CHAPITRE HUIT
Quinze ans plus tard
THANE
Ma combinaison compresse tout mon corps, rendant ma respiration difficile. La fermeture éclair dans mon dos me cisaille la peau. Les yeux encore endormis, le corps engourdi, les cheveux en bataille, mes jambes peinent à supporter mon poids.
Il fait encore nuit noire quand j'emprunte un chemin que je connais par cœur, que je prends depuis des années quand mes nuits sont trop difficiles, quand mes souffrances sont insoutenables.
De violentes brûlures courent sur ma peau, mes muscles semblent être grignotés, déchiquetés par des millions de dents tranchantes. Le genre de douleurs dont je voudrais être débarrassé depuis tellement de temps.
Mes bottes craquent contre les gravillons quand je franchis le petit portail du cimetière familiale. Une immense arche taillée dans le marbre m'accueille, surplombée par deux sculptures d'immenses lions rugissants aux yeux aussi purs que l'océan de Voíst. Du moins, c'est ce que mon père me dit.
Je prends le chemin de gauche menant vers la tombe de ma mère. Les abords du sentier sont jonchés de centaines de fleurs notamment des pivoines, les préférées de maman. Sa pierre tombale est placée sous un immense acacias, celui sous lequel elle adorait me raconter les aventures de notre dynastie. Tous les exploits de mes grands-pères, de mes oncles et de mon père. Comment elle était tombée amoureuse de celui qui allait devenir le plus grand roi de Thumos, leur mariage et tous ces souvenirs qui la faisait encore sourire avant que tout ne prenne une toute autre tournure. Ce sont les seules choses dont je me souvienne... Mon père m'aide à me souvenir de toutes ces parties de ma vie qui me semble étrangères.
Je viens m'agenouiller en face de sa tombe. Mes prothèses me font souffrir quand mes jambes touchent le sol. Ma mâchoire se contracte. Elle est la seule qui aurait pu apaiser mes douleurs. Je ferme les yeux, épuisés par mes blessures.
+++
Quinze ans plus tôt...
Le jeune Thane est poursuivi par sa soeur dans les couloirs de la demeure familiale. Ils rient tous les deux à en perdre leur souffle. Les androïdes doivent se pousser de leur passage pour éviter d'être renversés.
- Tu ne m'attraperas jamais ! lance Thane en regardant derrière lui.
Son petit corps chancelant vient alors percuter un véritable mur de pierre. Il chute. Ses yeux gris se relèvent vers celui qu'il vient bousculer. Sa sœur stoppe sa course immédiatement faisant crisser les semelles de ses bottines sur le parquet. Elle garde ses distances.
- Il n'a pas fait exprès papa ! s'écrie Katayga. On s'amusait juste !
Les yeux du roi fixent la petite avant de s'abaisser vers le jeune garçon maintenant tout tremblant. Il tente de reculer en rampant au sol mais les mains puissantes d'Hippias viennent saisir le col de sa chemise. Les pieds de Thane quittent le sol.
- Il ne voulait pas te bousculer Papa ! renchérie la petite. C'est de ma faute ! C'est moi qui ai voulu jouer à chat !
Hippias ne porte pas attention à la défense de sa fille. Son père tourne les talons, empoignant toujours son plus jeune fils par son vêtement.
- Papa ! Non ! crie la grande sœur du garçon.
- Ne t'en mêle pas Katayga. Va-t'en ! ordonne froidement Hippias.
- Laisse-le tranquille ! Il n'a rien fait ! s'écrie la petite en s'agrippant au pantalon de son père.
- Va-t'en ! hurle le roi en se retournant vers sa fille. Hors de ma vue avant que je ne regrette mes gestes !
La petite est figée sur place, les yeux embués de larmes. Elle s'enfuie vers sa chambre, trop effrayée à l'idée de continuer de tenir tête à celui qui pourrait la détruire. Hippias s'enferme dans son bureau avec le petit, claquant la porte derrière lui. Il le dépose brutalement sur le sol. Thane manque de tomber une nouvelle fois.
- Je... je... je suis désolé, bredouille le petit en larmes. Je...je...je suis désolé.
- Combien de fois t'ai-je répété que je ne voulais pas te voir courir dans les couloirs ?
Hippias s'empare d'une chaîne dans un geste vif. Il se retourne vers son fils, faisant flotter sa cape derrière lui. Son regard foudroie le petit complètement terrorisé.
- Combien de fois ?! Aboie Hippias.
Thane se recroqueville dans un coin de la pièce. Des flots de larmes dévalent ses joues. Il n'arrive pas à regarder son père dans les yeux. Il est pétrifié. Le roi de Thumos se rapproche de son fils, le fixant avec dédain. Sa main tenant la chaîne se dresse haut dans les airs. Il s'apprête à frapper quand sa femme entre en trombe dans le bureau, fracassant presque la porte.
- Astïn ! s'exclame-t-elle. Ne le touche pas !
Le geste d'Hippias est arrêté, il souffle de frustration et se tourne vers sa femme qui s'est interposée en quelques secondes entre son fils et son mari.
- Pria, écarte-toi, ordonne Hippias.
- Je t'interdis de toucher ne serait ce qu'un seul de ses cheveux.
Pria ne veut pas plier devant son mari. Elle est épuisée de devoir consoler son fils après avoir subit les coups de son père.
- Écarte-toi. Tout de suite.
- Il n'a pas choisi de naître Hippias. Ne le punis pas pour notre erreur. Ne le punis pas alors que nous sommes les fautifs dans toute cette histoire.
- Je ne me répèterai pas Pria. Sors d'ici. Maintenant.
Thane est accroché aux vêtements de sa mère, pleurant à chaude larmes. Il ne veut pas lâcher Pria.
Sans prévenir, la femme d'Hippias le pousse avec force contre le bureau derrière lui. Ce dernier s'affale contre le meuble en bois.
- Sors d'ici mon cœur ! lance-t-elle à son fils.
Thane ne réfléchit plus, il lâche sa mère et s'empresse de quitter la pièce. Il se cache sous l'un des fauteuils placés dans le couloir. Tremblant de peur, il ne cesse de pleurer. Un courant d'air vient fermer la porte avec violence, faisant trembler les murs de la demeure.
Le petit garçon entend sa mère hurler, des coups, des meubles se renverser, des verres se fracassant au sol, des bouteilles brisées contre les meubles, des livres jetés contre les murs, des chaussures martelant le sol. Il voit le poing de son père traverser le mur du bureau donnant sur le corridor. Il ferme les yeux. Ses mains viennent se plaquer contre ses oreilles mais ses petites mains ne parviennent pas à l'isoler de la scène.
- J'en ai assez de constamment me battre pour la justice de mon fils ! aboie sa mère.
- J'en ai assez de voir ce démon déambuler dans ma demeure ! Je ne le supporte plus ! Je le hais. J'aurai dû me charger de lui pendant que tu récupérais de tes nombreuses heures de travail ! J'aurais dû lui briser la nuque avant que tu ne t'y attache !
Thane entend une puissante gifle claquer contre une joue.
- Ne t'avise plus jamais de parler de ton fils de cette façon ! Tu devrais avoir honte d'être aussi mauvais !
Un coup plus sourd résonne dans la pièce.
- As-tu perdu la tête Pria ?! Manquer de respect à ton propre mari ?! C'est comme ça que tu comptes te comporter désormais ?! vocifère Hippias.
Thane entend un corps percuter le sol. Il connaît tous ces sons par cœur, il les différencie tous. Il sait le faire depuis des années. La porte s'ouvre dans un grand craquement. Le garçon reconnaît les chaussures de son père près du seuil de la porte.
- Cette chose n'est pas mon fils Pria. Il ne l'a jamais été et ne le sera jamais.
Hippias quitte la pièce et s'enfonce dans le couloir. Thane sait que son roi va rejoindre ses appartements, ceux dont aucun autre membre de la famille n'a l'accès. Le jeune garçon rampe hors de sa cachette et se précipite dans le bureau. Sa mère se redresse difficilement. Il se jette dans ses bras toujours en larmes.
Pria le serre tendrement contre elle.
- Tout est fini, murmure-t-elle à l'oreille de son fils.
Elle passe une main dans les cheveux trempés de sueur du petit. Thane lève les yeux vers le visage de sa mère. Sa lèvre inférieure est fendue, ses yeux sont cernés de bleus, l'une de ses joues est écarlate. Ses yeux se chargent de larmes mais elle les retient. Elle ne veut pas pleurer devant son fils.
- Tout va bien Astïn mïn. Je vais bien, chuchote-t-elle en caressant les joues humides de son fils.
Son regard doux admire le visage de Thane. Elle ne le laisserait aux mains de son mari pour rien au monde. Son visage innocent, ses petites joues rosées, ses sourcils toujours dressés dans une expression sérieuse, ses yeux gris vous donnant l'impression de sombrer dans un océan infini. Pria sait que Thane sera grand, qu'il sera plus fort, plus sage, plus admirable que son père. Elle ne l'abandonnerait pour rien au monde. Son Astïn, son amour.
Pria le prend une nouvelle fois contre elle, enfouissant son visage dans le creux de son cou. Une odeur d'eau de cologne vient chatouiller ses narines. Thane se blottit contre elle.
+++
Une douce brise vient rafraîchir mon corps et apaiser pour quelques secondes mes brûlures. Ma main vient glisser contre le nom de ma mère gravé sur une plaque dorée. Mon pouce suit le sillon des lettres. Tout est allé trop vite, bien trop vite. Ma mâchoire se contracte, un goût amère envahit ma bouche.
- Pardonne-moi, soufflé-je. Pardonne-moi de ne pas avoir eu la force de t'aider...
J'étais bien trop jeune pour intervenir. Trop jeune pour sauver ma mère, mes frères et ma sœur. Ces monstres m'ont arraché le cœur, ils m'ont pris celle qui aurait pu me sauver de toutes ces souffrances.
Mes poings se serrent. Mes ongles rentrent presque dans la chair de mes paumes. Ces monstres m'ont détruit. Je ne suis plus le même à cause d'eux et de leur folie. Ces barbares ont anéanti ma vie mais tout va changer...
Harry me sort de mes pensées en venant me rejoindre près de la tombe de ma mère. Il reste debout à mes côtés.
- Je t'ai vu sortir de ta chambre, dit-il doucement. Je savais où te trouver.
Mes yeux se tournent vers lui. Sa peau artificielle reflète les doux rayons lumineux des lunes perchées très haut dans le ciel. Ses cheveux blond cendrés paraissent encore plus clairs. Ses yeux marrons m'observent avec curiosité. Son corps vibre légèrement.
- Je ne pouvais pas partir sans venir la voir avant, dis-je la voix tremblante.
- Je suis certain que tu mèneras ta mission avec succès.
- Ne te fatigue pas à sortir tes phrases toutes préconçues. Je n'ai pas besoin d'entendre ce genre de chose. Je sais que tu n'es pas sincère.
- Ce n'était pas une phrase programmée Thane, répond l'androïde.
- Je suis heureux que tu en sois persuadé, déclaré-je en riant.
Harry ne semble pas comprendre mon humour et se fige un instant. Il semble analyser ma phrase et tente de trouver une réponse adéquate.
- Ne ta fatigues pas, continué-je. De toute façon, tu n'étais pas venu pour me remonter le moral. N'est-ce pas ?
Le robot se redresse et j'en profite pour me relever. Il vient saisir mon poignet.
- Une grande épreuve t'attend mon garçon mais je sais que tu peux y arriver. Tu es né pour ça.
Mes sourcils se froncent. Mes muscles se tendent.
- Je t'ai déjà dis d'arrêter de faire ça. Je hais entendre la voix de ma mère dans la bouche d'un robot. Je t'interdis de le refaire, lâché-je en le repoussant.
- Pardonne-moi, les autres ont pensé que ce serait une bonne idée... Skepsi m'a persuadé.
Je lève les yeux au ciel mais un sourire vient rapidement étirer mes lèvres malgré mon air sérieux.
- Ne l'écoute pas. Elle n'a pas toujours de bonnes idées. Être l'ancienne androïde de maman ne lui donne pas une intelligence hors norme, dis-je d'un air moqueur.
Harry semble gêné. Ce pauvre robot... j'aimerais parfois qu'il soit resté humain, qu'il n'ait pas été l'énième expérimentation de mon père et du krievsk. Un soupir m'échappe.
- Je suppose que tu étais venu me dire que le départ était imminent pour moi et mes soldats ? demandé-je.
- Affirmatif, annonce Harry. Ton père t'a confié la section dirigée par le soldat Kraśt.
- Le soldat Kraśt ?
Un frisson me parcourt, ravivant mes douleurs. Cet homme a été chargé de ma rééducation, de mon entraînement. Il est mon mentor depuis mes dix ans. Je n'ai pas envie de partir avec lui, je n'ai pas envie de prendre le risque de le perdre pendant cette mission. Je ne souhaite pas mettre sa vie en jeu pendant la première guerre que je suis chargé de mener.
Je n'ai pas le choix. Personne n'a le choix. Je veux à tout prix accéder au pouvoir, prendre ma revanche sur tous ceux qui nous discréditent, tous ceux qui nous souhaitent morts.
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