CHAPITRE DIX-HUIT




ASAL


Je suis allongée au sol. Je peine à respirer. L'environnement m'est familier, je reconnais ma maison, celle qui m'a vue naître, grandir... Je tourne la tête et j'aperçois maman à mes côtés. Un faible sourire étire mes lèvres. Un sentiment de soulagement m'envahit et sa main vient trouver la mienne. Nos flux se confondent sous notre peau, les lumières dansent. Une sensation de chaleur se disperse dans tout mon corps, j'ai l'impression de flotter, d'être légère.

Dans un grand fracas, notre porte d'entrée vole en éclat à quelques mètres de nous. Plusieurs soldats en armure font alors leur apparition. Ils sont munis de fusils et de masques à gaz. L'un lance une grenade et une fumée s'en échappe. Une explosion retentit à l'étage et ébroue toute la maison. Le plâtre du toit s'effrite, se fissure et quelques flocons blanchâtres se déposent sur nos corps.

Je tente de me relever mais impossible, une force invisible me cloue au sol. Je ne vois plus rien, le brouillard est maintenant trop épais. Maman me serre toujours la main mais je sens que son énergie diminue. La chaleur dans mon corps se dissipe lentement. Je l'entends tousser. Je glisse mes doigts entre les siens. Elle a les mains sèches, abîmées pendant des années de labeur, à travailler dans les champs. Je l'entends murmurer :

- Je t'aime Asal, je t'aimerai toujours...

Sa poigne se ramollit. L'onde de chaleur en moi a disparu. Je ne peux m'empêcher de pleurer. Les soldats se mettent à rire et lâchent une autre de leur grenade. Une violente explosion désintègre la maison et me fait voler à l'autre bout de la rue, derrière la maison. Je n'entends plus rien, seulement un sifflement aigu et insupportable. Je viens plaquer mes mains sur mes oreilles pour tenter d'arrêter ce supplice. Je ne vois plus rien. Tout devient noir.

**

Je me réveille, la gorge tiraillée par mes cris. Je reprends mon souffle difficilement. Des cauchemars hantent chacune de mes nuits. Ils sont plus nombreux depuis que j'ai rencontré Hippias. Je ne suis pas sortie de ma chambre depuis un moment, personne n'est venu me chercher. Une lumière abondante inonde déjà la pièce. Je suis totalement perdue, ma notion des jours, des heures est totalement erronée.

Skepsi est venue me voir tous les jours depuis mon entrevue avec le dictateur de Thumos. Elle s'est occupée de moi avec tendresse, comme l'aurait fait une mère pour ses enfants. Elle restait silencieuse quand j'avais besoin de calme, elle me parlait lorsque je tentais de me changer les idées, parfois seule sa présence suffisait à apaiser mes nerfs. C'est elle qui me sort de mes pensées en entrant dans ma chambre. L'androïde me sourit doucement.

Je ne fais soudain plus attention à ce qui m'entoure en sentant des picotements dans ma nuque. J'avais déjà senti un relief à mon dernier réveil en passant mes doigts sur ma peau mais je n'ai jamais osé demander à Skepsi ce qu'était cette chose. Comme si elle avait compris ce qui me tourmentait, elle vient prêt de moi.

- Va prendre une bonne douche, me dit-elle calmement, on discutera toutes les deux de ça. Je vais changer tes draps pendant ce temps.

- Merci... dis-je en soupirant.

Je ne tarde pas à me rendre dans la salle de bain. Je reste un long moment sous un jet d'eau glacé. Je veux me réveiller, me sortir de ce cauchemar sans fin. Je finis par sortir, frigorifiée, tremblante, la peau bleuie.

J'enfile un peignoir gris et mon regard dévie vers le miroir. Une inconnue me dévisage alors. Je secoue vivement la tête en fermant les yeux, comme pour rejeter ces images de mon corps et de mon visage. Je rejoins l'androïde dans ma chambre, encore bouleversée par mon reflet. Elle m'attend devant la porte. Un sourire toujours accroché aux lèvres. Cela en devient agaçant. J'ai l'impression d'être la seule à souffrir.

Je ne sais pas comment Skepsi fait pour vivre ici, sans aucun remord, d'être au service d'un être abominable... Je souffle. C'est un robot, elle n'en a sûrement pas conscience. Mais comment font-ils ? Pour les rendre si réalistes ?

Elle me ramène dans la pièce de préparation, me donne une combinaison noire et argent. C'est une honte pour moi, fille de Keraunos, de porter les couleurs de Thumos.

Je me contente de rougir, déshonorée. L'androïde s'affaire autour de moi. Elle démêle mes cheveux et j'ose enfin demander en lui montrant ma nuque après avoir dégagé mes cheveux :

- Tu sais ce que c'est ?

Elle reste silencieuse un moment avant de me dire doucement :

- C'est un mouchard Asal. Pour éviter une évasion et contenir ton flux.

- Je peux toujours me l'enlever, dis-je en levant les yeux au ciel. Je pense qu'avec la pointe d'une lame il est possible de le retirer et très rapidement.

- Ce n'est pas possible d'enlever ce genre de technologie, m'informe-t-elle en fronçant les sourcils. Il est pourvu de fils qui se lient autour de toutes tes veines pour ne former qu'un. Enlève-le et tu te videras de ton sang. À l'heure qu'il est, les fils ont dû atteindre ton cœur et se lier aux principales artères.

Je reste alors silencieuse... Ce n'est pas possible, il y a forcément un moyen de se libérer de ce mouchard. Quoique, les androïdes ici sont tellement sophistiqués, que ces censeurs doivent l'être aussi. Surtout si Hippias veut m'utiliser, il ne me laissera pas partir si facilement et il ne prendra pas non plus le risque d'apposer sur mon corps des technologies défectueuses. Si je ne peux pas m'enfuir, l'une de mes dernières échappatoires serait de tuer le leader de Thumos et cela risque d'être bien plus difficile que prévu. Skepsi se met à chantonner. Elle me regarde dans le miroir en finissant ma tresse.

- Aujourd'hui tu changes de chambre ! Tu vas voir elle est sublime, me dit-elle visiblement plus excitée que moi. Je l'ai nettoyée et préparée ce matin. Je suis certaine qu'elle te plaira !

Après de longues minutes, Skepsi me dirige vers ma nouvelle chambre. Pour cela, nous prenons l'ascenseur qui nous amène à cet étage « 0 ». Je vais donc vivre encore plus près de Hippias ? Je ne l'espère pas. Je m'empresse de poser la question à l'androïde.

- Hippias vit ici ?

- Oh non ! Il possède une demeure plus loin, s'empresse-t-elle de me répondre.

- Alors qui vit ici ? demandé-je

- Tous les androïdes vivent dans les sous sols où tu étais jusqu'à présent, nous avons accès à toutes pièces depuis ce dernier. Cela nous permet d'être rapides et efficaces. C'est le fils de notre preÿi qui demeure dans les étages au-dessus.

- Preÿi ?

Elle se met à rire avant de me répondre.

- Oui, preÿi signifie roi en ancien dialecte de Thumos.

J'hausse les sourcils, perplexe face ce que vient de m'apprendre l'androïde. Nous arrivons à l'étage souhaité. L'ascenseur sonne. Les portes s'ouvrent. Nous traversons de nombreux couloirs et halls.

Je vais donc vivre à proximité du fils de l'homme le plus détesté de notre galaxie. L'étage inférieur me manque soudainement, comme s'il m'apportait la sécurité, le calme dont j'ai besoin.

L'androïde s'arrête alors devant une grande porte en bois, la poignée est en or et tressée. Elle m'invite à entrer dans ma nouvelle chambre. J'oublie tout quand mes pieds foulent le parquet.

Elle est immense.

Je m'avance avec méfiance, c'est beaucoup trop beau, trop facile... Skepsi me pousse doucement pour que j'aille plus loin.

J'aperçois alors l'imposante baie vitrée sur la droite. Je m'approche. Elle donne une vue panoramique sur un domaine verdoyant, des arbres, des fleurs, des sculptures, des fontaines et ça, sur des hectares de terre. Quelques androïdes s'affairent autour d'une haie pour la tailler, quelques-uns s'occupent de brosser le marbre des nombreuses représentations d'Hippias. J'inspire profondément. J'ai l'impression de rêver. Je tourne la tête sur ma gauche.

Un immense lit recouvert de draps clairs, de coussin en soie et de plaids en fourrure. Je baisse les yeux, le revêtement du sol est sublime, sûrement du chêne. Des tableaux ornent les trois murs. L'un représente une scène de chasse avec de nombreux chiens et chevaux, un autre représente une femme se baignant dans un lac au milieu d'une forêt, le suivant une scène de guerre. Une immense commode à quelques pas de mon lit débordent de vêtements. De grands tapis tissés minutieusement jonchent le sol. Un lustre incrusté de pierres trône au-dessus de ma coiffeuse.

Je continue d'avancer et j'entre dans une deuxième pièce. Elle est plus petite mais tout aussi magnifique : la salle de bain. Du carrelage blanc court sur le sol, des murs simples ornés de quelques décorations, quelques plantes exotiques habillent les coins de la pièce. Une immense baignoire grise à pieds dorés est placée au milieu. Je m'en approche, le robinet est couvert de feuilles d'or également. Je finis par sourire.

Je n'ai jamais eu ça, je n'ai jamais connu ce luxe. Même si mon oncle est le gouverneur de notre planète, il n'a pas autant de richesse qu'Hippias. Il vit dans une maison plus simple, plus grande que les autres mais pas aussi luxueuse que la chambre que l'on vient de m'attribuer. Ma main glisse doucement contre la vasque du lavabo, une grande quantité de produits de soin est posée sur une petite étagère suspendue juste à côté, de grands miroirs recouvrent le plus grand mur, celui face à la porte. Tout est divin. Je me retourne et l'androïde se tient face à moi, elle me sourit, comme toujours.

- Alors ? me demande-t-elle.

- C'est... Je n'ai pas les mots...

Elle rit doucement et me prend la main. En seulement quelques semaines, elle a su prendre une place importante dans mon cœur. Elle m'aide depuis le début à surmonter cette épreuve - qu'elle trouve peut être anodine d'ailleurs. Je suis toujours soulagée et reposée quand elle est avec moi. Elle dégage du calme, de l'apaisement, de la tranquillité. Je n'avais jamais connu cela auparavant, encore moins de la part d'une machine. Je prends alors le temps d'observer son visage, ses pommettes rosées, ses yeux verts, les quelques tâches de rousseur sur son nez, ses cheveux d'un roux sublime parsemés par quelques mèches blanches.

Tout est harmonieux chez elle, une technologie parfaite, pour répondre aux attentes les plus exigeantes. Le travail des scientifiques est précis, tellement millimétré qu'ils peuvent donner naissance à des êtres particulièrement évolués, tellement « humains ». Si elle avait été faite de chair, je lui aurais donné la quarantaine, pas plus. Son regard accroche le mien, elle ne semble pas déstabilisée de voir que je l'observe depuis quelques minutes mais presque ravie. Je lui souris et elle me prend contre elle.

- Merci, chuchoté-je doucement, merci pour tout ce que tu fais pour moi.

Son corps est froid, trop rigide. Je dois admettre que ce n'est pas agréable de serrer un androïde contre soi. J'aurais aimé un peu plus de chaleur pour me réconforter, pour me rappeler les étreintes de mon père, de ma mère. Pour pouvoir, l'espace de quelques instants me sentir une nouvelle fois aimée, choyée, protégée... Nous nous séparons, trop brutalement. Le vide ressurgit en moi en une fraction de seconde. Elle me lâche la main. J'ai l'impression de tomber.

- Tu as un entraînement avec le fils de Hippias dans quelques minutes, finit-elle par annoncer.

- Je vois... D'ailleurs, quel est son nom ?

Elle ne semble pas faire attention à mon changement brutal de comportement. La tension monte d'un cran et j'ai bien peur de ne pas être à la hauteur de cette entrevue... Elle me répond :

- Thane.

Un prénom avec des consonances bien particulières... Ce mot, que personne n'espère prononcer un jour. Cette chose que tout le monde fuit, qui n'a jamais été comprise ou acceptée. Elle est la pire ennemie de tous les êtres, un adversaire bien plus puissant que n'importe quel autre individu. C'est une fatalité... La mort... Thanatos. L'homme que je m'apprête à rencontrer possède un avenir déjà tout tracé : semer la mort sur son passage, détruire, anéantir. Une vague d'angoisse tord mon estomac et comprime mes poumons. Je manque d'air. Savoir qu'il est présent ici, dans les mêmes bâtiments, me terrorise. Comment vais-je survivre ?

Skepsi, comme pour me ramener à l'instant présent, m'explique alors que ma combinaison est spéciale. De minuscules poches sous mes poignets renferment de petits couteaux qui se libèrent quand je serre les poings. Ces technologies sont typiques de Thumos. Cette planète abrite les plus grands guerriers mais surtout les plus importants fabricants d'armes. Il est donc primordial que tous les nouveaux armements soient équipés des dernières technologies. Plus sensibles, plus tranchantes, plus connectées, plus discrètes, ces équipements sont redoutables et permettent à tous ceux qui les possèdent de devenir de véritables machines de guerre. Elle m'indique aussi que mon mouchard a été activé pour bloquer mes flux dans le but de protéger Thane, pour que cet entraînement se déroule en toute sécurité.

Effectivement, je n'avais même pas remarqué que mon énergie ne surgissait plus. Je ne me suis pas encore acclimaté à vivre avec. Pourtant, dès qu'elle me l'indique, je me sens vide, nue, déstabilisée. Je tente de rester calme. L'androïde essaye de me rassurer.

- Tu vas y arriver, j'en suis persuadée. Juste une chose... n'oublie pas de rester sage, me dit-elle avec un clin d'œil.

Je n'ai pas le temps de lui répondre que deux soldats - toujours munis de gants - viennent me chercher. Ils me menottent et agissent comme la dernière fois que je suis sortie. Les deux hommes me tirent, me traînent à travers un dédale de couloir en enfonçant leurs doigts dans mes bras, comme pour s'assurer que je suis bien « humaine » et que je ne leur échapperai pas...

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