CHAPITRE DIX




Le vaisseau se pose sur une couche importante de neige. Le commandant ouvre le pont avant pour permettre à son prince de sortir. Les moteurs sont éteints. Il fait encore nuit. Le silence envahit les alentours. Kraśt visse une chapka sur sa tête. Il se regarde dans l'un des rétroviseurs de l'engin, éclairé par une petite lumière. Il ne peut se retenir de rire, se trouvant soudain ridicule.

- Si on m'avait dit que j'aurai une tronche d'andouille dans ce bonnet ridicule. Heureusement que la honte ne tue pas ! lance-t-il entre deux rires tentant de détendre l'atmosphère.

Mais Thane ne lui répond pas. Il s'extrait de la cabine difficilement.



THANE

Le vent glacial me dévore le visage. Une bourrasque plus violente me décoiffe et je peine à rester debout. De la neige est soulevée en grande quantité, il est presque impossible de voir devant soi. Mes douleurs m'ont quitté mais j'ai l'impression de vaciller à chaque pas. Mes bottes s'enfoncent profondément avant de rencontrer une couche de glace.

- On est posés sur un lac ? demandé-je au soldat s'extirpant à son tour du vaisseau avec un sac.

- Non, la terre est tellement gelée depuis des siècles qu'elle s'est durcie. Faites attention à ne pas glisser.

Nous marchons l'un derrière l'autre, tentant désespérément de nous repérer dans ce blizzard. Kraśt sort alors une torche de sa besace. Cette dernière est ridicule, bien trop grande pour l'homme qui la porte. Elle est en cuir et déchirée à certains endroits, la plupart des coutures menacent de céder, elle a des tâches de gras et d'encre.

- Vous n'aviez pas encore plus usé ? dis-je en me moquant.

Le soldat baisse les yeux sur son bagage et lâche un long soupir.

- Je n'avais pas le choix. C'était le seul truc qui faisait barbare..., se défend-t-il en riant une nouvelle fois.

Sa main fouille dans le sac et il en sort un briquet. Je mets face à lui quand il essaye d'allumer la torche pour couper l'action du vent et permettre au tissu imbibée d'huile de prendre feu.

- On ne pouvait pas simplement amener l'une des lampes portables fabriquées par les Kerausiens ?

- Où comment nous faire cramer au premier villageois rencontré. Ils n'ont pas accès à ces technologies. Ils n'en n'ont jamais voulu alors nous ne serions pas vraiment discrets et surtout pas crédibles en tant que Voístien avec ce genre de choses. Déjà qu'à mon avis, nous sommes un peu trop maigrichons pour être des chasseurs de phoques et de baleines sanguinaires...

Kraśt prend un ton de plaisanterie mais la tension en lui tire les traits de son visage en un rictus qui semble douloureux à cause du vent glacial qui nous fouette les joues. Nous reprenons notre chemin après avoir allumé la torche. Le soldat prend la tête et je me contente de le suivre, une main discrètement accrochée à son manteau pour ne pas tomber. Les poils de la fourrure sur mes épaules viennent me chatouiller les oreilles et la nuque. Je frissonne.

Le blizzard nous engloutit en quelques secondes, le feu peine à rester allumé. Mes yeux se plissent pour ne pas être aveuglés par la grêle et les nombreux flocons de neige qui s'écrasent sur moi. Nous ralentissons notre marche. Kraśt me passe la torche et sort une boussole de son sac miteux, il tapote sur la vitre de cette dernière. Son souffle se mêle aux particules gelées.

- Nous devons rester sur l'axe du nord-est pour trouver le premier village. Si nous arrivons à accélérer la cadence on pourra y arriver avant demain soir.

- Vous avez prévu de dormir dehors ?! m'exclamé-je. On va crever de froid.

- Non, vous voyiez bien que je n'ai pas pris de tente. Nous devrons marcher sans nous arrêter, sauf pour boire et manger un peu. Si nous nous arrêtons nous risquons d'être repérés ou de nous faire bouffer par des loups.

- Même en marchant les loups seront capables de nous bouffer, dis-je amèrement.

- Au moins, nous n'aurons pas à émerger d'un sommeil profond et nous serons prêts à nous défendre. Tant que notre torche brûle, nous ne risquons rien. Gardez votre épée à portée de main, au cas où.

Instinctivement, ma main libre vient glisser contre mon arme cachée sous mon manteau. Kraśt me reprend la torche et la sensation de chaleur me manque quand la flamme s'éloigne de moi. Mes orteils sont déjà congelés dans mes bottes bien trop fines pour ce genre de climat. Mes doigts gantés sont douloureux, le froid semble les grignoter tout autant que mon nez et toutes les extrémités de mon corps, qui elles, sont à découvert.

Je me raccroche discrètement au soldat devant moi. Si je tombe, je ne suis pas certain de pouvoir me relever. Je vérifie alors que ma boîte de pilule est toujours dans l'une de mes poches. Je ne peux retenir un long soupir de soulagement quand je la sens au creux de mon manteau.

Nous accélérons autant que nous le pouvons, autant que la neige nous le permet.


**

Les deux soldats s'enfoncent dans une vaste forêts de pin menaçant de s'écrouler sous le poids de la neige. Le vent puissant siffle entre les branches, soulevant encore davantage de flocons blancs. Ils ne parlent plus depuis plusieurs minutes, plusieurs heures, trop concentrés pour continuer d'avancer. Kraśt n'a pas ressorti sa boussole. Thane ne sait pas s'ils avancent réellement dans la bonne direction. Il serait tellement facile de se perdre dans ce désert de glace. Tous les rochers se ressemblent, tous les arbres ont les même feuillages, les mêmes épines. La torche a faibli depuis quelques mètres. Un grand craquement suivi d'un bruit sourd secouent les environs. Le prince sursaute et lâche le manteau du soldat devant lui, prêt à dégainer son arme.

- Du calme preÿo. Ce n'est qu'un arbre qui vient de s'écraser au sol, dit Kraśt pour calmer son prince.

- J'ai l'impression que nous ne sommes pas seuls, s'inquiète Thane.

- C'est l'effet des forêts. On a toujours l'impression d'être observés, entre les chouettes hurleuses, les biches, les élans, les bisons. Elles sont toujours habitées. De toute façon, nous devons nous arrêter pour changer le tissu de la torche.

Kraśt se retourne vers Thane qui recule de quelques pas, tentant de se détendre. Il prend la torche des mains du soldat. Le commandant fouille dans son sac. Le prince enfonce le bois enflammé dans la neige pour l'éteindre. Les deux hommes se chargent de retirer le tissu trop peu imbibé pour le remplacer par un nouveau. Ils distinguent difficilement leurs propres mains dans la nuit noire et le blizzard n'arrange rien.

Leurs mains tremblantes peinent à suivre des gestes précis. Les gants affectent leur dextérité. Des branches craquent, des aiguilles de pins tombent sur eux à chaque bourrasque de vent. S'arrêter est une torture pour Thane qui commence à sentir les effets des anti-douleurs le quitter. Ses jambes tremblent, les muscles de tout son corps se tendent, il en perd le contrôle.

- Dépêchez-vous, souffle Thane entre deux spasmes de douleurs.

- Je fais ce que je peux. Je n'arrive pas à faire tenir le tissu en haut de la torche. Il glisse. Si je l'allume comme ça, on va se brûler les doigts et risquer de faire prendre feu à nos vêtements, se défend Kraśt.

Thane se frotte les bras pour tenter de garder le contrôle, de se réchauffer. Ses dents claquent. Il regrette de ne pas avoir pris sa chapka aussi ridicule que celle de son soldat. Il lève les yeux au ciel. Ses cils sont alourdis par une légère couche de glace, ses cheveux sont eux aussi emprisonnés par la neige et le froid. Le prince à l'impression d'avoir la tête plongée dans une eau glaciale, une eau qui lui dévore le crâne.

**


Kraśt est sur le point de saisir son briquet niché dans sa besace quand une énorme chose vient me bousculer et me plaquer au sol. Je ne peux retenir mon cri. Ma chute est amortie par la neige mais ma tête heurte une couche de glace. J'entends mon camarade hurler. Je n'ai pas le temps de sortir mon épée de son fourreau. Des crocs viennent saisir mon épaule, je sens mes chairs se déchirer. Une douleur insoutenable s'empare de mon côté droit. Une nuée d'yeux jaunes se jette sur moi, des grognements et des jappements glissent contre mes oreilles. Mes douleurs s'emparent de nouveau de mon corps. Je n'ai pas la force de bouger.

Des griffes me lacèrent et traversent ma peau. J'évite de peu un coup de mâchoire sur la figure. Ma main glisse difficilement jusqu'à mon épée que je parviens à sortir de son cache. Je force pour la pointer vers le ciel, la plantant dans l'abdomen du loup avant qu'il ne puisse saisir ma gorge. Il lâche un long gémissement et s'affale à mes côtés. Deux autres se jettent sur moi. L'un me saisit le bras, l'autre mord mon épaule déjà transpercée. Mes hurlements hantent la forêt et viennent se mêler aux aboiements de la meute.

Mon épée vient couper la tête du plus gros et je repousse l'autre en lui assénant un coup de poing dans le museau. Il faut absolument que je me relève. Je prends appuie sur mes mains. La douleur dans mon épaule me paralyse, du sang s'en écoule mais la fourrure a limité les dégâts. Je n'arrive pas à repérer les loups dans cette obscurité, leurs pas feutrés ne sont entendus qu'au dernier moment. Je ne trouve pas Kraśt mais je l'entends crier.

Je me retourne, empoignant plus fermement mon épée quand de grandes décharges courent dans tous mes muscles. Un tas de fourrure, de pattes, d'oreilles et de crocs est entassé sur une masse plus sombre.

- Kraśt ! crié-je. Kraśt !

Je ne sais pas ce qui me donne la force de courir vers mon soldat mais je me précipite sur la meute en train de le dévorer vivant. Mon pied vient frapper l'arrière train de l'une des bêtes. Mon épée se glisse entre les côtes de plusieurs. Je martèle sans relâche le groupe qui s'est emparé de Kraśt. Les loups grognent, lâchent de terribles plaintes. L'un d'eux attrape ma jambe droite et tente de me secouer. Mon poing vient se loger entre ses deux yeux juste au-dessus de son nez. Il tombe raide mort sur la neige.

Mon attirail ralenti mes mouvements mais empêche les crocs des loups de ne pénétrer trop loin dans mes chairs. Je frappe à l'aveuglette les derniers individus perchés au-dessus du soldat. Ma lame rencontre plusieurs bêtes, elles se plaignent, me grognent dessus. De longs hurlements font écho contre les pins. Les loups déguerpissent aussi vite, aussi silencieusement qu'ils sont arrivés.

Je tombe à genoux sur la neige aux côtés de Kraśt. Il respire difficilement. Mes mains se plongent dans sa besace, je récupère la torche et le briquet. Je l'allume et la plante dans la neige pour pouvoir tenter de sauver mon camarade.

- Kraśt, ouvrez les yeux, ordonné-je.

Le commandant ouvre les yeux. Son visage, éclairé par la faible lumière, est en sang, il a perdu ses gants et son manteau, déchiquetés par les loups. La neige sous son corps est imbibée de son sang. Il me regarde et sa main à moitié dévorée vient saisir mon poignet.

- Vers le nord-est, souffle-t-il. Le village est là-bas.

De nombreux trous sur son corps laissent échapper du sang. C'est bien pire que ce que je pouvais imaginer. L'une de ses oreilles a été arrachée, son oeil droit a été crevé, ses lèvres et sa bouche sont maculées de sang. Un trou béant dans sa joue me laisse apercevoir ses dents et sa langue. Une nausée soulève mon estomac. Mes douleurs me saisissent une nouvelle fois. Je serre les dents.

- Je ne vous laisserai pas ici, je ne vous laisserai pas mourir, dis-je.

Je fouille dans le sac miteux et y trouve des bandages, certes imbibés de graisse mais ils aideront à stopper les saignements jusqu'à que nous rejoignions le village. Je m'empresse de panser ses plus grosses plaies, il ressemble à une véritable momie comme celles que l'on a retrouvé dans certains tombeaux de Thumos.

- Cessez de vous acharner, je vais vous ralentir. Laissez-moi crever ici. Je ne survivrai pas, m'ordonne le général.

Mes mains tremblent. Je sais que je prends le risque de nous condamner tous les deux mais je ne peux pas continuer cette mission sans lui. Je l'aide à se relever doucement. Mes prothèses tirent sur mes muscles et je manque de le laisser retomber. Il parvient à se tenir assis. Il tousse, laissant échappé un peu de sang.

Je récupère la boussole enfoncée dans la neige et la glisse dans ma poche. Je m'accroupis aux côtés du soldat. Mes prothèses de rotules grincent. Je serre les dents pour ne pas craquer. Le vent souffle toujours mais la neige à cesser de tomber. Je remarque que mes bottes sont tachées de sang, les crocs du loup ont traversé mon pantalon. Nous n'avons pas le temps de nous attarder sur mes blessures.

Je saisis Kraśt et le hisse sur mes épaules. Il est lourd, très lourd mais je ne peux pas le laisser ici. Plusieurs minutes s'écoulent avant que je ne parvienne à me relever avec le commandant sur le dos et la torche dans l'une de mes mains. Mon sang frappe violemment dans mes tempes. Mes jambes tremblent.

Le soldat ne riposte pas, je pense qu'il s'est évanoui mais son souffle contre mon visage m'assure qu'il est encore en vie. Je laisse mon épée plantée dans l'un des loups et je reprends notre chemin vers le nord-est. Je ne veux pas échouer.

Je suis un prince. Je suis le futur roi de Thumos, le futur roi contrôlant l'électricité, dirigeant son empire avec l'aide d'une fille de la foudre.

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