CHAPITRE DIX-SEPT




ASAL


Je suis dans les rues de Tæna. Mon père à mes côtés, il me tient doucement la main. Nous marchons ensemble et lui fredonne quelques airs de nos chansons traditionnelles. Je le regarde. Son visage est serein.

J'ai toujours apprécié les balades avec lui. Il me faisait découvrir à chaque fois de nouveaux endroits, des paysages inspirants, apaisants... Nous discutions souvent de sujets importants ou de nos inquiétudes pour nous rassurer mutuellement et nous encourager.

Nous rejoignons tous les deux la grande place. Le cœur de Tæna. Elle est un lieu qui rassemble tout le monde. Toutes nos fêtes, tous nos repas importants, les remises de diplômes, les réunions, les prises de décisions, le vote de lois, toutes ces choses essentielles à la vie d'une ville se déroulent ici. Elle est entourée de grands bâtiments ce qui offre une acoustique sans limite. Les coins et recoins offrent des places de choix à l'ombre. La grande fontaine rafraîchit l'atmosphère à chaque saison chaude, des enfants s'y baignent parfois pour s'amuser.

L'humeur de mon père change soudainement, il semble à présent inquiet. Ses mains se posent sur mes épaules et il plante son regard dans le mien. Il essaye de me dire quelque chose, je le sais, ses lèvres bougent, remuent dans tous les sens mais je n'entends rien. Des larmes naissent aux coins de ses yeux. Je suis complètement dépassée par la situation qui a viré en quelques secondes. Je me mets à hurler, je lui crie que je ne parviens pas à l'entendre.

Je vois alors derrière mon père, surgir de deux ruelles sombres, une dizaine de soldats de Thumos. Je peux seulement percevoir le fracas de leurs bottes contre le sol pavé de la place. Ces hommes armés se jettent brutalement sur mon père. Il me lâche en me repoussant vivement et je tombe au sol. Les hommes se ruent sur lui et je hurle encore et encore. Je vois alors l'homme que j'aime le plus au monde être battu presque à mort. Je suis totalement impuissante face à ces horreurs. Il bouge encore et parvient à se redresser. Ses yeux restent fixés sur moi au moment où je parviens à me relever pour le rejoindre. L'un des soldats lui loge une balle dans la tête. Ma main devant ma bouche étouffe un cri quand je vois sa tête partir en avant dans un mouvement violent. Son corps s'écrase contre le sol dans un silence irréel.

Le soldat qui vient de lui ôter la vie retire son casque. Il possède de grands yeux gris, presque noirs, un nez visiblement cassé, des lèvres charnues, des cheveux noirs coupés courts. Il arbore un sourire ravi, dévoilant ses dents d'un blanc pur, lorsque ses yeux se posent sur le corps inerte de sa victime.

Un autre homme imposant se tient à présent face à moi, son armure reflète les nombreux rayons du soleil. Il pointe son revolver sur mon front. Je vois mon visage horrifié dans le reflet de la visière en verre tinté de son casque. Sa main ne tremble pas. Il tient fermement son arme. Un tir. Le noir total.

**

Je me réveille en sursaut, en pleurs. Ma gorge est nouée, il m'est impossible de crier. Mes dents claquent et je ne peux contrôler les spasmes violents qui secouent mon corps. Je m'agrippe aussi fort que je le peux à mes draps trempés de sueur.

Ils ont déjà allumé les lumières de ma chambre. Je souffle. Il faut que je me calme. Tout ceci n'était qu'un rêve.
Soudain, je me sens chanceuse de ne pas avoir vu mon père mourir. Son corps criblé de balles, son visage déformé par la douleur, son corps inanimé gisant sur le sol boueux du champ de bataille.

Je me lève. Des vertiges me rappellent à l'ordre mais je reste debout. Il faut absolument que je me change les idées, que je chasse toutes ces images morbides de mon esprit. Je veux sortir d'ici, si l'on ne me laisse pas m'en aller, je crains de tomber dans la démence ou d'être capable du pire.

Alors que je m'apprêtais à foncer sur la porte qui me sépare du couloir, Skepsi entre dans ma chambre en me saluant. Mon visage doit être déformé par un surplus de rage. Je sens mes sourcils se froncer, mes lèvres se pincer et mes joues devenir rouges écarlates. Elle a dû comprendre que mon état ne s'est pas amélioré. L'androïde s'approche alors de moi avec prudence et me tend quelques pilules rouges.

- Je t'ai entendu cette nuit. Je me suis dis que ça pourrait t'aider, murmure-t-elle.

Les yeux embués de larmes, je prends les pilules avec un verre d'eau qu'elle me propose avec tendresse. Je ne comprends pas comment leurs concepteurs ont réussi à retranscrire autant d'émotions, d'humanité en eux bien que certains soient dotés d'une technologie plus complexe que d'autres.

Skepsi me prépare après m'avoir encouragée à prendre une douche. Elle me conduit jusqu'à l'ascenseur pour que je puisse manger sous la surveillance d'un soldat. Le même scénario que la veille se répète. Un silence de plomb règne dans la salle et cela me met mal à l'aise.

Ce matin je n'ai pas faim, mais je préfère faire quelques réserves, pour être préparée si l'on me prive de nourriture. Deux androïdes - je les reconnais à leur démarche nonchalante - et trois soldats gantés viennent me chercher ensuite. Une scène bien différente du repas d'hier. Mes muscles se raidissent ; m'accorder une telle surveillance n'est pas normal. Cependant, je ne lutte pas contre eux. Je ne veux pas perdre d'énergie inutilement. Mes lumières, bien que faibles, s'agitent.

Nous traversons de nombreux corridors et l'un des hommes me passe les menottes. Je fronce les sourcils et appelle mon flux électrique. Il répond de suite présent et les éclats sous ma peau s'affolent quand un soldat me pousse pour accélérer la cadence. Les couloirs se ressemblent tous, je ne pourrai pas me repérer.

Nous arrivons alors dans une grande pièce. Le sol est recouvert de parquet et les murs sont peints d'un beige foncé et ornés de centaines de tableaux, la plus grande façade est accompagnée de quelques fenêtres. Dans cette salle se trouve seulement une chaise, placée en plein milieu. Je fronce les sourcils. Mon flux s'agite. Les soldats et les androïdes me force à prendre place sur la chaise, les mains menottées et accrochées derrière le dossier. J'inspire profondément. Mes lumières et l'énergie s'impatientent. Je redoute le pire. Que va-t'on me faire subir ? Je tourne lentement la tête pour regarder autour de moi. Les grandes baies vitrées donnent sur une immense montagne. Un sentiment de liberté m'envahit. Un grand contraste compte tenu de la situation.

Je ne sais pas ce qui va m'arriver, ce que l'on m'a réservé mais je crains le pire. La mort ? Ce serait la meilleure issue. Je retrouverai mes parents « dans les étoiles » comme disait ma mère. Je ferme les yeux en repensant à son visage. J'espère qu'elle a rejoint mon père, l'amour de sa vie. J'aimerais tant les revoir, je donnerai tout pour cela.

Les hommes et les machines quittent la pièce, me laissant seule. Pourtant, je sens bien une présence...

J'ouvre les yeux. J'aperçois en face de moi une immense silhouette, celle d'un homme. Il est dans l'ombre mais je le vois. Il s'avance doucement, sa démarche semble difficile. La lumière dévoile enfin sa face. J'écarquille les yeux et tente de reculer dans un sursaut. Son visage est dur, la moitié est remplacée par du carbone. Ses cheveux noirs mi-longs tombent sur son front. L'un de ses bras est une prothèse similaire à celle de sa face mais quelques parties en inox reflètent davantage les faisceaux lumineux qui viennent s'y écraser. Il porte une armure noire et argent, typique de celles portées sur Thumos. Ses yeux sont injectés de sang, l'autre moitié de son visage est lacéré de cicatrices.

Il tient un sceptre dans sa main gauche couverte d'égratignures et de coupures. Ce dernier est fait d'or, de bois et de pierres précieuses. Un serpent en cuivre vient s'enrouler tout autour, menaçant de mordre quiconque qui essayerait de s'en emparer. Sa peau est d'une blancheur presque inhumaine. Sa posture est presque désarticulée. Il s'approche de moi, sa boiterie est très discrète et pourtant elle me saute immédiatement aux yeux. Il semble avoir subi beaucoup de choses. Les lumières se bousculent sous ma peau et le flux électrique me fait souffrir tant il devient puissant. Je ressens une grande menace. L'atmosphère s'est alourdie, elle est devenue insupportable. Il dégage une puissance phénoménale. Je réalise soudain quand j'entends sa voix.

- Asal. Je t'attends depuis tellement de temps, dit-il en me fixant.

Sa voix est comme un murmure flottant dans la pièce.

Lui. Ce monstre qui a tué mes parents, qui soumet le peuple et détruit la galaxie. Il s'approche encore et lève son sceptre.

Mes poings se serrent, mon cœur bat plus vite.

Cet animal qui tue des innocents sans scrupule, qui les terrorise. Lui qui m'a enlevé mon père et qui a écrasé tous ceux que j'aimais. Hippias.

J'explose alors et toute l'énergie jaillit de mon corps. Les ampoules explosent, les tableaux sont réduits en miettes. L'énergie électrique claque dans toute la pièce. Je vais le tuer même si je dois y rester. Je me mets à hurler. Mes mains sont agrippées à la chaise, j'ai peur de partir en fumée. L'énergie est tellement puissante, elle me fait horriblement souffrir. J'expulse toute la haine, la colère, la tristesse, la peine que je retiens depuis trop longtemps. Sans prévenir, mon énergie s'évapore et finit par disparaître, mon flux redevient faible. Je laisse retomber ma tête en avant et mon dos se courbe. Je reprends difficilement mon souffle.

Je l'entends alors rire, un rire sauvage, qui vous glace le sang. La tête de serpent trônant fièrement au sommet de son sceptre vient relever doucement ma tête. Nous nous regardons alors dans les yeux. Je soutiens son regard. Je ne veux pas avoir peur, je veux le défier. Son visage est terrifiant, il me dégoûte, me répugne. Tout son corps respire la haine.

Il sourit.

- Asal. Pourquoi crois-tu que je suis à la tête de presque toute la galaxie ? J'ai survécu à toutes les épreuves, murmure-t-il en me montrant ses cicatrices et ses prothèses de son autre main. Non sans séquelles je dois l'avouer... Alors quoique tu puisses faire, tu m'aideras à vaincre les derniers rebelles. Tu m'aideras à les détruire.

Il abaisse son sceptre lentement et je garde la tête haute. Les yeux rouges du serpent me fixent, ils sont presque envoûtants. Mon regard accroche de nouveau celui d'Hippias et je lui réponds :

- Vous pouvez me torturer, me battre, vous pouvez essayer ce que vous voulez, jamais je ne vous aiderai. Tuez-moi sur le champ, je ne vous suis d'aucune utilité et je ne céderai jamais. Je refuse de me rendre complice de tous vos actes de barbarie.

- Ne pense pas pouvoir me résister. Tu te trouveras bien vite obligée de céder.

Un large sourire étire ses lèvres et je découvre ses dents, elles sont d'un blanc presque surréaliste, un énorme contraste face à son armure. Hippias se contente de me fixer un moment, cherchant sûrement à trouver une faille, avant de hausser les épaules et quitter d'un pas lourd la pièce. La porte se referme derrière lui dans un grand claquement. Un vent glacial parcourt la salle et me fige. Deux soldats s'empressent de me rejoindre. Ils me lèvent brusquement de la chaise, manquant de me faire tomber. L'un me frappe l'arrière de la tête avec sa paume.

- Avance ! crache-t-il.

Je ne réagis pas, trop affaiblie par ce que je viens de vivre. Ils me ramènent alors vers ma chambre. Ils sont accrochés à moi comme deux prédateurs se disputant une proie. Leurs gants et mon flux éteint leur permettent de me malmener. Je ne vois pas leur visage sous leur casque mais je les imagine se délectant de tenir une « bête de foire » entre leurs mains, de pouvoir la contrôler et en faire ce qu'il désire. Ils doivent se sentir plus puissant, après tout il en faut peu à l'homme pour se croire supérieur à tout ce qui l'entoure. Donnez-leur une position de force, qu'elle soit établie d'une manière éthique ou non, ils se croiront invincibles, surhumains, surpuissants, enviés par tous.

Ils me jettent dans la pièce qui m'est réservée, me retirent les menottes puis ferment la porte à double tour derrière eux, me laissant seule. Vidée de toute mon énergie, encore heurtée par ce qu'il vient d'arriver, je me dirige vers mon lit. Je m'y allonge, me recroquevillant sur moi-même. Je ne peux plus retenir mes larmes.

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