CHAPITRE DIX-NEUF
ASAL
Cela fait déjà plus d'une heure que je suis dans une immense salle d'entraînement à attendre le fameux fils d'Hippias. Les murs de la pièce sont en verre, deux donnent sur le domaine du gouverneur. Je voudrais profiter de la vue mais ce sont les armes accrochées aux deux autres façades qui me fascinent, elles reposent sur des présentoirs en cuir foncé... Il y a de tout, des armes à feu, des armes blanches, des grenades, des petites bombes de gaz, des katanas, il y a également de petites boules de métal.
Je ne sais pas vraiment à quoi elles servent, je suppose que ce sont des technologies aussi avancées que les androïdes et mon mouchard. Depuis que Skepsi m'a dit que c'était cette chose qui bloquait mon flux je ressens de grands picotements, comme si je luttais pour pouvoir dégager mon énergie. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment cette si petite pièce de carbone peut avoir une influence aussi importante sur une énergie dite « indomptable ».
Un grand claquement de porte me fait sursauter et je le vois alors en me retournant. Il est très grand, plus grand que son père. Ses bras semblent démesurés, ils pendent de chaque côté comme s'il ne savait pas quoi en faire. Ses cheveux sont courts mais assez longs pour être rabattus en arrière, bruns foncés, décoiffés semble-t-il par le vent violent qui souffle à l'extérieur. Ses yeux sont gris, j'ai l'impression un instant d'être absorbée par son regard, d'observer un gouffre sans fond. Ses sourcils sont épais et foncés. Il est très élancé et adopte une attitude froide. Le soldat porte un foulard noir, le symbole de sa planète natale y est brodé : en arrière plan la tête d'un lion rugissant, au premier plan deux épées se chevauchant. Ce morceau de tissu couvre son nez et sa bouche, il est noué derrière sa tête. Je me souviens alors de lui. Il s'agit du jeune homme qui m'a assommée sur Keraunos, celui qui est venu me chercher dans la cellule.
Je reconnais maintenant ses yeux. Sa combinaison est semblable à la mienne mais elle est couverte de poussière et de terre ocre. Ses larges épaules sont couvertes d'une protection en cuir. Je garde les bras le long de mon corps, très mal à l'aise. Je continue de le fixer.
- Excuse-moi pour mon retard. J'étais en ville, annonce-t-il en soupirant. Enfin je n'ai aucune explication à te donner.
Sa voix est grave, un peu enrayée, étouffée par le voile masquant sa bouche. On pourrait avoir l'impression qu'il vient juste d'émerger d'un long sommeil ou d'avoir fumé trois paquets de cigarettes avant de me rejoindre mais cette voix, tellement sourde semble m'envelopper. Le ton qu'il vient d'employer me déplaît vraiment... Je choisis de croiser les bras comme pour me bâtir une carapace, pour me protéger. Il lève les yeux vers moi et souffle en retirant son foulard. Il marmonne quelque chose dans un dialecte que je ne reconnais toujours pas. Enfin, je vois son visage dans sa totalité. Il a de fines lèvres pincées, un nez légèrement busqué, une mâchoire saillante. Il ne ressemble pas vraiment à son patriarche. Il y a quelque chose de plus doux sur sa face, quelque chose de plus léger, moins de bestialité sans doute. Une grande cicatrice traverse sa face, elle part de sa tempe droite et s'engouffre du côté gauche, plus loin, sous le tissu de sa tenue. Sa bouche se déforme légèrement et sa peau est encore rosée sous son passage. Je lui donne un peu plus d'une vingtaine d'années. Il finit par reprendre la parole :
- Bien. On m'a confié la tâche de t'entraîner pour les combats, annonce-t-il en me regardant de haut en bas. Et je pense que ce ne sera pas si simple que ça...
Il saisit une arme et poursuit.
- Je vais t'apprendre à manier les armes et te défendre dans différentes formes de combats. Les techniques utilisées sur notre planète sont très différentes des autres armées présentent dans notre galaxie, ce qui nous vaut notre excellente réputation en combat rapproché.
Il me regarde encore de longues minutes et je reste face à lui, les bras croisés. Je ne comprends pas vraiment le but de ces exercices. Thane s'est emparé d'une épée avec un manche doré. Elle reste très simple mais visiblement redoutable. Il s'approche de moi, un rictus étire ses lèvres. Je remarque alors un grain de beauté sous son œil gauche et quelques cicatrices parsemées sur les arêtes de son nez.
- On va voir de quoi tu es capable pour une ancienne habitante de Keraunos.
Je ne réponds pas à son attaque. Il a la force de me tuer, rester discrète aujourd'hui me sauvera certainement la vie. Ma fierté a cependant été piquée et je ne peux réprimer un grognement. Keraunos ne formait certes pas les meilleurs soldats mais cela ne justifie en rien une telle remarque. Chaque habitant savait parfaitement se défendre. L'idée d'être considérée comme une moins que rien me fait grincer des dents. Je regarde à côté de moi et remarque une plus petite épée, très fine. Son manche est orné de diamants et des gravures y apparaissent, elles représentent de nombreuses branches de lierres. Je la retire délicatement de son présentoir et je la contemple. Mon doigt effleure lentement sa lame tranchante.
C'est un travail de forgeron minutieux. Je suis certaine qu'elle a déjà tué des centaines de personnes et cela contraste bien avec sa beauté. Cette idée me répugne. Un problème se présente à moi : comment réagir face aux attaques de Thane ? Il est vrai que, quelquefois, je me chamaillais avec mon frère mais ça n'a strictement rien à voir avec ce qu'il va me faire subir... Thane fait encore quelques pas vers moi et, par instinct, je pointe mon épée vers lui.
Ma peau chauffe immédiatement. Je me sens en danger, l'énergie électrique doit s'affoler. Nos regards se croisent, il me fixe avec une agressivité que je n'avais pu observer auparavant. Il paraît presque inhumain. Ses sourcils sont froncés, il plisse légèrement les yeux. Il humidifie ses lèvres et empoigne un peu plus fort son arme. Mon flux s'intensifie et je sens le mouchard se battre contre sa puissance. Je serre les dents en soutenant son regard. Je ne veux pas paraître impressionnée...
J'inspire profondément. Le prince s'avance brusquement vers moi. Son épée effleure ma main mais je parviens à esquiver son attaque. Je me recule le plus rapidement possible. Tous mes sens sont en éveil pour essayer de rester concentrée sur lui, sur ses mouvements. Ses yeux sont braqués sur moi. Un silence de plomb règne sur la pièce. Cela fait augmenter mon stress, accélérer mon rythme cardiaque. Tout mon être s'embrase. L'électricité en moi s'intensifie encore et je souffre d'autant plus. Mon implant commence à me brûler.
Une vague de courage m'envahit. Je cours alors vers Thane et nos épées viennent s'entrechoquer. Un bruit cinglant qui siffle un moment dans mes tympans. Il utilise sa force et le poids de son corps pour me faire reculer mais je résiste. Je ne le retiens pas longtemps puisqu'il finit par me pousser et me plaquer contre l'une des grandes baie vitrée. La pointe de son épée vient me chatouiller la gorge. Il la garde fixée vers moi. Je déglutis ; ne pas me montrer faible, c'est ce que mon père voudrait... Ce n'est pas le moment de se laisser surpasser, pas maintenant.
Je contre-attaque alors en frappant son arme avec la mienne pour reprendre une certaine distance avec lui. Mes mains tremblent. Je n'arrive pas à contrôler mon flux qui ne souhaite qu'une seule chose : détruire la sécurité du mouchard. Ce minuscule censeur lance de petites décharges dans ma nuque. Toute mon énergie électrique se précipite vers cet intrus. Je le sens finalement céder face à ce voltage surpuissant. Il se désactive. Toute mon énergie est expulsée de mon corps dans un éclair immense. Toute l'électricité se glisse dans le métal de mon épée et se répand dans celle de Thane. Elle l'atteint et s'empare de lui. Il est alors propulsé violemment contre l'un des murs vitré. Le choc fait trembler toute la pièce et je manque de perdre l'équilibre. Le prince s'affaisse au sol. Je n'ai même pas entendu un seul cri.
Je lâche alors soudainement mon arme dans un geste violent, comme si mes mains avaient été plongées dans de l'acide, comme si j'allais moi-même prendre le risque de mourir en gardant cette épée. Les lumières de la pièce sont hors service. Elles grésillent et ont été éjectées de leur socle mais le reste de la salle est intacte. Je plisse les yeux. Comment ont-ils fait pour construire une demeure indestructible ? Ou est-ce que je surestime simplement mes capacités ? Le soldat allongé au sol gémit. Je ne veux pas l'approcher. Il n'est pas mort. Il bouge lentement. Thane reprend conscience et met un certain temps à se relever.
Il est plus faible que son père, j'aurais sûrement moins de problème pour le détruire. Seulement, après cet « incident », tout va être sûrement mis en œuvre pour lui faire parvenir des combinaisons et des technologies beaucoup plus poussées pour parer ces attaques si dangereuses qui pourraient lui être fatales. Le prince s'appuie contre le mur derrière lui. Il relève lentement la tête vers moi, son corps est secoué de spasmes, ses mouvements et sa respiration sont saccadés. Ses os craquent à chaque déplacement. C'est effrayant, il semble ne plus en avoir le contrôle, comme s'il était devenu une marionnette, une simple poupée que l'on s'amuserait à tordre dans tous les sens.
Il lève sa main, celle avec laquelle il tenait son arme, comme pour m'indiquer qu'il en a eu assez. Je vois alors, un membre complètement brûlé, la chair est à vif, des lambeaux de peau tombent, du sang dégouline de la plaie, glisse le long de son bras avant de venir s'écraser sur le sol. Je soupçonne un instant de voir l'os de son poignet sous toute cette horreur sanguinolente. Thane regarde son membre déchiqueté mais n'a aucune réaction. Sa combinaison est calcinée. Une brûlure remonte jusque dans son cou faisant concurrence à la cicatrice qui lui cisaille le visage. Je continue de le fixer. Son regard livide trouve le mien. Il soupire.
- Bien, souffle-t-il.
Le soldat se relève avec difficulté en tentant, tant bien que mal, de prendre appui sur ses bras. Il titube jusqu'à la sortie. Je le suis du regard, fascinée - ou plutôt dégoûtée - par sa main. Sa réaction me laisse sans voix. Comment peut-on garder un tel sang froid face à cette extrême situation ? Je veux bien entendre que leur entraînement soit le plus efficace, le plus prometteur mais cette - non - réaction est tout simplement irréelle, impossible, insensée, bien trop inhumaine à mon goût. C'était comme s'il avait été éteint, dénué de toute sensibilité, comme s'il était incapable de ressentir ne serait-ce qu'une émotion.
Je n'arrive pas à comprendre ni à réaliser ce qu'il vient de se passer. Je pensais mourir il y a quelques jours et voilà qu'aujourd'hui, c'est moi qui ai failli tuer un homme. Mon flux aurait pu le consumer, le déchirer, l'anéantir. J'ai déjà vu de telles scènes pendant la guerre. Des journalistes étaient sur place, des soldats possédaient de petites caméras embarquées pour nous faire suivre le combat en direct. Certains souvenirs resteront gravés à jamais dans mon esprit. La plus choquante restera l'un des soldats ennemis détruit par un fidèle défenseur de Keraunos. Son flux n'était pourtant pas des plus puissants et pourtant, les images qu'il avait offertes à la télévision ont perturbé la totalité de notre planète.
Pendant plusieurs semaines après ces images, toute la population avait réduit leur utilisation de leur don. Ils avaient vu ce qu'était capable de faire leur énergie et ils n'avaient qu'une seule angoisse : perdre le contrôle de l'électricité qui émanait d'eux. Ils refusaient de prendre le moindre risque. Certains souhaitaient même que leur don disparaisse.
Je secoue la tête pour chasser ces scènes violentes de mon esprit. Je m'avance vers la porte de sortie. Thane a laissé une traînée de sang sur la poignée. Une nausée vient nouer mon estomac. Je serre les dents et sors de la pièce.
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