CHAPITRE QUARANTE-QUATRE
ASAL
Je suis assise sur le tronc d'un arbre tombé il y a bien longtemps. Mon regard se perd dans la végétation abondante, les oiseaux chantent en harmonie avec le ruisseau à mes pieds. Des couleurs vivent se dégagent des fleurs et des arbres fruitiers. Leurs feuillages explosent en différentes déclinaisons de verts, du plus clair au plus foncé, ce qui leur donne un relief presque hors du commun.
Je ferme les yeux un instant. Un frémissement parcourt mon corps et je sens maintenant une présence. Un poids vient se poser sur mes épaules et menacent de les faire céder. Instinctivement, mes yeux s'ouvrent et j'aperçois mon frère assis à mes côtés.
Un sentiment de culpabilité s'empare de moi mais mon regard reste fixé sur lui. Ses cheveux blonds cendrés s'accordent parfaitement avec la luminosité du lieu. Le vent joue avec ses mèches. Ses tâches de rousseur ressortent sous la lumière abondante du soleil.
Les rayons lumineux frappent ses iris noisettes et les font briller. Je ne m'étais jamais vraiment attardée sur lui et je regrette de ne pas l'avoir fait avant, de ne jamais avoir pris le temps de l'observer, de remarquer à quel point il était si doux. Le nez busqué de papa, les lèvres toujours pincées et les pommettes de maman. Une cicatrice sous son oeil droit. Nous nous étions chamaillés et je l'avais griffé.
Son petit anneau en argent, pendu sur le lobe de son oreille gauche, vient durcir son image pourtant si innocente. Il avait été entraîné par une bande d'amis à quinze ans chez un perceur, papa et maman avaient été furieux. C'est vrai qu'il était naïf, très influençable. Je comprends maintenant mieux pourquoi la guerre l'a détruit.
Le visage fin, la peau et le teint adoucis par le soleil, les épaules carrées, un buste légèrement orienté vers la gauche. C'est vrai qu'il était le seul gaucher de la famille. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour lui, même si je ne lui disais rien.
Ses mains puissantes empoignent fermement une corde épaisse tressée.
Je me souviens de ses jambes presque sculptées dans la pierre. Tout le monde disait cela. Il ne trébuchait jamais, courait à une vitesse folle, restait immobile pendant des heures durant les cérémonies, escaladait des terrains escarpés sans faiblir.
L'image d'un homme fort, c'est ce que j'ai gardé de lui malgré toutes les difficultés que nous avons rencontré tous les deux. Nos caractères et nos philosophies de vie n'étaient peut-être pas compatibles mais au plus profond de moi, je l'ai toujours aimé.
Ses doigts jouent avec la corde. Ses yeux sont absorbés par l'horizon. J'aurais apprécié de tels moments. C'est peut être fou, mais je suis certaine que dans un aussi long silence, nous nous serions tout dit. Le langage corporel était l'un de nos atouts pour éviter de nous disputer devant papa et maman.
Nous avions au moins deux choses en commun, ce langage qui nous était propre et la volonté mutuelle de ne pas vouloir décevoir ou blesser nos parents. Ils auraient été dévastés s'ils avaient su que nous nous détestions - enfin que nous avions des difficultés à nous supporter.
Je me surprends à sourire.
Pourquoi faut-il qu'un être disparaisse pour que vous vous rendiez compte qu'il était très important dans votre vie, qu'il était l'un de vos plus puissants piliers ? J'aurais sincèrement aimé passer plus de temps avec mon frère, essayer de surmonter nos différends, de s'apprécier, de partager des moments forts comme celui-ci, de m'efforcer de comprendre pourquoi sa fiancée l'aimait tant.
Peut-être que cette situation paraît banale pour certains mais je n'ai, auparavant, jamais été si proche de mon frère aussi longtemps.
Son regard s'obscurcit soudain comme s'il venait de comprendre quelque chose.
- Tu souhaitais tout cela ? me demande-t-il.
Je sursaute. Le timbre grave de sa voix me paraît étrange. Je l'avais simplement oublié, j'ai toujours gardé le souvenir de sa voix de petit garçon, pas de l'homme qui était revenu déchiqueté par la guerre. Ses doigts se resserrent fermement sur la corde. J'aperçois sa bague de fiançailles enroulée autour de son annulaire. Elle est en or avec son initiale et celle de sa bien aimée gravées dessus : A & A
- De quoi est-ce que tu parles ? demandé-je anxieuse.
- De toutes ces choses, regarde autour de toi, tu voulais qu'il nous arrive tous ces malheurs ?
- Je n'arrive pas à croire ce que tu insinues, déclaré-je choquée par ses propos. Comment oses-tu penser ça de moi ? Je sais que nous n'étions pas toujours en bon terme mais tu n'as pas le droit de me dire ça.
- On m'a dit que tout était de ta faute, rétorque-t-il froidement.
Sa mâchoire se crispe, son corps entier est tendu à présent. Je le revois alors pendant ses crises de colère silencieuses où j'étais la seule à comprendre son mal-être. Les yeux embués de larmes, je tente de garder mon calme face à ses accusations.
- Athos... qui a pu te dire de telles choses ?
- Tout le monde, Keraunos entière le pense, crache-t-il.
Son regard accroche le mien. J'ai du mal à le soutenir. Mes poings se serrent. Je retiens mes larmes comme je peux.
- D'abord papa, reprend-t-il, puis moi, maman, notre oncle et finalement toute notre planète. Qui es-tu pour prendre nos vies ?
Mon flux se réveille quand il me pose la question. Les lumières sous ma peau s'agitent, il jette un bref coup d'œil à ces dernières mais je discerne bien la haine qui ronge son visage. J'ai l'impression qu'il déteste mon flux, qui l'a en horreur. Pourtant, la même force nous parcourt tous les deux. Son énergie prend de l'ampleur, je le sens. Il a toujours possédé un puissant flux mais il ne s'est jamais manifesté avec des points lumineux sous la peau, il est toujours resté discret. Athos me montre alors le lien tressé.
- Tu te souviens de cette foutue corde ? Tu me l'avais donné quand tu étais encore une gamine innocente. Tu jouais dehors avec et tu me l'as donnée, puis tu m'as expliqué : « Cette corde a quatre nœuds comme notre famille. On ne pourra jamais la couper ni la détruire comme notre famille ».
Alors tout me revient en tête. Je ne peux plus m'empêcher de pleurer. J'ai presque envie de me jeter à ses pieds et de le supplier d'arrêter de me torturer. C'était la dernière fois que j'avais adressé la parole à Athos, avant qu'il ne soit appelé pour la guerre. Il m'avait complètement rejetée ce jour-là.
À ce moment précis, j'avais essayé d'exprimer à mon frère le peu d'amour que je lui portais. Athos avait seulement choisi d'ignorer cette corde et de la lancer plus loin. J'étais partie en larmes dans ma chambre avec le sentiment que mon coeur avait été réduit en mille morceaux, comme s'il s'était déchiré. Seulement, je ne savais pas qu'il l'avait récupérée. Cette pensée me torture davantage. Et je vois bien qu'il y a ajouté un cinquième brin, certainement pour sa bien-aimée.
- Écoute-moi bien, lâché-je entre deux sanglots, jamais au grand jamais je n'ai souhaité tout ce qu'il s'est passé. Si seulement je pouvais remonter le temps, sois sûr que je le ferai. J'aurais donné ma vie pour vous. Tu sais, je suis aussi bouleversée que toi par toutes ces épreuves qui nous ont déchirés. Je regrette Athos, oui je regrette d'être venue au monde et de vous avoir causé de telles souffrances.
Nos regards ne se quittent plus, nous pleurons tous les deux.
- Je regrette d'avoir développé un don comme celui-ci, de vous avoir détruit. Je t'en prie, ne pense pas que j'ai voulu toutes ces choses. Je vous ai toujours aimés, toi, papa et maman. Jamais je n'aurais imaginé qu'une guerre contre Keraunos serait organisée, qu'elle vous tuerait sans pitié, qu'elle m'arracherait tous ceux que j'ai de plus chers. Que deux hommes me couperaient de mes racines, me déchireraient l'esprit, me tortureraient. Vos visages éteints sont les images les plus violentes que j'ai pu cacher dans mon esprit et je ne cesse de prier pour me réveiller, découvrir que tout cela n'était qu'un cauchemar. Mon cœur pleure chaque jour votre disparition et parfois je repense à tout ce que nous aurions pu faire, à tout ce que nous faisions. Toutes ces choses que j'aurais pu faire pour éviter la destruction de tout notre monde.
Nos deux corps sont secoués par de puissants sanglots. Nous tombons dans les bras l'un de l'autre et nous étreignons fermement. Son parfum vient chatouiller mes narines. Je sais que sa haine envers moi n'est pas le fruit du hasard. Il a beaucoup souffert. Mon frère a été malade toute sa vie, a vécu la guerre sur le front, a vu papa mourir avant de lui-même succomber à ses blessures dans les bras de sa promise. Elle était dévastée. Elle perdait le plus grand et le seul amour de sa vie.
- Je t'aime Asal, je t'ai toujours aimé, finit-il par chuchoter.
- J'ai toujours été fière d'avoir un frère aussi courageux, fort, juste et puissant. Je t'aime Athos, répondé-je presque apaisée.
Son corps disparaît alors progressivement comme s'il s'évaporait. J'ai juste le temps de lui déposer un baiser sur la joue. Il disparaît avec la brise, lentement. Tout redevient noir. Le néant.
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