CHAPITRE QUARANTE-HUIT




ASAL


Le vent hurle et siffle dans mes oreilles. Je marche dans une forêt sombre et terrifiante. Les lunes crachent de nombreux faisceaux lumineux qui se démènent pour traverser l'épais brouillard. Les feuilles mortes craquent sous les semelles de mes chaussures. Je peine à me repérer.

Totalement perdue, je continue d'avancer, dirigée par mon instinct. Mes lumières se meuvent nerveusement sous ma peau, comme pour m'avertir d'un danger, d'une situation anormale. Je peux alors distinguer deux démarches différentes. Je ne suis pas seule, quelqu'un me suit.

Un souffle brûlant glisse sur ma nuque et je me retourne brusquement. Personne. Mon flux s'agite. Je me sens menacée. C'est étrange mais il m'est impossible de communiquer... Aucun son ne sort de ma bouche, je ne peux pas crier pour tenter d'impressionner mon agresseur.

Pourtant je ressens bien une présence. On me touche alors l'épaule et je réagis vivement en envoyant mes poings dans le vide. Je ne percute personne. Des chuchotements me parviennent mais je ne peux pas en comprendre le sens.

Mon pas s'accélère, mon cœur bat plus vite, mes poumons réclament plus d'oxygène, mon instinct me supplie de courir et de m'enfuir, mes lumières ne prennent plus le temps de glisser, elles se sont figées. Mes muscles se raidissent. Ils sont devenus brûlants.

Le brouillard s'épaissit. J'ai l'impression d'étouffer. Que se passe-t-il ? Pourquoi suis-je incapable de m'exprimer ? Hurler au secours ? Je me mets à courir, j'entends toujours deux courses différentes. Quelqu'un me suit, il faut absolument que je m'en débarrasse.

À chaque foulée, le sol tremble dans un grand fracas. Mes yeux ne perçoivent rien à plus de trois mètres. Je suis une proie facile, impuissante dans cet environnement. Hippias apparaît alors subitement face à moi.

Un cri strident réussit à s'échapper de ma bouche. Je stoppe ma course, glisse sur quelques centimètres et me retrouve à seulement deux mètres du tyran. Mon corps tout entier tremble et réclame de fuir.

Je suis piégée, aucune porte de sortie ne se présente à moi. Je suis obligée de faire face à mon plus grand cauchemar, à ma plus grande peur, mon plus grand ennemi. De grands frissons parcourent mon corps.

Hippias se tient parfaitement droit, les bras le long du corps, une épée immense tenue par sa main gauche longeant sa jambe. Ses nombreuses prothèses en carbone rejettent la lumière envoyée par les Lunes et m'aveuglent presque.

Son souffle chaud et lent crée d'importants nuages de vapeur d'eau. La température glaciale me saisit. Ses cheveux noirs tombent sur son front perlé de gouttes de sueur et de sang. Le regard du tyran se plonge dans le mien.

J'ai la sensation de défier un véritable démon. L'image qu'il offre dans la pénombre est effrayante. Mes lumières sont immobiles. La tension est palpable, l'atmosphère se charge un peu plus.

Hippias se rapproche de moi et des mains invisibles me saisissent et m'immobilisent. Impossible de me débattre, la pression est bien trop puissante. Il brandit alors la pointe de son arme vers moi. Un silence de plomb s'installe.

Je ressens un violent déchirement au niveau du flanc puis une sensation de chaleur intense. L'épée est plantée dans ma chair, la douleur est insoutenable. Je ne parviens pas à crier. Hippias se penche alors à mon oreille et murmure.

- Très chère Asal... tu penses que tout est terminé, que tu es enfin sauvée et en sécurité. Mais tu es dans l'erreur. Je suis à ta poursuite, je vais te trouver toi et mon traître de fils, je vous torturerai et je vous tuerai... Rien n'est fini Asal... Le jeu ne fait que commencer.

Le tyran retire brusquement sa lame et les mains invisibles me lâchent. Je tombe au sol en pleurant. Il vient alors frapper le sol, avec rage à l'aide son épée. Il la plante dans le sol. La terre se fend instantanément en deux, sous mon corps, dans un grand fracas assourdissant.

Je tombe presque au ralenti. Je ferme les yeux. Adieu.

**

Mon cri puissant déchire le silence de ma chambre. J'émerge de mon état second trempée de sueur. Des larmes coulent sur mes joues.

Thane franchit brutalement la porte de ma chambre. Son souffle est saccadé, il vient de courir.

- Tout va bien ? s'inquiète-t-il. Je t'ai entendu crier.

Ses yeux portent une lueur effrayée, ses joues sont rougies par l'effort, ses lèvres sont pincées, ses cheveux en bataille, il n'a toujours pas rasé sa barbe. Sa main reste accrochée à la poignée mais je peux la voir trembler tout comme le reste de son corps.

- Ce n'était qu'un cauchemars, murmuré-je difficilement encore étonnée de le voir surgir aussi vite.

- J'ai cru qu'il t'avait retrouvée, souffle-t-il.

Thane s'approche alors et vient s'asseoir à mes côtés encore essoufflé par sa course. Son regard vient se plonger dans le mien, me figeant instantanément.

- Je ne me le serais jamais pardonné, finit-il par chuchoter en me prenant les mains.

Mon flux se jette dans mes doigts pour profiter du contact du prince. Sa lumière suit son chemin pour se loger dans son pouce. Un frisson me parcourt.

Je me sens en sécurité à présent. Thane me prend contre lui et nous nous allongeons sur mon lit, l'un contre l'autre. Son bras passe autour de la taille, sa tête vient se loger dans le creux de mon épaule. Son souffle vient chatouiller mon oreille.

- Jamais. Jamais je n'aurais pu me le pardonner, répète-t-il encore et encore.

Je pensais que ces rêves disparaîtraient. La vision que je viens d'avoir me fait froid dans le dos. Pourquoi ai-je imaginé que Thane viendrait ?

Est-ce que ce rêve est prémonitoire ? Ai-je simplement des visions ? Suis-je réellement en danger ? Est-ce qu'Hippias est à ma recherche ? Est-il près d'ici ? Ces questions me terrifient et je refuse d'en trouver les réponses. Un sentiment de panique prend le dessus et je peine à rester rationnelle.

Mon esprit est alors interrompu par une voix qui m'est maintenant familière.

« Message de Qorah pour les citoyens d'Obihas. Toutes les personnes ayant reçu ce matin une enveloppe rouge sont conviées à une soirée très spéciale. Vous êtes priés de vous y rendre dans une tenue adaptée et reflétant l'élégance de notre communauté. Préparez-vous à vivre la plus belle nuit de votre vie, à danser et profiter comme jamais vous ne l'avez fait. Vingt heures. Terminé. »

Je n'arrive pas vraiment à croire que Qorah organise une fête en compagnie de ses sujets et encore moins qu'il en fasse une annonce publique... Ce n'était pas une habitude sur Keraunos. Les festivités de ce genre étaient organisées par des habitants. Jamais mon oncle n'aurait participé ou mis en place un tel évènement. Après tout, ce n'était clairement pas approprié en tant que dirigeant d'une planète. J'espère ne pas être invitée, la dernière soirée à laquelle j'ai participé sur Thumos a été une grande catastrophe. J'ai vu la tête de mon oncle tenue fièrement par le plus grand monstre de notre galaxie, des centaines de personnes s'extasier devant un être aussi cupide que son père, de l'extravagance, de l'abus... et mon évasion qui n'aura, finalement, menée nul part.

Les rayons du soleil pénètrent dans ma chambre, offrant une très douce luminosité. La chaleur de l'extérieur glisse dans la pièce et renforce le sentiment de bien-être. Je me lève et mes yeux sont immédiatement portés vers une enveloppe rouge glissée sous la porte. Un soupir m'échappe.

Je ne prends même pas le temps de la récupérer, l'annonce de Qorah a déjà été assez claire. Une question me vient alors à l'esprit : est-ce que Thane a reçu une lettre lui aussi ? C'est peut être la seule chance qui se présentera à moi pour lui parler de cet enregistrement et je pourrais très bien en toucher deux mots à Qorah.

Bien. Alors ce soir, j'irai à cette soirée et je tenterai de discuter avec Thane. Au fond de moi, mon seul souhait est de me réconcilier avec le prince. Je sais que je suis faible sans lui, je ne connais personne sur cette planète et il sera difficile de survivre sans lui. Si j'ai besoin de m'enfuir je ne sais utiliser ni vaisseau ni aucun autre transport. Il faut à tout prix que je me présente ce soir pour renouer avec le seul qui puisse réellement me protéger.

**

La journée touche à sa fin quand je reviens dans ma chambre et, à ma grande surprise, cette dernière a visiblement été visitée... Un immense paquet est posé sur mon lit avec une robe. Qui a déposé ces affaires ici ? Qorah ? Thane ? Cela m'étonnerait du fils d'Hippias... Le sentiment de sécurité qui dominait ma chambre a soudainement disparu. J'ai l'impression d'avoir perdu mon intimité. Savoir qu'une personne y est entrée de son plein gré, sans mon autorisation me dérange.

Sans vraiment réfléchir, je me précipite sur ce « cadeau » et l'ouvre. Il contient une paire de chaussures à talons noires, de nombreux accessoires, des colliers, des bagues, des bracelets, des boucles d'oreilles, des pochettes, du maquillage, des foulards, des montres...

Un large sourire vient étirer mes lèvres et je porte mon regard vers la robe placée à côté. Elle est noire tout comme les chaussures, un grand décolleté dans le dos, de la dentelle sur le buste et à ses extrémités, des petites manches couvrant les épaules. La robe ne dépassera pas mes genoux.

Elle est d'une grande simplicité mais extrêmement détaillée et d'une très bonne qualité. Je ne sais pas d'où elle vient mais ses créateurs sont d'une minutie formidable. Elle ne possède pas un seul défaut, le travail de couture et d'assemblage est parfait.

Je m'empresse alors de me préparer et de me changer. Des souvenirs refont surface... la soirée dans la demeure d'Hippias, les androïdes qui me préparaient, le monde, les tableaux, la musique, la danse avec Thane, les regards meurtriers des autres femmes...

- Quel plaisir de te voir Asal. Je ne pensais pas que tu viendrais habillée de la sorte. Tu es resplendissante.

- Ne te fatigue pas à trouver de faux compliments, laisse-moi tranquille, lui dis-je sèchement. J'ai compris que c'était toi qui avait choisi ma robe...

- Accorde-moi tout de même une danse.

- Je ne sais pas danser. Va donc proposer ta valse aux filles qui en meurent d'envie.

- Bien, dit-il en se penchant vers moi et en approchant ses lèvres de mon oreille. Ce soir je te donne la possibilité d'être libérée de ton mouchard à condition que tu contrôles ton flux et que tu montres aux autres que tu m'... nous appartiens.

Je frémis et secoue la tête comme pour chasser ces images de mon esprit. Il faut de toute façon que j'aille à cette soirée, au moins pour mettre la situation au clair avec Thane et poser des questions à Qorah. Je remarque dans le miroir posé face à moi que mes lumières bougent très lentement.

Cela m'inquiète. Depuis mon rêve, j'ai peur qu'elles ne s'arrêtent, qu'elles perdent de leur puissance et de leur rage. Je crains qu'Hippias ne retrouve notre trace et vienne nous exterminer. J'inspire profondément et termine de me préparer. Les accessoires qui accompagnent ma robe ce soir sont très simples. Un fin bracelet et quelques bagues discrètes en or.

Je sors alors de ma chambre mais avant, un dernier regard vers le miroir. L'image qu'il me renvoie m'est étrangère. Maquillée et toute apprêtée, je ne ressemble plus à la fille malmenée et détruite mais à une personne plus forte, un nouveau visage, une nouvelle femme. Je préfère mon apparence telle qu'elle est maintenant. Les androïdes, pour la soirée sur Thumos, m'avaient trop transformée. Je n'étais pas moi-même ce soir-là.

Mes lèvres se pincent en un sourire timide. J'imagine Iremia tout aussi apprêtée que moi. Elle aurait adoré se préparer et m'accompagner à cette soirée. Elle aurait pu danser comme elle l'a toujours fait, avec beaucoup de passion. Elle se serait efforcée de faire de nouvelles connaissances et serait certainement repartie avec quelques verres d'alcool en trop dans le sang, quelques réserves de petits fours dans son sac à main pour faire passer la gueule de bois du lendemain. Je ne peux m'empêcher de rire.

Tous ces souvenirs me rendent nostalgique. J'aurais aimé vivre cela avec elle, lui raconter mes doutes, mes impressions concernant Thane. Elle m'aurait guidée avec la grande sagesse dont elle pouvait parfois faire preuve. Iremia était l'amie parfaite, la confidente parfaite, la femme parfaite. Je laisse échapper un long soupire puis je me mets en marche vers la demeure de Qorah. Les ruelles sont vides mais les maisons sont bien occupées. De nombreuses lumières sont allumées et je peux observer quelques familles déjà attablées ou assises sur un canapé, des enfants jouant dans le salon, lisant un livre ou en demande d'un câlin. Est-ce que beaucoup de personnes ont été conviées ? Le soleil commence à disparaître lentement derrière les falaises, la pénombre s'installe progressivement, les lumières de la ville s'allument en quelques secondes.

J'accélère le pas.

Plusieurs voix se font entendre, des cris, des rires résonnent dans les rues. Je ne suis plus qu'à quelques centaines de mètres de la demeure de Qorah. Mes angoisses surgissent sans prévenir et je m'arrête tout aussi brusquement. Et si c'était un piège ? Si Qorah avait monté cette soirée de toute pièce pour nous retrouver seulement avec Thane et pouvoir discuter tous les trois de la situation ? Je déteste être prise au dépourvu. Si Thane n'était pas invité ? Tous mes projets pour la soirée seraient annulés.

Je ne serai pas assez courageuse toute seule pour aller parler à Qorah... Je ne connais personne sur Obihas. Thane apporterait tellement de sécurité à cette soirée mais d'un autre côté il a le pouvoir de tout détruire en une fraction de seconde.

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