CHAPITRE VINGT-NEUF




ASAL


Je suis dans le grand salon de la demeure d'Hippias, habillée d'une jolie robe noire en dentelle. Mes lumières dansent. J'ai l'impression d'être observée... Je me tourne et me retourne. Progressivement, une foule apparaît autour de moi. Je regarde chaque visage en détail, j'essaye d'en reconnaître certain mais cela m'est impossible. Je ne les ai jamais vus.

Je cherche désespérément une expression familière et mes yeux s'arrêtent sur lui.

Thane. Il dépasse d'au moins une tête toutes ces personnes. Il me sourit et mes lumières s'impatientent. Le prince s'avance vers moi et mon énergie me tire vers lui. Je résiste et reste à ma place. Je parviens à reculer d'un pas. Je veux m'enfuir, partir d'ici.

Nous sommes, à présent, à seulement quelques centimètres l'un de l'autre. Nos visages sont trop près à mon goût.

Je serre les dents et je sens alors une douleur atroce dans le bas de mon dos. Des larmes roulent sur mes joues sans que je ne puisse les retenir. Mon regard accroche celui de Thane. Un sourire permanent semble avoir figé ses lèvres et pourtant, il vient me chuchoter :

- Tu as perdu Asal. Tu ne peux pas changer le monde. Tu ne peux pas empêcher les plus puissants de soumettre les plus faibles. C'est ainsi que l'on peut définir l'humanité. Dominer et être dominé.

Il retire la lame de son long couteau puis, vient déposer un baiser sur ma joue. Il pose délicatement sa main sur cette dernière pour me la soutenir.

- J'aurais préféré que cela finisse mieux. Je te l'assure. Tu as fait tes choix. Tu es faible. Adieu Asal.

Le soldat me lâche et se recule. Je sens mon corps tout entier s'affaisser et trembler. Je tombe au sol. Pourquoi mon flux a-t-il voulu me pousser vers lui ? Il est un danger pour toute la galaxie. Il est un danger pour moi. Est ce que mon flux peut me trahir ? Je regarde Thane s'éloigner et je ferme les yeux.

**

Je me réveille en sursaut. Les mains engourdies par le froid. Il fait de nouveaux nuit. Mon mal de crâne est toujours là. Ma bouche est sèche, c'est une torture. Mon estomac se tord dans tous les sens. Je me redresse et m'appuie lentement sur le rocher derrière moi.

Je voudrais avancer mais impossible de me relever. Je veux seulement attendre la mort. Mes yeux se tournent vers l'horizon même s'il fait nuit noire et que je ne peux discerner grand chose. Mon esprit est secoué par mon rêve. Mes flux peuvent-ils m'influencer autant ? Peuvent-ils me mettre en danger volontairement ?

Il faut que je me méfie à présent, que je reste attentive, que j'analyse toutes les situations. J'ai soudainement l'impression de ne pas être seule. Est-ce que toutes ces souffrances accumulées peuvent me provoquer cette sensation ? Je fronce les sourcils et ouvre mes paumes. Deux faibles lumières viennent et je peux voir à peu près autour de moi.

J'observe les alentours avec attention mais je ne vois rien. J'entends une sorte de froissement et mes muscles se raidissent immédiatement. Je me colle un peu plus contre mon rocher. Je commence à vibrer. Le froid me saisit et j'ai du mal à bouger. Suis-je devenue folle ? Mes lumières me tirent vers l'avant. Elles s'agglutinent vers mes doigts. Dois-je les écouter ?

Je ne savais pas qu'elles pouvaient décider. Je pense que mon cerveau doit les diriger. Si c'est le cas, je dois pouvoir leur faire confiance... Ou au contraire, rester où je suis. Peut-être que mon rêve était seulement un avertissement. Je n'arrive pas à interpréter ce qui se déroule pendant mon sommeil.

Je suis complètement perdue. Je baisse les yeux et mes lumières s'affolent encore. Je relève la tête et je le vois. Thane se tient debout à quelques mètres de là. Je le reconnaîtrai entre milles hommes. Une silhouette élancé et assez imposante, la prothèse de sa main brille légèrement sous les rayons faibles des lunes.

Je panique alors. Mon rythme cardiaque accélère. Comment a-t-il fait pour me retrouver ?! Mon flux tire encore mes lumières vers mes doigts. Que se passe-t-il ? Pourquoi mon énergie veut m'amener vers lui ? Je ferme mes paumes, les lumières reculent et se logent dans mes poings. Je ne comprends rien...

Je l'entends s'approcher, le sable frotte ses bottes en cuir. Thane doit être seul. Il pense peut-être pouvoir me ramener mais je ne viendrais pas. Je le tuerai s'il le faut. Mon mouchard commence à chauffer. Mes lumières s'affaiblissent mais réclament toujours d'aller vers le soldat.

Je comprends qu'il a activé de nouveau mon mouchard. Je souffre immédiatement, plus moralement que physiquement. Je ne veux pas que ça recommence. Je ne le laisserai pas faire. Mes poings se serrent, les lames dans mes manches se déploient. Je me glisse avec difficulté derrière le rocher. Il approche encore.

Les nuages se lèvent et les lunes éclairent à présent tout le désert. Je vois son visage. Il n'a pas l'air en colère, juste inquiet. Inquiet ?!! Comment peut-il l'être ? Je desserre mes poings et les petites lames se rétractent. Je soupire.

- Ne m'approche pas, dis je froidement, ne m'approche pas où je te tue.

- Asal.

Je suis déstabilisée quand il prononce mon nom, je ne m'y suis jamais faite. Je ne me suis jamais habitué à la prononciation de mon nom avec un timbre de voix si profond. Il poursuit :

- Je t'en prie. Je suis venu te chercher. Pourquoi es-tu partie ? Cela fait des jours que je te cherche, que je veux te retrouver, que je me fais du soucis pour toi...

Il s'approche encore. J'ai vraiment l'impression qu'il se fout de moi. Je me lève avec difficulté et lui fait face. Il vient alors près de moi. Sa prothèse frôle mon épaule. Je la repousse immédiatement du revers de la main.

- Ne m'approche pas !!!! hurlé-je. Espèce de monstre ! Je vais te tuer !

Je me jette alors sur lui, les poings serrés. J'entends mon dos craquer. Je ne sais pas ce qui me donne la force et l'énergie de le faire. Mes lames sortent de suite. Il tombe à la renverse sur le sable, le choc vibre dans nos deux corps. Je suis juste au-dessus de lui. Il ne se défend pas. Il lève ses mains et vient les déposer doucement sur le sol. Thane me regarde calmement et sans une once de peur. Cela me fait enrager davantage.

Il ne m'a jamais prise au sérieux.

La pointe de l'une de mes lames vient toucher sa gorge, j'appuie légèrement. Je respire comme une folle. Son regard accroche le mien. Il me supplie alors silencieusement. Je reste figée quand l'une de ses mains vient attraper mon poignet d'où sort la lame. De son autre main, il vient replacer une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Son contact me fait frémir et mes lumières suivent son mouvement sans le faire souffrir.

- Je t'en supplie, me souffle-t-il calmement, je ne viens pas te faire une quelconque morale. Je ne viens pas pour ensuite te dénoncer à mon père. Je voulais juste savoir si tu étais en vie.

Je garde les yeux rivés dans les siens. Je ne peux plus bouger. Je ne veux plus bouger. Nos visages se sont approchés sans que je ne m'en rende compte, sans que je puisse le contrôler. Je ne pourrais expliquer le changement brutal d'atmosphère. Elle devient lourde, asphyxiante, intense, envoûtante. Son regard emprisonne le mien. J'ai l'impression d'être aspirée par deux immenses vortex gris, que le temps s'est arrêté. Nos souffles se confondent dans l'air glacé. Ma main se détend et la lame disparaît. Mes lumières se regroupent vers les zones de mon corps en contact avec le soldat.

Je me recule alors brusquement, me défaisant de son emprise et je fais marche arrière sur plusieurs mètres, complètement déstabilisée par les sensations qui m'ont envahie.

Thane met un moment avant de se relever.

Je m'assois sur le sable. Le regard à présent dans le vide, encore abasourdie. Je grogne de rage et m'effondre en pleurs.

Il vient s'asseoir à côté de moi. Je ne comprends pas ce changement brutal de comportement. Je n'arrive pas à saisir ce revirement de situation. Pourquoi se comporte-il ainsi ? Pourquoi moi je réagis comme ça ? Pourquoi je ne l'ai pas tué ? J'en avais pourtant l'occasion. Thane soupire et se racle la gorge comme pour tenter de détendre les choses entre nous. Je lève les yeux vers les étoiles, je trouve celles que j'ai attribué à mes parents.

- Tue-moi, chuchoté-je. Je t'en prie tue-moi.

Son regard est pesant sur moi. Nos deux épaules se touchent et ma tête se tourne lentement vers lui. J'aperçois à travers ma combinaison mes lumières logées dans mon épaules. Il les attire sûrement...

- Je comprends pourquoi mon père t'as voulu toi, dit-il.

- Pourquoi ?

- Tu n'es pas comme les autres annonce-t-il les yeux fixés vers l'horizon, tu as cet esprit rebelle qu'il recherche. On ne peut pas te dompter, tu es trop sauvage, insolente et terriblement puissante. Tu es dangereuse et imprévisible.

- Je ne vois pas ce que ça change, rétorqué-je.

- Ça change tout. Il y a cinq ans je suis arrivé avec mon père sur Keraunos. Je suis allé au front avec lui et j'ai vu ton père, ton frère et tous tes semblables. Je me suis demandé pourquoi toutes ces personnes étaient réunies pour se faire exécuter à coup sûr. Je pensais qu'ils étaient seulement un peu idiots mais j'ai compris après dès que tu es arrivée. Ils se sont sacrifiés pour toi, pour te protéger. Ils savaient tous que tu étais spéciale, que tu n'étais pas comme les autres, trop puissante.

- Je...

- Nous étions venus te chercher toi il y a cinq ans. Keraunos a mis tout en place pour épargner ta vie. Tous pensaient que se sacrifier était suffisant, que nous allions lâcher l'affaire mais ils se trompaient. Ton père a été le plus naïf, il nous a fait promettre de ne pas te toucher mais mon père n'a aucune parole. Et puis, nous t'attendions depuis tellement de temps, nous ne pouvions pas te laisser nous échapper.

Je reste silencieuse. Je n'arrive pas à y croire. Ils m'attendaient ? Ils me voulaient ? Je le regarde toujours.

- Vous m'attendiez ? demandé-je, sceptique.

- Tu n'as jamais entendu parler des légendes de notre planète ? Certains y croient mais beaucoup les ignorent. Tu es la fille de la foudre. Celle dont le pouvoir surpasserait tout dans l'univers. Cette légende existe depuis des centaines et des centaines d'années. Tu es celle que nous attendions, celle qui pourrait nous aider à nous démarquer, à régner.

- C'est complètement ridicule, dis-je en levant les yeux aux ciel. Ça me semble être une histoire inventée de toute pièce pour vous donner l'espoir d'être invincibles parce que vous n'êtes porteur d'aucun don...

- Alors explique le fait que tu sois là avec nous aujourd'hui ?

- Je pourrais très bien être une fille très malchanceuse qui s'est faite enlever parce que certains voulaient à tout prix qu'une légende, qu'un conte pour enfants prenne vie...

- Comment tu expliques ton don si particulier ? Aucun habitant sur Keraunos n'a réussi à diriger son flux comme tu l'as fait... Certains s'en sont rapprochés mais aucun n'a su égaler la puissance de ton flux. Sinon, pourquoi toute ta planète essayait à tout prix de te protéger quand nous avons appris la naissance de la fille de la foudre ?

- Mes parents ne m'ont jamais parlé de toutes choses. Je peux encore te croire pour l'invention de la légende et ce qu'elle raconte mais croire que je sois l'élue... mon flux ne s'était même pas manifesté...

- Ils voulaient simplement te protéger. Nous savions que tu étais celle qu'il nous fallait. Toute la prophétie s'est déroulée exactement comme annoncée.

- Une prophétie ? demandé-je avec une pointe de moquerie.

- Tu devais naître pendant la période d'un solstice chaud, la veille d'une éclipse lunaire, l'éclipse de Pnevma 6. Une éclipse qui n'est apparue qu'une seule fois depuis le début de notre civilisation, à ta naissance.

J'ai un mouvement de recul, choquée par ces propos et surtout la justesse des évènements. Mon coeur s'emballe.

- Je ne pense pas être la seule enfant à être née ce jour là, dis-je pour tenter de me défendre.

- Pourtant tu es bien la seule inscrite dans les registres de Keraunos pour cette période. Certains Thumosiens qui étaient de passage sur ta planète ont lu la nouvelle sur les articles affichés à l'entrée de la mairie. Tu étais annoncée en tant que nouvelle habitante de ta planète mais pour nous, tu étais la clé de notre pouvoir. Ils se sont empressés de revenir sur Thumos.

Je n'arrive pas à y croire et pourtant tout est juste dans les moindres détails : le jour de ma naissance, l'éclipse lunaire, la période de l'année, l'annonce sur les panneaux à l'extérieur de la mairie... Je ne veux pas être cette « élue », je refuse d'incarner cette « légende ».

- Tue-moi, je t'en supplie, soufflé-je alors. Je refuse d'être celle qui réalise la prophétie de Thumos...

- Même si je le voulais Asal, je ne pourrais pas.

- Je te l'ordonne, insisté-je.

- Je ne veux pas et je ne peux pas. Ce serait une véritable boucherie. Je serai lapidé, fouetté, torturé, exilé, exécuté. Je ne veux pas prendre ce risque. Je ne veux pas te tuer, je ne l'ai jamais voulu.

Il tourne la tête vers moi. Je ne pourrais pas d'écrire son expression. Il tente de brouiller les pistes, d'effacer les émotions qui le submergent mais je sais qu'il est autant terrifié que je le suis.

Je serre les dents. J'arrête de lutter en posant ma tête sur son épaule, épuisée. Après tout, il a fait l'effort d'essayer d'être honnête.

Son bras vient m'entourer. Ses dents claquent. Nos deux corps tremblent. Mon flux se délecte de notre contact.

Je ne le crois pas, je ne peux pas le croire et pourtant j'aimerais tellement pouvoir être certaine qu'il me dise la vérité. On ne m'avait jamais raconté ces histoires.

C'est vrai que nous ne nous intéressions pas du tout aux coutumes et aux croyances de Thumos. Tout le monde fuyait ce qui provenait de cette planète, elle était déjà connue pour héberger les plus barbares de la galaxie et nous ne voulions aucune influence néfaste sur notre planète. Nous fuyions Thumos comme la peste.

Je sais que je vais retourner là bas, que Thane va me ramener dans la demeure que j'ai en horreur mais cela reste ma seule chance d'atteindre Hippias. À défaut de ne pas réaliser cette fichue prophétie, je peux au moins débarrasser notre galaxie de ce monstre. Je dois devenir encore plus puissante pour parvenir à le détruire et changer l'issue de cette légende.

Des sanglots secouent mon corps. Le soldat reste silencieux mais sa main s'est mise elle aussi à frémir.

Je voudrais me détacher de lui mais mon flux me coince à ses côtés. Mes lumières dansent et apaisent mes douleurs, je suis contrainte de rester près de lui pour profiter de moments sans brûlure. Je ne veux pas qu'il pense m'avoir vaincue en tentant de me dire la vérité. Ce n'est pas le cas, je me sens plus puissante, plus légitime de détruire son père. La révolte est proche et elle secouera tout l'univers.

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