-ci, de-là par les membres de sa famille, il avait compris que l'Oritis était une sorte de cérémonie initiatique. Son grand-père lui avait expliqué qu'un jour viendrait où il devrait prouver son appartenance à la lignée des Ethers et qu'il recevrait l'ouverture à l'Énergie. Quand le garçon avait voulu en savoir plus, ses questions s'étaient heurtées au mutisme obtus des yeux gris acier de Charles Ano.
Alors, il avait grandi avec ce secret de famille et s'était adapté tant bien que mal à sa situation spéciale. Il avait réussi à cloisonner ses deux vies. D'un côté, il y avait son existence d'adolescent avec Cid et Théo, partagée entre le foot, le collège, les sorties ciné, sa passion pour la Guerre des Étoiles et les beaux yeux de Célia. De l'autre côté, il y avait les sensations, la demeure Ano, les amis étranges de ses parents, sa sœur Mélia, l'attente de l'Oritis, la lignée des Ethers. Ces deux mondes ne se croisaient jamais... ou presque.
Ces derniers temps, les phénomènes mystérieux se multipliaient et les ressentis inappropriés étaient nettement plus fréquents. C'était donc avec une pointe d'appréhension qu'il traversait le bois de Dressons aujourd'hui.
Il pédalait à toute vitesse pour ne pas laisser les sensations le rattraper comme cela lui arrivait trop souvent sur ce sentier. Il songeait à Mélia, à la joie certaine qu'il lui procurerait en rentrant en avance à la maison. Mélia, sa sœur jumelle, à la santé si fragile ! Elle passait ses journées cloitrée dans sa chambre, en attendant impatiemment chaque soir le retour de son frère.
Tout à ses pensées, Thys ne vit pas la pierre qui pointait sous la roue et son vélo fut brutalement dévié de sa trajectoire. Le guidon obliqua à droite. Le corps du garçon, qui n'avait rien anticipé, s'étala de tout son long sur les orties furieuses qui bordaient le chemin. Rapidement debout, il tâta ses jambes et massa ses bras douloureux qui rosissaient déjà et se teintaient d'une multitude de petits boutons blancs.
« Aïe ! C'est pas vrai ! En plein dans les orties, c'est bien ma veine, se plaignit-il à haute voix, en frottant avec plus de vigueur encore sa peau meurtrie. »
Mais sa voix résonna étrangement au milieu du bois. Les oiseaux, si volubiles quelques minutes plus tôt, s'étaient tus d'un seul coup. Préoccupé, Thys observa les arbres autour de lui. Il n'y avait aucun mouvement. Le garçon redressa avec empressement son vélo quand il sentit une pression dans son dos. Il fit volte-face et ne vit qu'une branche de noisetier qui oscillait légèrement. Il déglutit et essaya de se raisonner pour contrôler sa peur.
« Il n'y a rien d'inquiétant ici. Pas de panique, je le connais ce bois ! »
C'est alors que sa nuque commença à le démanger et que son dos fut parcouru d'une multitude de picotements. Il avait l'impression que tous ses poils se hérissaient.
« Oh ! Non, non ! Encore une sensation ! »
Thys crispa les mâchoires, prêt à accueillir dans son corps les éléments perturbateurs. Les picotements étaient fréquents. Mais cette fois, ils étaient beaucoup plus accentués et plus puissants que d'habitude. Le garçon voulut prendre une grande inspiration pour se calmer, mais il hoqueta. L'air était devenu trop dense, il ne parvenait plus à respirer normalement. C'était terriblement oppressant, d'autant plus que le ciel s'était subitement voilé, plongeant les bois dans une pénombre inquiétante.
Thys commença bel et bien à s'affoler. C'était la première fois qu'une sensation était aussi intense et le phénomène ne s'arrêtait pas ! Que se passait-il ?
Soudain un son aigu lui vrilla les tympans, alors qu'une douleur fulgurante explosait dans son ventre. Il se retrouva plié en deux, puis à genoux. La douleur irradiait maintenant dans son dos. C'était horrible ! Il avait l'impression d'avoir été poignardé. Il voulait crier, mais il ne trouvait pas d'air à expulser. Il étouffait. La bouche ouverte, les mains plaquées sur son ventre, il roula au sol.
Derrière lui, il y eut quelques craquements de branches. Puis d'un seul coup, l'air s'allégea et le bruit cessa. La douleur disparut instantanément.
Après quelques secondes de halètements bruyants, Thys se redressa, les jambes flageolantes et le visage déformé par la violence subie. Il chancela sur deux mètres, avant de se laisser tomber sur l'herbe jaunie. Doucement, il reprit ses esprits et s'assit pour retrouver le contrôle de sa respiration et de son rythme cardiaque.
Que s'était-il passé ? Jamais encore, il n'avait ressenti de douleur quand ses sens s'éveillaient. De la peur parfois, de l'agacement aussi et souvent une forme de bien-être. Mais là, il avait eu mal. Vraiment mal ! Et puis, il avait perçu une présence proche de lui, comme si quelqu'un se tenait dans son dos, invisible.
« Je rentre vite, se dit-il en agrippant le guidon de son vélo, et j'en parle aux parents cette fois ! Je ne veux pas que ça recommence, ce n'est pas normal, non pas normal, même pour un Ether. »
Le garçon enfourcha son vélo à la roue légèrement voilée et pédala comme un fou sans apercevoir la silhouette longue et maigre s'enfoncer dans les bois derrière lui. Il ne prêta pas plus attention à l'étrange mosaïque de couleurs qui s'estompait entre les arbres.
Il parcourut les derniers mètres menant au refuge familial en fermant son esprit, son regard et tous ses sens. Tant pis si cela contrariait les principes inculqués par son père. Anthony ne cessait de répéter à ses enfants que pour être un bon Ether, il fallait avant tout être capable d'ouvrir son esprit au monde qui nous entoure.
Mais là, Thys n'avait pas du tout envie d'être un bon Ether. Il ne désirait d'ailleurs même pas être un Ether. Il voulait vomir sa peur et chercher le réconfort dans les bras de sa mère.
Au bout du sentier, une vieille bâtisse couverte de vigne vierge apparut enfin. Ce petit manoir sans prétention appartenait à sa famille depuis au moins huit générations. Thys lâcha son vélo avec empressement sur le muret décrépi qui jouxtait la cour et se précipita à l'intérieur pour rejoindre sa sœur qui devait être la seule présence à la maison, à cette heure-ci.
Puis il attendrait le retour de ses parents pour leur raconter son aventure. Cette fois, il espérait des réponses claires, car tout cela n'était pas normal, malgré ce qu'ils s'évertuaient tous à lui rabâcher.
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