CHAPITRE ONZE
Les épaules de Thane s'affaissent un peu plus à chaque pas. Ses bottes s'enfoncent dans la neige bien trop profonde pour avancer plus vite. Ses genoux tremblent à chaque fois qu'il doit lever la jambe et faire un pas de plus. Kraśt ne semble pas s'être réveillé mais les saignements ont cessé. Le prince ne sait pas si son soldat sera toujours vivant quand il rejoindra le village. Il ne s'arrête jamais pour consulter sa boussole, il y jette un oeil en marchant à chaque fois qu'il compte jusqu'à six cents, soit toutes les dix minutes.
Il s'efforce de rester concentrer sur les chiffres pour ne pas s'écrouler sous le poids du soldat, pour ne pas perdre sa force mental. Les effets de ses médicaments l'ont abandonné depuis plusieurs heures déjà. II lutte pour ne pas tomber, pour ne pas abandonner et livrer son camarade aux loups. Il voudrait avancer plus vite mais le corps de Kraśt ballottant à chaque pas, ses jambes menaçant de céder à chaque seconde l'empêchent d'accélérer. Il est épuisé.
Le jour s'est levé depuis des heures mais les nuages gris et épais sont encore trop bas dans le ciel pour que la luminosité soit améliorée. Cependant, il a pu se débarrasser de la torche et agripper un peu plus fort Kraśt pour éviter qu'il ne glisse et tombe. Il fixe ses pieds en marchant, des gouttes de sueurs dévalent sur son front, ses joues et gèlent quand elles quittent la chaleur de sa peau.
- Cinq cents quatre-vingt-dix sept, cinq cents quatre-vingt-dix-huit, cinq cents quatre-vingt-dix-neuf... murmure-t-il. Six cents.
Sa main s'engouffre dans sa poche et sort la boussole. L'aiguille rouge s'agite un moment avant de lui donner de claires indications. Il ne cesse de marcher. Il voit qu'il n'a pas dévié de sa trajectoire. Il recommence son compte.
- Un... deux... trois... quatre... cinq...
**
La luminosité baisse encore. Thane en déduit que la nuit commence à tomber. Son corps tremble de plus en plus, ses vêtements trempés de sueur intensifie l'action du vent glacial. Ses muscles sont éreintés. Il ne sait pas s'il va réussir à rejoindre le village et le fait de n'avoir encore croisé personne le laisse perplexe. Il espère ne pas s'être trompé.
- Non je ne fais jamais d'erreur, tente-t-il pour se rassurer.
Il manque de tomber en arrière quand Kraśt se met à gigoter.
- Ne bougez pas ! aboie Thane. Je vous ordonne de rester immobile.
Même s'il se trouve dans un état second, le commandant semble l'avoir entendu et cesse de remuer. Soudain, au loin, les yeux du prince sont attirés par une faible lumière haut perchée. Il accélère la cadence, la couche de neige est plus fine et un chemin vient vite se démarquer dans le manteau blanc. Une voie recouverte de terre battue. Thane se sent soulagé de ne plus avoir à lutter contre les éléments. Il peut davantage accélérer la cadence sur le chemin entretenu.
Le prince serre la mâchoire dans un dernier effort. Il aperçoit l'entrée du village gardée par deux hommes dissimulés sous des couches de fourrures. Thane se met à hurler dans un Voístien un peu maladroit :
- Zousavi ! Zousavi !
Les deux hommes relèvent la tête en sa direction et s'empressent de le rejoindre. Avant qu'ils ne soient à sa hauteur, les jambes de Thane cèdent. Il tombe à genoux, le soldat toujours sur ses épaules. Ses rotules heurtent le sol gelé. Le choc résonne dans tout son corps, ravivant davantage toutes ses douleurs.
THANE
Je ne peux plus avancer. Mes bras abandonnent à leur tour et je ne peux freiner la chute de Kraśt par terre. Je suis pris de convulsions. Les deux Voístiens arrivent enfin et lâchent des hoquets de surprise en constatant notre état. Kraśt gémit.
Mes yeux se ferment. J'entends les deux hommes parler dans leur langue mais je n'arrive pas à les comprendre. L'un d'eux me secoue et je suis contraint de me concentrer sur lui, je rouvre difficilement la yeux.
- Que s'est-il passé ? me demande-t-il en Voístien.
- Attaqués... par des loups, dis-je en tentant tant bien que mal d'effacer mon accent.
Les deux barbares s'échangent un regard puis le plus imposant des deux prend Kraśt sur son dos bien plus aisément que moi. Il le soulève si facilement qu'il donne l'impression que le soldat ne pèse pas plus lourd qu'une aiguille de pin. Je me sens soudain bien ridicule face à ces deux colosses. En même temps, vu l'attaque que nous avons subi je ne pouvais pas espérer faire bonne figure devant ces géants.
L'autre, un grand blond aux cheveux longs, sales, se mélangeant presque avec sa barbe me demande si je peux marcher. Du moins, c'est ce que je crois comprendre. Je n'ai pas eu le temps d'approfondir mes leçons sur la langue Voístienne et je le regrette. Mais comment aurai-je pu prévoir que nous nous ferions dévorés par des chiens sauvages ?
Mon orgueil prend le pas sur mes douleurs.
- Dáŷ, répondé-je.
Pourtant, le blond saisit mon col en fourrure et me soulève pour me relever. Je ne comprends pas vraiment son geste mais je ne résiste pas. Je me retrouve alors de nouveau sur pieds, les jambes encore chancelantes. Le froid me dévore. Ma cape sans cesse tirée par le vent m'irrite le cou, ma peau est cisaillée par le cordon.
Les deux Voístiens nous mènent jusqu'à un bar mais nous entrons par la porte se trouvant à l'arrière du bâtiment. La nuit est tombée à une vitesse folle. Les rues sont inondées de neige et de glace. L'homme aux tresses rousses vient poser Kraśt sur une table débarrassée et nettoyée par une petite fille. Le soldat gémit une nouvelle fois. Les bandages ne contiennent plus le flux de sang qui se dégage de chaque plaie rouvertes à cause du choc contre le sol.
La fillette aux boucles flamboyantes me prend doucement la main après m'avoir aidé à retirer ma cape. Sa petite main est bouillante, le contraste avec ma peau gelée me fait atrocement souffrir. Des milliers de piqûres courent sur ma peau. Elle m'invite à m'asseoir et me donne une serviette pour sécher mes cheveux.
- Pakka, murmuré-je.
Elle me sourit puis se précipite dans les bras de son père. Il l'a fait tournoyer sur elle-même puis lui chuchote quelques mots à l'oreille. Je suis trop loin pour les distinguer. Je secoue la tête pour évacuer le surplus de neige fondue de ma chevelure, puis me frotte le crâne avec la serviette pour le sécher. La petite s'éclipse.
Je viens ensuite retirer mes gants. Le grand Voístien blond ajoute d'épaisses bûches de bois dans le feu. Les deux hommes ôtent leurs manteaux et les places sur des chaises placées face à la cheminée pour les réchauffer.
Il se tourne ensuite vers moi, pose son index sur son torse :
- Ystoÿ, déclare-t-il.
Il pointe son doigt vers son ami se chargeant de déshabiller Kraśt.
- Dæn, ajoute le blond.
Je lui fais un signe de tête pour le saluer comme il se doit. Il m'invite ensuite à me rapprocher de la cheminée pour rester plus près de Kraśt. Je m'exécute immédiatement, excité à l'idée de retrouver un peu de chaleur. Je me laisse tomber sur un fauteuil taillé dans le bois et retire mes bottes pour sécher mes pieds et les réchauffer.
Une porte s'ouvre et une femme plus âgée entre dans la pièce. Elle porte plusieurs récipients et la petite la suit de près avec un bol dans les mains. Elle vient jusqu'à moi et me tend ce dernier. Il contient un liquide brun qui est bouillant. Une fine petite colonne de fumée s'en échappe. Une fois que je me suis emparé du contenant, elle file derrière moi pour me retirer ma fourrure. Elle ne semble pas effrayée par mes vêtements et mon épaule couverts de sang.
Je porte alors le bol à mes lèvres et goûte au breuvage. Il est très chaud mais le sentiment de réconfort qu'il m'offre me pousse à descendre le bol en quelques gorgées. Le mélange est sucré et à un arrière goût de miel, de lait et de chocolat. Un long soupir m'échappe. Mon corps ne cesse de trembler, je n'ai jamais passé autant de temps sans les effets de mes médicaments. Mes mains se glissent dans la poche de mon manteau mais elle est vide.
Mes poings se serrent pour éviter que je ne cède à la panique. J'ai dû les perdre pendant notre attaque. Mes tremblements deviennent soudain plus puissants mais je tente tant bien que mal de les dissimuler. Pour le moment, les Voìstiens semblent les confondre avec des grelottements. Je concentre mon attention sur Kraśt gisant toujours sur la table à deux mètres de mon siège.
Le rouquin n'a laissé au soldat que son caleçon et l'étendue des dégâts causés par les loups sont bien pires que ce que j'avais imaginé. Ma boisson remonte dans ma gorge dans une nausée. Le Voístien n'a pas l'air impressionné. Je suppose qu'ils ont l'habitude de ce genre d'incident. Il demande à la femme de s'approcher. Elle pose doucement les récipients sur la table. Les deux géants quittent le bar après avoir récupéré leurs manteaux.
Les doigts fins de la femme examinent le corps du soldat sur la table. Elle fronce les sourcils par moment. La fillette fouille dans une armoire plus loin et en sort une petite boîte en métal. Elle en extrait des aiguilles et des fils. Ma mâchoire se serre un peu plus.
La rouquine vient ensuite donner les outils à la plus âgée puis elle me tend l'un des contenants placé sur la table. Elle me le pose délicatement sur les jambes et me fait signe de regarder sa mère, enfin, je suppose qu'il s'agit de sa mère.
La Voístienne plonge ses doigts dans le bol, ils en ressortent couverts d'une étrange mixture. Elle l'applique sur toutes les plaies, les coupures, les égratignures. Je baisse les yeux vers celui que m'a donné la petite. Je ne peux pas retirer mon manteau, j'ai enfilé la combinaison de Thumos dessous. Je ne peux pas me soigner, pas maintenant.
Je repousse le petit bol pour me relever, difficilement. Je ne peux retenir un gémissement de douleur.
- Je veux aider, soufflé-je dans un Voístien toujours aussi approximatif.
La femme m'invite à l'imiter et la petite vient s'asseoir au bord de la table. Elle regarde avec fascination le corps meurtri de Kraśt. Ma main plonge dans la pommade et je recouvre quelques coupures. Une forte odeur de miel et de plantes s'en dégage, elle est puissante et me noue la gorge. Mes gestes ne sont pas précis, à chaque fois que mes muscles se contractent sans que je ne le contrôle, je manque d'enfoncer mon doigt dans les plaies.
- C'est un vrai pirate ? me demande la petite.
Je stoppe mon action à sa question mais je suis contrains de répondre très vite si je ne veux pas éveiller les soupçons. C'est vrai que la couleur de peau de Kraśt n'est pas du tout commune sur cette planète.
- Dáŷ, répondé-je doucement.
Ses yeux pétillent, elle semble ravie de rendre service à un pirate. La femme plus âgée rit. Elle s'occupe ensuite de poser des bandages propres sur les plaies. Pour ce qui est du trou béant dans la joue du soldat, elle saisit une aiguille, y passe un fil assez épais et commence à recoudre comme elle peut. Kraśt est toujours évanoui. Heureusement pour lui. Elle badigeonne ensuite les points de suture de la même mixture puis y pose un bandage plus épais. Elle recouvre le corps du soldat de nombreuses fourrures pour lui tenir chaud. Elle place un coussin sous sa tête.
- Vous pouvez prendre la chambre à l'étage, me dit-elle avant de quitter la pièce, suivie de la petite.
- Pakka, m'empressé-je de dire avant qu'elle ne ferme la porte à clé.
Je suis contraint de monter dans la pièce pour pouvoir me soigner. Après tout, je peux aller me reposer au calme. Je ne peux rien faire de plus pour Kraśt. Je prends mes bottes, le petit bol et rejoins alors la chambre. La pièce est exiguë. Elle comporte un lit simple, une petite étagère, un chauffage et une petite fenêtre donnant sur l'interminable forêt de pins. Les murs en bois accentuent la sensation d'étouffement.
Mes jambes cèdent une nouvelle fois mais j'ai le temps de me jeter sur le lit. Je retombe sur mon épaule blessée. Une violente décharge la traverse. Je grimace en me retenant de hurler.
Le bol rebondit sur le matelas et je le récupère de justesse. Mes bottes s'affalent sur le parquet. Je pose le récipient à mes côtés et je me déshabille avec beaucoup de difficultés. Chaque mouvement est une torture, si ce ne sont pas mes prothèses qui me font souffrir ce sont les nombreuses morsures, griffures qui me torturent.
Je m'empresse d'appliquer la pommade sur mes plaies. L'odeur me saisit une nouvelle fois les narines et le mélange avec les effluves de sang séché me donne davantage la nausée. Je ferme les yeux un instant pour me concentrer. Le chauffage dans la pièce diffuse une dose de chaleur phénoménale. Je parviens à me détendre et continuer de me soigner tant bien que mal. J'enfile une tunique en coton pliée sur le bord du lit et laisse mes vêtements accrochés à l'étagère non loin du chauffage pour les laisser sécher.
Je me glisse sous les draps épais et pose délicatement ma tête sur le coussin trop rembourré. Mon corps est pris de convulsion. Je ne sais pas si j'arriverai à me lever demain.
Je suis un prince. Je suis le futur roi de Thumos, le futur roi contrôlant la foudre, dirigeant son empire l'aide d'une fille de la foudre.
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