Matthieu
Ils étaient seuls dans son immense bureau au dernier étage de ce building new-yorkais.
Seuls.
Le tableau et lui.
Matthieu contemplait la toile qu'il avait tant convoitée.
La luminosité éclatante du crépuscule se reflétait dans les ors de la peinture. Un flamboiement éblouissant. Presque céleste. Les fleurs sauvages se répandaient aux pieds des deux personnages, grimpant déjà de manière insidieuse sur les jambes de la femme. Les végétaux multicolores se mêlaient habilement aux motifs de sa robe, enlaçant la jeune fille abandonnée à l'étreinte de l'homme.
Une femme fleur prête à être cueillie.
Son corps se fondait dans celui de l'homme dont on ne voyait presque rien. Un cou épais. Une chevelure brune. Et Matthieu se prenait à rêver que c'était à lui que s'offrait la jeune fille alanguie.
Sa main pâle reposait sur la nuque de l'homme et ses yeux fermés traduisaient son abandon.
L'attente de ses lèvres.
Son désir.
Matthieu soupira. Son désir à lui venait d'être comblé. Cette peinture... Il l'avait tellement voulue, jouant de toutes ses ressources, combinant son argent et son pouvoir pour parvenir à ses fins.
Elle était là, à sa portée. Il aurait pu la caresser, si seulement son respect de l'œuvre d'art ne l'en avait pas dissuadé. Il avait laissé sa main en suspens à quelques centimètres du visage de la jeune femme, arrêté par la sensation de commettre un sacrilège. Un blasphème, presque.
"Le baiser" de Klimt.
Il savait bien que cette toile était considérée comme un trésor national par les Autrichiens. Pourtant, il avait réussi à se la procurer après des années de négociations. Il avait dépensé des fortunes, graissé les pattes de fonctionnaires peu scrupuleux et menacé ceux qui étaient intègres, usant de moyens de pression.
L'argent.
Tout était facile avec l'argent. Il en avait usé et abusé.
Et il était parvenu à obtenir une des choses que son cœur désirait le plus.
Ce chef d'œuvre du maître viennois.
Bien sûr, les Autrichiens ne savaient pas que cette peinture, un des symboles de leur patrimoine, leur avait été dérobée. Matthieu s'était offert les services d'un des faussaires les plus talentueux de sa génération afin qu'une copie lui soit substituée.
Alors que la nuit tombait peu à peu sur New-York, il fixait ce tableau, espérant retrouver les émotions qui l'avaient envahi la première fois qu'il avait posé ses yeux sur lui. Il avait cru que son âme s'emplirait de joie. Il avait pensé que le posséder aurait comblé un vide.
Ce vide qu'il ressentait en lui, comme un gouffre qui s'élargissait chaque jour davantage.
Il n'en était rien. L'exultation des premières minutes était vite retombée et il scrutait le travail de Klimt, y cherchant les vestiges de son bonheur.
En vain.
Il avait comblé ce désir et cela n'avait fait qu'exacerber cette sensation de vide.
Que désirait-il désormais ?
Matthieu avait peur de se perdre dans le Néant, s'il contemplait trop longtemps l'abîme contenu dans cette question.
Pris d'un sursaut d'espoir, il commença à déboutonner la chemise qu'il portait, tout en s'approchant du miroir situé près de la porte. Malgré son prix exorbitant, il la jeta par terre, comme un vulgaire chiffon. Puis offrant son dos à la surface lisse de la glace, il observa le tatouage qui en occupait une bonne partie.
Un ange aux ailes déployées.
Un ange à la beauté aveuglante.
La finesse du trait était exquise et chaque plume semblait être prête à se détacher des épaules de Matthieu. Chaque plume offrait à ses regards une légèreté douloureuse. Une légèreté cruelle pour son âme alourdie du fardeau de sa tristesse.
Matthieu admirait avec désespoir les traits parfaits de l'ange. Ce dernier gardait les yeux fermés, comme s'il refusait de lui accorder son attention.
Comme s'il lui refusait sa protection.
Le jeune homme ne pouvait ôter de son esprit la pensée qu'il ne méritait pas sa grâce.
Et la Solitude, amante venimeuse, resserrait son étreinte glaciale.
— A quoi bon ? se dit-il avec amertume.
Il ne prit pas la peine de se rhabiller. Il se dirigea d'un pas lent, un pas de condamné, jusqu'à son bureau. Là, il s'assit face à son ordinateur, fixant la page blanche du traitement de texte d'un air las. Renonçant à y taper le moindre mot, il ouvrit son tiroir et attrapa l'arme.
Le canon était froid contre sa tempe.
Mais cela ne l'effraya pas. Le froid était son quotidien, loin de la chaleur de ses semblables. Loin de la chaleur de l'amour d'une femme.
Il pressa sur la détente et son sang éclaboussa la page vierge de son écran.
Des gouttes de sang pour seul testament.
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