CHAPITRE NEUF




THANE

Le vaisseau a décollé depuis deux jours. Nous nous dirigeons sur la planète Voíst que nous avons perdu il y a des années après la chute de Bïsto. Depuis ce jour, des élections ont été organisées et un « président » a été nommé. Je n'ai même pas pris la peine de retenir son nom. Voíst est tout de même restée rattachée à Obihas mais les choses doivent changer. Nous devons reprendre les rênes. Je dois reprendre ce qui m'appartient.

- Vous semblez tracassé.

La voix de Kraśt brise le silence. Je sursaute.

- Je réfléchis seulement. Les choses ne vont pas être faciles sur ces terres de glace, dis-je.

- Vous partez avec un avantage tout de même, répond le commandant. Personne ne sait que vous êtes encore vivant. Tout le monde croit que vous gisez au fond de ce gouffre parce que les rebelles vous y ont jeté. Personne ne s'attend à vous voir débarquer.

Son raisonnement est vrai. Aucun communiqué n'a été fait pour annoncer mon retour et cela représente un immense temps d'avance sur nos ennemis.

- Rejoindre la planète seul pour quelques jours reste risqué. Je pourrais me faire tuer à tout moment.

- Je ne serai pas très loin de vous. Nous ne porterons pas l'uniforme Thumosien. Nos soldats nous rejoindrons seulement sur notre ordre. Nous serons plus discrets que n'importe quelle armée. Personne ne vous reconnaîtra.

- J'ai l'impression d'être jeté dans la gueule du loup, avoué-je.

Le rire du commandant résonne dans la cabine du vaisseau.

- Vous savez, les légendes sur Voìst ne se révèlent pas toutes être vraies. Certes, ils vivent à la dure, ne sont pas très aimables et un peu brutes mais ce ne sont que des hommes habillés de grosses fourrures et des chasseurs de phoques.

- Ils ne sont pas tous chasseurs, ils ne sont pas tous pirates... Sinon Bïsto n'aurait pas été rejeté par ses nourrices à l'orphelinat.

- Ils ne le sont pas tous officiellement mais comment pensez-vous que ces barbares survivent sur ce glacier ? Ils volent tous, pillent les autres planètes quand ils ont l'occasion de voyager, chassent pour se faire ne serait-ce que quelques pièces. Beaucoup se cachent sous des fonctions imaginaires comme conducteurs de traîneaux, pêcheurs, éleveurs de chiens et bien d'autres, annonce Kraśt d'un ton narquois.

Je fronce les sourcils et viens m'asseoir près du poste de pilotage. Mes douleurs se sont atténuées la nuit dernière. J'ai été contraint de prendre des calmants pour être certain d'être opérationnel. Un prince handicapé ne ferait pas long feu sur une planète de grands barbares.

- Leur armée n'est pas constituée de beaucoup d'hommes, dis-je, mais ils sont tous plus féroces les uns que les autres.

- Leurs technologies ne sont pas aussi avancées que les nôtres. Vous n'avez pas à avoir peur, rétorque le soldat maintenant assis à mes côtés.

- Je n'ai pas peur, tenté-je pour me persuader. Mais je dois avouer que leurs haches rouillées et tranchantes ne me réjouissent pas. Une seule erreur de notre part et leurs lances plus aiguisées que n'importe quel couteau nous traverserons les chairs.

Mes yeux se posent sur une supernova plus loin. Je secoue la tête comme pour chasser mes inquiétudes.

- Mais je ne ferai pas d'erreur. Ce n'est pas dans mes habitudes, conclue-je.

Du coin de l'œil, je vois le sourire du commandant s'élargir. Je ne sais pas s'il se moque de moi ou s'il est simplement satisfait de ma réponse.

- Prÿo, la planète Voìst est à quelques heures de vol, m'annonce l'un des soldats parti avec nous.

- Merci, Ley, dis-je.

Je quitte mon siège, Kraśt me suit et nous nous dirigeons en silence tous les deux vers les sous-sol de l'hovercraft.

L'ambiance a changé brutalement, sans prévenir. J'ai l'impression qu'un poids insoutenable s'est abattu sur mes épaules. J'ai l'impression que des ombres vont m'engloutir. Une décharge parcourt mon dos et je peine à cacher ma douleur. Mes dents s'entrechoquent et je marque un temps d'arrêt. Le commandant s'empresse de se rapprocher de moi, une main prête à me relever si jamais mes jambes cèdent.

Je ferme les yeux, mes mains s'agrippent aux bras de Kraśt. Je tente de me concentrer un instant pour ne pas sombrer, pour que mon mental se tienne hors de l'eau. Ma cage thoracique semble se resserrer, bloquant ma respiration.

- Je dois passer par ma cabine avant de monter dans le vaisseau qui nous mènera sur Voìst, craché-je entre mes dents serrées.

Kraśt ne me répond pas et se contente de m'escorter jusqu'à la partie du vaisseau qui m'est dédiée. Son puissant bras se glisse sous mes aisselles pour m'aider à marcher. La douleur paralyse tous mes membres.

- Lâchez-moi, ordonné-je, furieux. Je n'ai pas besoin d'aide.

Le commandant ne résiste pas et s'éloigne de quelques mètres avant que je n'aperçoive l'entrée de mes quartiers. Je ne dois pas plier, pas maintenant. Je suis trop proche du but. Les effets des médicaments s'estompent de plus en plus, m'abandonnent un peu plus à chaque seconde qui passe. Je pousse la porte et la referme rapidement derrière moi. Mes jambes se dérobent sous mon poids et je ne peux éviter la chute. Mes bras n'ont pas le temps d'amortir ma chute. Je tombe sur le côté. Une douleur cinglante s'empare de mes côtes et de ma colonne vertébrale, remontant jusque dans mon crâne. Un grognement de colère m'échappe.


+++

- Es-tu certain d'être prêt ? demande Hippias, son regard impitoyable braqué sur lui.

Thane se tient debout face à son père. Le preÿi est assis sur un fauteuil dans la bibliothèque, un livre fermement coincé dans ses mains.

- Cela fait des années que tu me pousses pour m'entraîner. Il est temps de passer à l'action, sinon tout ça n'aura servi à rien. Tu auras perdu ton temps et payé Kraśt pour rien, réplique le fils du roi Thumosien.

Thane se sent vaciller, il est pris de vertiges et lutte pour rester droit, ne pas chanceler. Il tente d'ancrer un peu plus ses pieds au sol pour retrouver son équilibre. Une longue traînée de sueur dévale son dos.

- Je ne sais pas si tu comprends les enjeux de ta demande, reprend Hippias. Voìst n'est pas une planète comme les autres. Tu ne t'es jamais entraîné dans ce genre d'environnement ni avec l'attirail dont tu auras besoin pour ne pas mourir de froid.

Le prince serre de toutes ses forces les pans de sa veste pour rester concentré. Ses mains blanchissent sous la pression. Il ne veut pas se montrer faible devant son père, il sait que ça pourrait lui coûter beaucoup.

- Je suis prêt, annonce-t-il le teint pâle.

- Tu es malade Thane. Tu n'es pas apte physiquement à ce genre d'épreuves.

- Ça fait quinze ans, quinze ans que je suis préparé. J'en ai assez. Je suis prêt, s'empresse-t-il de répondre. Je saurai surmonter mes douleurs.

Hippias jauge son fils de son regard impitoyable. Il remarque immédiatement les mains sous pression du jeune homme. Il ne voudrait pas prendre le risque de perdre la clé qui le mènera à gouverner sur l'univers entier. Sans lui, il ne pourra pas influencer la fille de la foudre mais son esprit de vengeance ne peut s'empêcher de le pousser à lâcher son fils dans la gueule des barbares de Voíst. Une petite voix, au plus plus profond de lui, ne cesse de répéter :

« Il est mortel... Il n'a pas assez souffert pour ce qu'il est. Il n'a pas payé sa dette. Il mérite de souffrir, de ramper à tes pieds, d'être traîné dans la boue... Il mérite ce qu'il subit mais ce n'est pas assez, pas encore... »

Les mains du preÿi se referment un peu plus sur son livre, faisant craquer la couverture.

- Ne me déçoit pas, finit par conclure Hippias.

+++


Je lutte un long moment pour me redresser. Mes bras peinent à soulever mon corps. Mes mains agrippent les rebords d'une table basse non loin de moi. Je me relève. Mes pieds m'amènent difficilement jusqu'à la salle de bain. J'ôte mes vêtements imbibés de sueur. Mon regard est absorbé par le reflet me fixant dans le miroir. Un frémissement secoue ma peau, mes poils se dressent sous son chemin.

Je ressemble à un monstre rapiécé, recousu, réparé tant bien que mal. La longue balafre traversant mon visage et se jetant sur ma clavicule est encore rouge et bouffie même après quinze ans de soins. Des pièces de peau sur mon torse sont de teintes différentes légèrement plus claires ou plus bronzées que l'ensemble de mon corps. Une cicatrice s'étend le long de ma poitrine. De nombreuses déchirures, coupures mal guéries se dispersent partout ne laissant presque pas un seul centimètre de peau saine.

Des bleus, des ecchymoses et de larges plaques noires logés sur mon ventre, mes jambes ne sont jamais partis. Mon être est marqué à tout jamais par les monstres qui m'ont jeté dans ce gouffre. Ceux qui m'ont plongé dans les ténèbres pour le reste de mon existence. Mes muscles se raidissent. Chaque mouvement me donnent des nausées, me donnent l'impression de grincer, de n'être qu'une vulgaire machine.

- Je suis humain, murmuré-je. Je l'ai toujours été.

Et c'est vrai, je n'ai jamais perdu mon identité, on ne m'a jamais changé en androïde mais les prothèses de carbone sont trop rigides pour un corps encore « humain ». Elles ne cessent de faire travailler toujours plus mon corps, mes muscles, mes nerfs, tout est sous tension constamment.

Je détourne brutalement les yeux de mon image. Je saisis des vêtements placés sur une commode. J'enfile une combinaison épaisse aux couleurs de ma patrie que je recouvre d'une tenue Voìstienne pour ne pas me faire repérer et minimiser les couches de vêtements. Je noue une cape noire autour de mon cou et viens placer sur mes épaules une épaisse fourrure. Je me glisse dans mes bottes en cuir. Une vive douleur me rappelle à l'ordre et je me jette sur mes pilules. J'en avale une sans même prendre la peine de me verser un verre d'eau. Je glisse la boîte dans l'une de mes poches et la referme délicatement.


Le soldat Kraśt, qui a enfilé des vêtements plus discrets que les miens, me rejoint dans les escaliers menant au sous-sol de l'hovercraft. Nos pas résonnent et se répercutent sur toutes les façades de l'engin, nous donnant l'impression d'être suivis par des dizaines de soldats. Une petite lumière dans l'un des couloirs s'allume, nous éclairant le chemin. Les lampes que les Kerausiens fabriquent. Bientôt, pensé-je. Bientôt.

Des portes hermétiques se referment derrière nous dans un grand grincement. Nous nous glissons dans un petit vaisseau ne pouvant accueillir que quelques personnes. Kraśt se met aux commandes.

- Ça va aller ? demande-t-il avec une pointe d'inquiétude.

- Tout va très bien, lui assuré-je.

Il se contente simplement de prendre place sans s'attarder plus longtemps. Kraśt ajuste son siège et la hauteur des commandes. Il prépare l'engin pour le lancement. Une grande secousse ébranle l'hovercraft, le pont arrière s'ouvre lentement nous donnant une vue imprenable sur le vide, sur les étoiles, les supernovas, les trous noirs et les nombreux astéroïdes divaguant dans l'espace.

La planète flotte devant nos yeux. Elle est pourtant encore à quelques centaines de kilomètres mais notre vaisseau est rapide. Je peux tout de même distinguer son épais manteau blanc et sa couronne bleutée, son océan ravagé et destructeur. Cette mer déchaînée qui a englouti des centaines de chasseurs, des chasseurs comme les parents de Bïsto.

Les moteurs du petit vaisseau soufflent bruyamment. Kraśt tire délicatement sur la manette de commande. L'engin se jette dans le vide. J'ai l'impression d'être absorbé par les ténèbres. Une vague d'angoisse veut s'emparer de moi mais je fais taire mon esprit sur le champ. Je ne peux pas me permettre d'avoir peur, je ne suis pas effrayé. Je suis un prince. Je suis le futur roi de Thumos, le futur roi contrôlant l'électricité, dirigeant son empire avec l'aide d'une fille de la foudre.

- Nous atterrirons sur la planète dans quelques minutes. Nous nous poserons loin de l'agitation, dans une prairie noyée dans la neige et la glace. Nous devrons marcher plusieurs kilomètres pour rejoindre le premier village mais c'est notre seule chance de ne pas se faire repérer, m'explique Kraśt. Nous pourrons alors faire notre travail d'éclaireurs.

Je suis pris de tremblements.

Je suis un prince. Je suis le futur roi de Thumos, le futur roi contrôlant l'électricité, dirigeant son empire avec l'aide d'une fille de la foudre.

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