CHAPITRE TROIS
Le retour à la civilisation donne à Hippias un élan d'adrénaline. Il imagine le corps de son fils s'écrasant contre les parois rocheuses du gouffre. Sa mâchoire se serre, des nausées viennent tordre son estomac, un goût de bile torture sa bouche. Il secoue la tête. Le gouverneur de Thumos ne peut pas se permettre d'être faible, pas maintenant, jamais.
Il relève la capuche de sa cape pour couvrir sa tête et son visage. Il referme sa tunique pour cacher ses armes et sa chemise imbibée de sang. Le chemin vers la place principale de la ville est en ruine. De nombreux pavés ont été arrachés pour réduire en pièce les nombreuses statues trônant dans les angles de rues. De la peinture rouge a été éparpillée sur tous les murs des demeures, signant la rébellion. Les vitres des maisons sont en miettes, les portes forcées, toutes les représentations du pouvoir d'Hippias ont été détruites.
Des groupes de résistants sont équipés d'armures de fortunes, de machettes, de couteaux, certains ont pu voler des armes à feu aux pauvres soldats ayant succombé à la force de la foule.
Des feux ont été déclenchés, semant la panique et la colère. Tout le monde se précipite devant l'exécutoire, juste en face du temple érigé à la gloire de la dynastie d'Hippias, lui aussi presque réduit en cendre. Des soldats de Thumos, habillés de leurs armures blanches retiennent quelques rebelles, les forçant à monter sur la scène qui les verra mourir.
Hippias garde ses distances avec la foule. Il veut rester discret et ne pas davantage exciter la foule qui ne souhaiterait qu'une seule chose : le voir pendu. Le gouverneur relève doucement la tête pour observer les exécutions. Ses poings se serrent et ses muscles se tendent quand sa femme et ses plus grands enfants sont amenés. Tous ont la tête rasée, seulement vêtus d'une toile en lin presque transparente.
Les spectateurs hurlent en brandissant leurs armes au-dessus de leur tête. Des insultes et des crachats fusent sur la place, retirant les derniers grammes de dignité que possédaient les condamnés. Cela fait des années que la dynastie en place est méprisée. Hippias ne prend conscience de l'ampleur de la situation qu'à cet instant.
Sa femme et ses descendants sont amenés jusqu'aux cordes attendant leur cou. Leur tête est glissée dans le collier, leurs pieds sont attachés avec des entraves. La ferraille rouillée frotte leurs chevilles, les clous mal fixés s'enfoncent dans leur peau. La foule s'excite davantage. Les yeux des condamnés sont livides, leurs visages, aussi blancs que les armures des soldats Thumosiens, hurlent de peur. Ils sont effrayés, désespérés mais ils avaient conscience des risques qu'ils prenaient en s'opposant à leur chef, à leur roi.
Les enfants d'Hippias sont en pleurs. Sa femme relève la tête, tentant de démontrer son courage mais la vision de l'être qui l'a poussé à être exécutée, au loin, derrière la foule, la fait craquer. Elle serre les poings, ses ongles s'enfoncent dans ses paumes, se plantent dans sa chair, faisant couler son sang le long de ses jointures. Ses yeux sont noyés sous un océan de larmes mais elle refuse de les baisser face à ceux de son mari.
Le regard d'Hippias est aspiré par celle qu'il a, un jour, aimée. Son corps tout entier semble être écrasé par un poids trop lourd à porter. Ses jambes menacent de ne plus supporter son poids. Ses mains sont enfouies dans les larges poches de sa veste pour dissimuler ses tremblements, sa mâchoire est contractée pour ne pas céder à la pression de sa femme.
Les soldats s'approchent des commandes des trappes menaçant de se dérober sous les pieds des traîtres.
Le dernier échange de regards entre les deux époux est le plus puissant de tous. Comment a-t-il fait pour ordonner l'exécution de sa femme ? Comment a-t-elle fait pour trahir son mari ? Ils s'étaient jurés une fidélité inconditionnelle, sans faille. Silencieusement, ils se jugent, montrent le dégoût qu'ils ont à présent l'un pour l'autre. La trahison, pour chacun d'eux, a un goût bien trop amère. L'amour qu'ils ont éprouvés un jour a été déchiré en quelques secondes, il reste impuissant face à cette rage.
Une pluie battante s'abat sur la place, agaçant un peu plus la foule.
Hippias se souvient alors du premier jour où il a vu celle qui deviendrait sa reine.
Son père était encore au pouvoir, sa mère venait de mourir. L'enterrement avait remué toute la famille. Il avait senti son cœur se durcir, se refermer sur lui-même. Il l'avait senti être enchaîné pour ne plus jamais être libéré. Hippias s'était éclipsé à la fin de la cérémonie, loin de la foule, près des falaises.
Le futur gouverneur s'était assis non loin du gouffre. Des pas derrière lui froissaient le sable et c'est à ce moment qu'il l'aperçut, quand il s'est retourné. Elle était plus âgée que lui, cinq ans tout au plus. Des cheveux noirs couraient sur ses épaules, ses yeux d'ambre le détaillant avec sérieux. Ses lèvres fines s'étaient relevées en un doux sourire. Ses pommettes, sûrement rougies par sa longue marche, lui donnaient un air innocent. Elle portait une tunique blanche qui lui offrait l'allure d'une sainte. Elle s'était assise à ses côtés en restant silencieuse.
- Je sais ce que tu traverses, je suis déjà passée par là moi aussi, avait-elle dit.
- Je n'ai pas besoin de qui que ce soit pour me remonter le moral. Je ne suis pas de ceux qui dépendent des autres pour être consolés, avait-il répondu froidement.
La brune l'avait alors jaugé pendant quelques secondes. Son sourire s'était effacé. Elle avait saisi le visage d'Hippias entre ses mains. Il avait tenté de la repousser mais elle était dotée d'une force incroyable. Pourtant, elle ne l'avait pas fait souffrir.
Son pouce caressait sa joue encore humide puis elle a murmuré :
- Ce sera long, mais tu y arriveras. Cela fait tellement de temps que je te vois, plus fort que les autres, plus impressionnant. Je sais que tu surmonteras toutes ces choses parce que tu es né pour régner, tu es né pour être quelqu'un de grand.
Hippias était resté figé face à tels propos. Il avait voulu rétorquer mais elle avait repris avec plus de douceur :
- Je sais que tu ne veux pas d'aide mais moi, je serai là jusqu'au bout pour t'aider à te hisser au rang de roi parce que c'est ce que tu es.
L'héritier n'avait jamais entendu de telles paroles. Il était le cadet de sa fratrie, toujours rejeté et dévalorisé par ses aînés. Son père l'avait pourtant choisi pour reprendre les rênes de la dynastie mais il ne le savait pas, le jour où Pria l'avait encouragé.
Ce jour-là, à cet instant, l'une des chaînes de son cœur s'était brisée. Pria avait réussi.
Pendant la cérémonie de son couronnement, peu après la mort de son père, Hippias avait cherché Pria du regard. Elle ne l'avait jamais abandonné. Il est descendu de son trône, s'était avancé et agenouillé face à elle. Le roi montrait alors à tout Thumos qu'il prenait Pria comme épouse. Son cœur avait été entièrement libéré à l'instant où Pria s'était agenouillée à ses côtés pour accepter le titre de reine.
Il n'oubliera jamais la première nuit qu'il a passée avec elle. Il n'oubliera jamais la naissance de ses plus grands enfants. Il n'oubliera pas la joie de sa femme à la naissance de Katayga, elle était tellement heureuse d'avoir une fille. Il n'oubliera jamais l'annonce de sa grossesse pour Thane. Hippias était entré dans une colère noire, il avait frappé Pria, menaçant de faire disparaître cet enfant lui-même. Il ne voulait pas de ce dernier fils qui lui porterait malheur.
- Ÿahst äzçe bęakse, n'avait cessé de répéter le conseiller en apprenant la nouvelle.
Thane était destiné à semer la mort sur son passage, celle de son père également. La prophétie était claire :
« Tsiö preÿi f°a bęakse », le cadet du roi sera mortel. Ces visions ont été découvertes dès l'accès au trône d'Hippias. Il savait que l'un de ses fils le mènerait à sa perte, il avait tout fait pour ne pas donner la vie à celui qui provoquerait la chute de la dynastie. Il pensait que la naissance de sa seule fille, qui était encore sa cadette, avait déjoué les plans du destin.
Hippias avait espéré au fond de lui que Pria perde l'enfant, qu'il ne survive pas. Le roi avait exigé de choisir son nom pour qu'il porte le poids de la malédiction toute sa vie : Thane. La mort le suivrait partout, le torturerait.
Le roi a tenté mainte fois de faire disparaître son fils mais Pria y était tellement attachée qu'il n'a jamais pu l'exécuter. Thane était constamment dans les jupons de sa mère, intouchable. Hippias aimait sa femme, assez pour ne pas lui enlever son dernier né mais tout a changé. Aujourd'hui la prophétie est rompue. Thane git au fond d'un gouffre. Le roi est libéré.
Hippias secoue la tête pour chasser ces images. Le regard de Pria reste plongé dans le sien. L'un des soldats compte jusqu'à trois, sa voix déchire le brouhaha de la foule. Les trappes s'ouvrent sous les pieds de sa femme et de ses aînés.
Avant que son corps attaché à la corde ne soit pendu dans le vide, Pria parvient à murmurer :
- Je t'aime.
Le gouverneur de Thumos ferme un instant les yeux pour se ressaisir. Il n'a pas eu le temps de lui rendre ses mots d'amour, il ne le souhaitait pas. La foule en colère s'extasie et jette des pierres sur les corps à présent sans vie des condamnés. Des insultes fusent, des cris vengeurs retentissent.
Hippias fait volte face et s'engouffre dans une rue plus calme pour rejoindre sa demeure. Au premier croisement, deux jeunes marginaux tentent de l'arrêter.
- Toi là ! Reste où tu es !
Il se retrouve face à eux. L'un des jeunes plisse les yeux pour tenter de reconnaître le visage caché sous la longue capuche. L'autre tente d'arracher ce bout de tissu pour relever l'identité de leur cible.
Hippias se retrouve contraint d'ouvrir sa tunique et de sortir son épée. Les deux hommes sont surpris mais ne s'écarte pas pour autant. Ils remarquent immédiatement le sceau royal sur le manche de l'épée. Ils grimacent puis leurs yeux s'illuminent.
- Enfin. Enfin, nous t'avons trouvé. Quelle bonne pioche... dit le plus grand. Tu ne t'en sortira pas comme ça pourriture.
Le plus petit parvient à retirer la capuche d'Hippias, dévoilant son visage. Ils se mettent alors à rire sauvagement en sortant leurs longs couteaux de leur fourreau. Ils font glisser leur lame aiguisée sur leurs doigts.
- Tu n'imagine même pas combien d'or nous allons toucher en ramenant ta tête à la foule. La tête du preÿi, la tête de notre ennemi, crache l'autre.
Le gouverneur se met en garde puis attaque le premier. Il ne mourra pas aujourd'hui. En esquivant un coup de couteau, il fait volte face et assène un coup fatal au plus petit des deux agresseurs, en plein estomac. Ce dernier tombe sur les pavés, son sang dégouline dans le caniveau. Le plus grand se jette alors sur Hippias et le fait tomber en arrière, son épée lui échappe et le couteau de son agresseur menace sa gorge. La lame irradie sa peau. Il lutte pour éloigner l'homme. Son sang frappe dans ses tempes, son rythme cardiaque accélère.
Un coup de genou dans le bas ventre fait hurler son agresseur et lui permet de faire basculer le jeune sur le côté. Hippias se précipite alors sur son épée mais avant qu'il ne puisse frapper son adversaire, ce dernier sort une fiole de sa veste en cuir. Il projette le liquide sur la face de son roi qui a seulement le temps de fermer les yeux.
Le visage d'Hippias se retrouve attaqué par une grande quantité d'acide. Il pousse un hurlement puissant qui résonne dans toutes les rues. Il a l'impression que sa peau se liquéfie, que son sang bouillonne, que l'acide lui ronge les os. Son poing se resserre sur le manche de son arme et il frappe son assaillant, le clouant au sol, laissant l'épée logée dans son bas ventre. Le jeune homme tombe à genoux sur les pavés déjà salis par le sang de son compagnon. Il lâche un hoquet gorgé de sang avant de tomber à la renverse. Le roi ne mourra pas aujourd'hui, pas après avoir été libéré de la malédiction.
Hippias s'empresse de rabattre sa capuche. Il n'ose pas toucher son visage, trop effrayé à l'idée de contaminer ses mains. La mâchoire crispée, il peine à reprendre son souffle pendant sa course pour rejoindre ses appartements. L'acide gagne du terrain, grignote ses muscles et ses nerfs.
Enfin, il pousse les portes du tunnel menant aux sous-sols de sa demeure. Le passage le plus sécurisé. Il trouve la force de monter jusqu'à l'infirmerie. Les androïdes se jettent sur lui lorsque, en poussant la porte, le preÿi s'écroule.
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