CHAPITRE TREIZE




ASAL


J'ai toujours été fascinée par la galaxie. Ses couleurs vives et magnifiques. La puissance qu'elle dégage. Le sentiment d'être tout et rien à la fois. Ce silence, cette quiétude, tout paraît plus calme, plus facile...

Je soupire doucement, les yeux levés vers le ciel, accoudée à la fenêtre de ma chambre. Je me souviendrai toujours des leçons d'Histoire que l'on nous enseignait. L'organisation parfaite de l'univers, le nom des planètes, des galaxies les plus proches de la nôtre. Mais une planète a toujours attiré mon attention. La Terre. Elle a été détruite depuis des centaines d'années et pourtant on en parle encore tellement...

Certains dont les ancêtres y ont vécu racontent que les habitants de cette planète étaient cruels, sans cœur, devenus si insensibles qu'ils s'entretuaient. Ils ne se limitaient pas à se détruire, ils anéantissaient leurs territoires. Ils ont dévasté, ravagé la planète qui les accueillait. La Terre a subi les ravages des êtres humains et j'ai bien peur que notre galaxie ne soit vouée au même sort... Je dois avouer que ces pensées me terrifient : qu'un jour nous n'existions plus, que tout pourrait disparaître, que tout nous serait repris.

Certes, nous sommes plus respectueux de nos planètes mais de terribles guerres déciment encore les populations à l'heure actuelle. Vous savez, ce genre de guerre qui vous prend tous les êtres qui vous sont chers ? Celles qui divisent, attisent la haine, l'avidité, l'esprit de vengeance, qui voient naître de monstrueux personnages... L'un de ces monstres a enlevé mon père et mon frère.

Il m'a laissée seule avec ma mère, a déchiré notre famille, a écrasé nos esprits et nos projets d'avenir. Mon père était mon exemple, un homme sur lequel je pouvais m'appuyer dans les moments difficiles. Un être doté d'une vertu sans pareil. Je revois les rides aux coins de ses yeux quand il nous souriait. Tandis qu'avec mon frère nous avions une relation bien trop complexe. Nous ne nous entendions pas du tout. Nous étions sans cesse en conflit, toujours à vouloir surpasser ou dominer l'autre. De longs silences, des regards durs et froids, des réflexions...

Je n'ai jamais compris cette compétition entre nous et je ne me souviens pas du jour où nos relations se sont dégradées au point de ne plus nous adresser un mot. Mais ce n'est pas pour autant que sa mort ne m'a pas dévastée, j'ai ressenti un grand vide, comme un sentiment d'une mission inachevée, d'un bonheur manqué... Tout comme la disparition de mon père qui a été une épreuve trop difficile à surmonter.

Je ferme les yeux et retiens mes larmes. J'entends de la musique. Keraunos est en fête, la capitale Tæna célèbre les cinq ans de la fin de notre grande guerre contre Thumos. Une planète abritant les soldats les plus cruels de notre galaxie. Ce fut un combat terrible. Ils ont détruit des milliers de familles... Mais même si ce jour est synonyme de deuil, la ville tient à fortifier ses habitants et à puiser sa force dans un esprit de fête pour se souvenir que la plupart s'en sont sortis et qu'ils sont prêts à honorer leurs défunts.

Je quitte ma fenêtre et descends rejoindre ma mère dans la cuisine. Elle a tellement changé depuis la mort de son mari et de son fils aîné. Je ne l'entends plus rire, ni ne la vois sourire et se réjouir comme autrefois. On dirait qu'elle est totalement absente. Ses traits sont à présent durs, son visage est souvent dépourvu d'expression, marqué par le temps et les épreuves. Durant ces jours de fête, elle reste à la maison, à pleurer en attendant que je revienne.

Je suis épuisée, blessée de la voir se détruire de cette façon. J'ai renoncé à m'apitoyer. Je participe à cet événement pour rendre hommage à ma famille et montrer à mes semblables que je suis résolue à me battre pour notre liberté et notre sécurité. Je veux rester forte pour maman, comme mon père l'aurait voulu et l'aurait fait.

Je regarde maman, ses mains sont fermement accrochées au plan de travail et je vois de nombreuses larmes rouler sur ses joues, sa peau sèche craquèle par endroit. Ses cheveux bruns, ternis par le manque de soin et grisonnant, tombent devant son visage. Papa serait meurtri de la voir ainsi, il ne le supporterait pas. Je m'avance vers elle et la prends tendrement dans mes bras. Je frissonne en sentant son énergie électrique parcourir mon corps. Elle est l'une des seules à pouvoir réguler la puissance de son flux.

J'aurais dû développer mon don depuis bien longtemps. Sur Keraunos, notre flux est censé atteindre sa maturité vers l'adolescence soit l'âge de quinze ans. Certains disent que l'apparition est précipitée dans des cas particuliers ou encore quand nous subissons de grands chocs émotionnels ou de graves problèmes. Mais malgré la mort de mon père, celle de mon frère et le fait de voir ma mère s'affaiblir peu à peu et sombrer dans un profond chagrin, de la voir malheureuse tous les jours, rien ne s'est déclenché. Aucun signe de ce foutu don.

Maman m'embrasse doucement la joue et au contact de ses lèvres, de légers picotements me font serrer les dents. Nous avons de la chance, peu d'habitants de Keraunos peuvent avoir de contacts physiques sans souffrir même si nous sommes maintenant de plus en plus à mieux contrôler notre flux. Je lui souris et elle replace une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Ses yeux embués de larmes détaillent mon visage et je sais qu'elle s'attarde sur mes tâches de rousseurs, elles doivent lui rappeler celles de papa. C'est le cœur presque déchiré que je la laisse mais je veux pouvoir respirer, prendre l'air pour revenir plus forte et la soutenir quoiqu'il puisse nous arriver.

Je pars pour la grande place où nous brûlons depuis cinq ans la statue qui représente Hippias, tyran et gouverneur de Thumos. Il a déclenché cette guerre dans son projet d'expansion de son royaume, pour nourrir sa soif de pouvoir. Keraunos est une planète prospère et riche de végétation, presque indépendante et donc très convoitée. Elle est l'une des planètes les plus prisées pour s'y installer. Tæna est une grande capitale, nos maisons sont faites de pierres anciennes, du lierre étouffe les murs et assombrit les rues. De grands fils électriques transparents relient les habitations entre elles. Nous pouvons voir le courant passer à travers.

Je trouve cela fascinant, et j'adore ce concept. Les scientifiques ici sont passionnés par notre don et utilisent ou recréent cette énergie pour faire prospérer notre planète. De grandes forêts jouxtent la ville, de nombreux ruisseaux se déversent dans un immense lac appelé : Lac Lumière. Dans la ville, les rues sont pavées mais laissent parfois place à d'imposants oliviers qui de leur ombre protègent de nombreux parterres de fleurs en tout genre et quelques fontaines. Les maisons sont toutes construites sous un même modèle.

Je pense que l'adjectif authentique pourrait caractériser Tæna.

Les rues sont inondées de personnes. Elles chantent, dansent, rient, des enfants jouent. Tout le monde est heureux en ce jour symbolique qui marque un grand moment de notre Histoire mais certains restent chez eux, comme maman, à pleurer leurs chers disparus et cet instant si joyeux pour une majorité de la ville devient un véritable supplice pour d'autres. Cependant, beaucoup ont sorti des costumes imposants et colorés, des perruques démesurées, des maquillages presque indécents, même les enfants se prêtent au jeu. Quelques-uns ont très mauvais goût et cela m'amuse.

Je marche jusqu'à apercevoir cette immense place. Nous y trouvons le tribunal, une représentation d'une immense balance en bronze sur le toit vient alourdir son architecture. La demeure de mon oncle, dirigeant de notre planète, est mitoyenne à ce bâtiment. Bæsh nous ignore depuis que papa est parti mais c'est la seule personne qui me rattache à lui alors je lui porte encore une grande estime et un amour profond. Il était non seulement son frère mais également son meilleur ami et confident. La statue de bois et de paille, qui représente Hippias, trône au milieu de la foule agglutinée. Comme chaque année, elle est reconstruire pour être placée là et être réduite en cendres.

Mon oncle a su riposter contre l'attaque de Thumos au bon moment et nous avons réussi à faire perdre une partie du pouvoir d'Hippias et de ses armées. La lutte a duré plusieurs mois mais nous en sortons en partie victorieux. Nous n'avons subi aucune attaque depuis cinq ans et notre communauté se reconstruit au fil du temps.

Je me retrouve très vite encerclée par le groupe impatient de débuter la cérémonie. Le frère de papa sort sur son balcon et la foule l'acclame, excitée par l'événement.

C'est alors qu'une amie me rejoint en sifflotant, Iremia. Elle a toujours eu cette attitude désinvolte, presque indifférente face à des situations importantes. Peut-être pour se protéger de toutes émotions ? On se connaît depuis toujours, elle est très importante pour moi. Je l'aime tellement. Elle me prend dans ses bras comme à son habitude et ne pose aucune question sur maman, elle connaît déjà la réponse et sait à quel point cela lui coûte de se remémorer ces années de bataille. Elle m'a épaulée dans les moments les plus difficiles. Sa famille a été épargnée, par chance elle ne subit pas la souffrance que causent ces guerres.

Le lancement de la cérémonie nous sépare, je garde sa main dans la mienne, je la serre aussi fort que je le peux. Elle partira d'ici quelques jours sur une autre planète à trois années lumières d'ici. Iremia est différente. Elle a un autre don. Elle ne m'en a jamais clairement parlé... Et c'est bien le seul secret qu'il y a entre nous. Je comprends son choix, celui de ne pas vouloir s'étendre sur ces différences et sur son départ mais cette situation m'attriste... Je suis peinée qu'elle ne trouve pas en moi une confiance absolue pour m'avouer ses sentiments à propos de son don.

Mais j'avoue être plongée dans une grande perplexité quand nous sommes ensemble. En quoi son don la rend si différente ? Elle ne possède pas de flux mais pourquoi partir ? Sa vie ici serait supportable, elle trouverait forcément de quoi être heureuse... On lui confierait certainement une activité dans laquelle elle pourrait s'épanouir, elle pourrait s'en sortir. C'est un véritable déchirement, je ne survivrai pas sans elle. Je ne veux pas qu'elle me laisse, qu'elle m'abandonne seule ici sans personne à qui confier mes angoisses, mes inquiétudes, mes problèmes... Peut-être que ma mère sera toujours à mes côtés mais son état est bien trop préoccupant pour que je lui confie toutes ces choses. Mon oncle prend alors la parole :

- Mes chers frères ! En ce jour si important pour tous, nous rendons hommage à nos amis, à notre famille, à nos disparus, à tous ceux qui nous ont aimés, protégés, sauvés... Hippias mourra, nous l'achèverons, nous réussirons à anéantir son royaume pour venger nos soldats morts pour nous et mettre fin à cette tyrannie !

Tout le monde applaudit et des civils enflamment la statue. Des personnes crient, hurlent, maudissent le dictateur de Thumos. Je pense que cette cérémonie a été aussi créée pour soulager et réconforter les habitants, qu'ils sachent qu'ils ne sont pas seuls mais aussi pour tenter de garder Hippias éloigné de nous. Pour éviter une nouvelle attaque, pour prouver que nous sommes toujours déterminés et que la guerre ne nous fera pas plier. Mais sûrement aussi pour éviter que chaque individu ne garde en lui une colère, une haine et une immense tristesse. Nous avons tous besoin d'évacuer ce surplus de douleur.

Je tourne la tête pour regarder les visages en colère de mes semblables et j'aperçois un épais nuage noir se déplacer vers nous. Je fronce les sourcils. En cinq ans de cérémonie, ça n'est jamais arrivé. Ce n'est pas normal et ça, la foule le comprend rapidement. Tout le monde se disperse, se sauve. Un homme imposant me bouscule, m'envoyant une décharge involontairement et je perds Iremia de vue, la panique s'empare de moi.

Il faut que je rejoigne maman et vite. Je me mets à courir et je percute des femmes, des hommes, des enfants. Je peine à avancer. Des bruits de moteurs puissants se font entendre et de grands vaisseaux noirs charbon, se posent sur des maisons. Des civils se font prendre au piège sous ces hovercrafts. Je peux entendre leurs plaintes et leurs hurlements. Je perçois le bruit de pierres, de tuiles, d'ossements qui se brisent et de chair qui se broie, d'arbres qui se fracassent contre le sol. L'eau des fontaines en ruine inonde la place et les rues... L'un des vaisseaux écrase la statue fumante d'Hippias. Il est plus gros que les autres. L'image d'une fin imminente me traverse l'esprit. Je secoue la tête. Avance. Avance. Avance. Ne te retourne pas et avance.

Je sers la mâchoire et tourne dans une ruelle pour éviter la cohue. Une sensation de brûlure envahit mes muscles et j'ai l'impression que tout mon être se déchire. Je glisse sur une plaque d'égout. Mon visage heurte les pavés détrempés, j'y laisse une trace de sang. Je me relève et boitille sur le reste du chemin pour rejoindre la maison. La peur, l'angoisse et mon instinct me tiennent éveillée, me donnent la force pour continuer à avancer. Je veux rejoindre la maison.

Je perçois le bruit de balles se fracassant contre les murs de pierre. Mes mains viennent instinctivement couvrir ma tête. J'aperçois au loin notre maison et l'adrénaline me permet d'accélérer encore. J'arrive enfin. Je pousse la porte d'entrée. J'appelle ma mère en hurlant. Elle arrive en courant, aussi affolée que moi. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche entrouverte, son corps tout entier tremble. Je veux la prendre contre moi mais elle me repousse vivement.

- Monte dans ta chambre ! De suite ! me crie-t-elle.

Je me hâte alors à l'étage. Elle ferme la porte d'entrée à clé et tire les rideaux. Je vide mon armoire et glisse maladroitement son contenu sous mon lit. Je me faufile à l'intérieur de ma penderie et m'enferme. Des sanglots secouent mon corps. J'espère que maman a pu se cacher. À l'extérieur, j'entends des personnes hurler, des coups de feu, des pleurs d'enfants, des cris d'effroi, de panique. C'est affreux. Je plaque mes mains sur mes oreilles mais je peine à m'isoler.

Nous ne survivrons pas, Keraunos est condamnée. Comment ai-je pu imaginer que nous puissions être en paix, enfin débarrassés de ces conflits ? On force notre porte d'entrée à grands coups et j'entends ma mère hurler. J'abaisse mes mains et je perçois des voix graves avec elle. Un coup de feu me fait réagir et je me jette hors de mon refuge.

Je me précipite vers l'escalier. Je les vois alors, ces deux soldats de Thumos, ils sont reconnaissables grâce à leur armure argent et noire. Ils sont lourdement armés. Je tourne la tête et j'aperçois ma mère, étendue au sol, elle gémit. Elle est touchée au niveau du flanc. Sa robe bleue clair est tachée d'une ombre rougeâtre qui ne cesse de s'étendre. Je tremble. Je ne réfléchis pas une seconde et me jette du premier étage sur l'un des deux hommes, il s'écroule sous le choc.

Je vais venger ma famille et mes semblables aujourd'hui même si je dois en mourir. Je vais tuer ces soldats. L'homme casqué me repousse vivement, je perds l'équilibre et m'écrase au sol. Quand mon dos heurte le parquet, une décharge électrique foudroie ma colonne vertébrale. L'autre soldat me tire une balle dans la jambe pour m'immobiliser. Elle traverse mes chairs et brûle toute ma cuisse. Mes dents se serrent, enfermant ma lèvre inférieure.

Je me plains de douleur, allongée au sol aux côtés de maman. Sa main vient trouver la mienne et je la serre, je la serre encore et encore. Elle est glacée. Maman est encore vivante, je le sais, son énergie parcourt mon corps mais elle est faible, elle me fait seulement vibrer. Nous pleurons toutes les deux quand je croise son regard. Elle me regarde tendrement.

- Je t'aime mon amour, me souffle-t-elle doucement.

- Je t'aime aussi.

Sa poigne se ramollit, ses yeux se ferment, sa cage thoracique s'affaisse. Je la regarde s'éteindre. Elle trouve enfin le repos. Maman ne sera plus hantée par les démons du passé, par les souvenirs qu'elle gardait précieusement de mon père, de mon frère, de notre famille. Je me tourne comme je le peux vers les deux soldats, le visage déformé par la colère et la tristesse. Ils rient et pointent leur arme vers moi.

- Une nouvelle victime, disent-ils, une de plus dans notre effectif. Voilà ce que l'on récolte en résistant au puissant Hippias. À notre maître et souverain de notre galaxie !

Je perçois une autre voix. Les deux hommes se concentrent sur cette dernière et abaissent leur fusil. Ils froncent les sourcils et je garde la main de maman dans la mienne. Je ne la laisserai pas, je veux mourir avec elle. Je voudrais seulement rejoindre mon père dans les étoiles comme elle me le disait souvent. Je n'y ai jamais vraiment cru, mais c'est la seule chose à laquelle je me raccroche maintenant. Un troisième soldat entre dans notre maison et s'approche de moi, toujours clouée au sol. Je n'ai pas le temps de voir son visage qu'il me frappe à la tête. Le noir total. Le néant.

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