CHAPITRE CINQUANTE-DEUX
ASAL
Je me réveille. Ma chambre est baignée d'une douce luminosité. Tout est calme et j'ai l'impression d'être dans un environnement familier. Je me lève doucement et m'avance vers ma fenêtre. Mes pensées s'éclaircissent alors quand je reconnais la ville où je suis née, où j'ai grandi...
Mes mains se posent sur le rebord de ma fenêtre. Les rues pavées sont animées, des enfants jouent, des marchands vendent leurs produits, d'autres rient et parlent fort. Les baies vitrées et les portes de toutes les maisons en pierre sont ouvertes, comme si aucun danger ne planait sur notre planète, comme si tout allait bien et que nous ne craignons rien.
L'énergie de Keraunos transite dans les câbles transparents qui relient toutes les habitations. La végétation est toujours aussi abondante, près d'une fontaine pousse un immense olivier et un couple se repose sous son ombre. Du lierre s'empare de quelques murs de la ville, des parterres de fleurs entourent chaque entrée.
J'aperçois mon frère et ma mère discuter avec de vieux amis. Une vague d'émotions me submerge. Je descends et trouve avec surprise dans la cuisine, mon père, assis à table avec une tasse de café fumante posée sur son plateau. Ses cheveux toujours grisonnants, ses épaisses veines saillantes sous la peau de ses mains et de ses bras. Mon corps se met à trembler, non, c'est impossible...
- Papa ? l'interpellé-je timidement.
Il se retourne alors vers moi et son visage s'illumine. Mon père bouscule la table un peu brusquement, du liquide noir vient s'écraser sur le bois vernis. Il ouvre lentement ses bras et je me jette à son cou. Je le serre aussi fort que je le peux et il m'imite.
Nous sommes tous les deux secoués par de violents sanglots. Mes pieds quittent le sol, je retrouve son odeur, son parfum qui m'ont tant manqué, son étreinte pleine d'amour, le battement de son cœur, le sentiment de sécurité qu'il dégage et sa force.
- Mon amour... je te croyais perdue. Cela fait tellement de temps que je t'attends. Je t'aime.
- Je t'aime papa...
Nous nous séparons après une longue étreinte et ses ambrés accrochent les miens. Il me prend doucement les mains mais reprend un air très sérieux sans pour autant adopter un ton réprobateur.
- Asal... que s'est-il passé ?
- J'ai échoué papa... je voulais les sauver. J'ai tout fait pour sauver leur... sa vie, je ne souhaitais pas qu'il souffre et pourtant...
- De qui me parles-tu ? demande-t-il, perdu.
- Thane. Le fils d'Hippias, j'ai voulu qu'il s'échappe avec moi, qu'il réussisse à s'en aller mais... j'ai échoué.
- Pourquoi tu voulais le sauver ?! s'exclame-t-il en fronçant les sourcils.
- Parce que... parce que je me suis rendue compte que je n'étais pas indifférente, qu'il comptait énormément pour moi, que ce soldat était tout ce que j'avais de plus cher après votre mort. J'ai envie que tout cela s'arrête .
- Mon amour... tu es la jeune fille la plus forte de toute notre galaxie. Non, n'abandonne pas. Tu te dois de te battre jusqu'à ton dernier souffle pour ceux que tu aimes. Peu importe leur origine, leurs pensées, leur passé, ce qu'ils t'ont fait subir. Personne ne peut te contrôler, tu peux y arriver parce que tes ennemis te craignent, ils ont peur de ne pas pouvoir prendre le dessus, ils sont terrifiés à l'idée de perdre le contrôle de la situation. Tu vas réussir. Je le sais et je l'ai toujours su. Tu es formidable.
Je reste muette face à de telles paroles. Papa est un homme incroyable qu'aucun autre ne peut égaler. Il est sage, patient, bon, compréhensif, attentionné et il a beaucoup d'estime pour chaque être humain et il n'a même pas jugé Thane.
Nous nous étreignons et restons accrochés l'un à l'autre pendant de très longues minutes, silencieux. Nous n'avons pas besoin de parler plus. Mon flux se réveille soudain et celui de mon père également. Nos deux énergies se confondent et beaucoup de puissance émane de nos deux corps. C'est une sensation formidable.
Je prends alors le temps de lui dire un merci, sincère et plein de sentiments. Je ferme les yeux et soudain j'ai l'impression de voler. Le vent souffle paisiblement, l'air est doux.
« Merci. »
**
Je me réveille lentement, sans cri, sans douleur, sans sanglot, sans tremblement, sans angoisse. C'est incroyable. Je me lève presque immédiatement, je ne vois pas l'intérêt de rester allongée. Les chaînes accrochées à mes membres me rappellent à l'ordre et je vacille. Ne pas craquer, rester forte.
Je viens m'avancer le plus possible vers l'une des fenêtres. La tension de mes liens devient plus importante et je serre les dents. Mon regard se jette dehors et c'est comme si tout mon esprit se précipitait à sa suite. Je ne suis plus dans la demeure d'Hippias, ni dans celle de Thane. Je ne suis plus sur Thumos, plus de problèmes, l'esprit presque tranquille.
Je me souviens des cris d' enfants qui jouaient, des rires, des chants, des visages heureux, des arbres centenaires. Je me souviens de chaque rues pavées, de la place face à l'hôtel de ville et de sa fontaine gigantesque. Je me souviens du ruisseau à côté de la maison. Je me souviens de la cuisine simple, des meubles en bois et peints en gris, du vieux parquet, des rideaux horribles que maman avait ramené du marché, de notre salon articulé autour de l'imposante cheminée, de l'immense tapis tissé par la mère d'Iremia aux couleurs pastels, des dizaines de photos de nous accrochées aux murs.
Je me souviens des hectares de plaines couverts de fleurs, des forêts au feuillage abondant, du puits à quelques kilomètres de Tæna et du lac où j'avais l'habitude de me baigner avec mon frère, sa fiancée et Iremia. Des images reviennent par centaine, elles s'accumulent dans mon esprit, s'entrechoquent.
Je ne peux pas les retenir et étrangement elles ne me font presque aucun effet. Suis-je devenue insensible à mon passé ? Est ce que j'ai réussi à faire mon deuil ? Ou suis-je à présent un monstre qui ne ressent plus rien, qui n'a plus d'empathie ? Je n'arrive même pas à pleurer. Ce changement d'état d'esprit est trop brutal, trop violent.
Hier, je suis certaine que ces souvenirs m'auraient anéantie. Et Thane ? Que s'est-il réellement passé après notre entretien ? La scène de mon rêve repasse alors dans ma tête. Ai-je été sincère avec mon père ? Ai-je vraiment des sentiments pour le fils d'Hippias ? Ou est-il seulement la chose à laquelle je me raccroche pour essayer de survivre..?
Mes rêves ont toujours été étranges et je ne suis pas sûre qu'ils reflètent la réalité. Et si c'était tout simplement mon inconscient qui s'exprimait ? Je sais qu'au fond de moi, je ne veux pas faire de mal à ce soldat. Je ne veux pas le voir mourir contrairement à ce que je peux penser. Est-ce que mon cœur aurait gagné face à ma raison ? Puis-je lutter contre ces sentiments ? Non. Je ne peux plus me mentir. Thane est devenu essentiel pour ma survie, il est celui avec qui je veux mourir.
Je finis par revenir à ma place initiale. Je viens m'asseoir sur le parquet en tailleur. Il faut absolument que je mette au clair toutes ces choses. La faim martyrise mon estomac, la déshydratation me détruit la bouche et provoque une douleur cinglante au niveau de mes reins. Je me sens soudain si faible... Tous ces changements d'états me fatiguent et j'ai l'impression de devenir folle, de perdre pieds, de ne plus rien contrôler.
Mon flux est presque éteint, les lumières ne dansent plus, elles restent statiques. Rien, plus rien n'anime ni ne réchauffe mon corps qui souffre jours après jours. Je n'ai plus envie de me battre, plus envie de refouler toutes ces pensées. Je me mens à moi même depuis le début et je me voile la face quant aux sentiments que j'éprouve pour Thane.
Je ne veux pas accepter le fait que je devienne progressivement un monstre. Je n'ai pas de culpabilité après avoir tué un homme, je n'ai pas agi en voyant le fils du tyran souffrir, j'aurais pu faire plus. Je ne ressens presque plus rien en repensant à ma vie d'avant. Suis-je en train de me transformer ? Est-ce que ce changement sera irréversible ? Mes poings se serrent, les chaînes sont un poids de plus face à cette épreuve. Un long soupir m'échappe.
**
La nuit est tombée. Les seules sources de lumières sont les rayons des Lunes s'écrasant contre les dizaines de vitres de la pièce. Je me laisse tomber sur le parquet glacé et poussiéreux. Le choc se répercute dans toute la pièce. Et que va-t'il se passer à présent ? Je n'ai jamais eu autant le sentiment de couler, d'être attirée vers le fond, de ne pas pouvoir sortir la tête hors de l'eau...
Quelqu'un entre alors en trombe dans la pièce. Je me relève dans un sursaut, mon rythme cardiaque s'accélère, mes sens sont en alerte. J'aperçois alors Harry. Il se précipite vers moi, il a une démarche toujours aussi étrange et le voir tanguer m'avait presque manqué.
- Asal ! dit-il.
Une fois à ma hauteur, il s'accroche à mon épaule pour ne pas vaciller.
- Cette nuit est ta dernière chance de sortir. Tu n'auras plus l'occasion si tu ne la saisis pas.
- Pourquoi cette nuit ? Cela doit faire au moins cinq jours que je suis enfermée ici sans aucun contact avec qui que ce soit et toi, tu me dis maintenant en pleine nuit que je peux m'enfuir ? répondé-je un peu sèchement.
Harry semble un instant chercher ses mots puis il reprend.
- Cette nuit Asal. Tu peux partir cette nuit. Tu peux essayer de sauver Thane et t'enfuir avec lui ou partir seule et quitter cette planète.
- Quelles sont mes chances de survie dans les deux cas ? demandé-je.
Je lui pose cette question parce que je sais très bien que les androïdes ont une capacité folle de calcul et d'estimation. Ils sont programmés pour manier les chiffres et calculer les probabilités à une vitesse impressionnante. Je le vois se figer un instant. Il doit être surpris de ma question. Harry finit par répondre :
- 10% de chance si tu veux le sauver. 60% si tu pars seule.
- Tu m'aideras ? Peu importe mon choix ?
- Je ne peux pas t'aider Asal. Seulement te prévenir de l'opportunité. Je pourrais essayer de retenir certains soldats ou dans le pire des cas Hippias. Mais je ne peux pas t'aider à sauver Thane ou même ta propre personne. Cela diminuerait les chances de t'en sortir.
- De combien ?
- Si je réévalue les chances : 1% de chance pour sauver Thane et 20% de chance pour te sauver seule.
Mon choix est déjà fait depuis le début. Je n'ai pas besoin d'y réfléchir.
- Comment suis-je censée trouver la sortie ? Je ne sais même pas où je me trouve exactement, le questionné-je.
- Tes lumières t'aideront, annonce-t-il.
Il sort alors plusieurs clés de ses poches et défait mes liens un à un. Harry reste silencieux et refuse de m'en dire plus. Ses mains tremblent, je ne sais pas si cela est normal. Il semble nerveux. Mes mains et mes pieds brûlent quand un flux de sang vient les irriguer de nouveau correctement. Je les secoue, comme pour me préparer. Mes yeux se posent sur Harry. Il relève doucement la tête vers moi et me sourit.
- Bon courage Asal. Sois prudente. Tu pourras sortir une fois que j'aurais quitté la pièce.
Il soupire puis se dirige vers la porte. Avant de la refermer derrière lui, il murmure :
- Adieu Asal. Bon voyage.
La porte le fait disparaître et je me précipite alors vers cette dernière. Courir me fait atrocement souffrir. Je n'avais pas bougé depuis plusieurs jours et mon corps a du mal à suivre. Je me retrouve alors dans un long couloir. Harry a déjà disparu. Mon énergie s'éveille et mes lumières me tirent vers l'arrière. Je fais volte-face et suis leur direction. Elles sont faibles. Je ne sais pas si elles pourront me guider jusqu'au bout. Je ferai tout pour sortir d'ici.
Des dizaines de possibilités s'offrent à moi quand les premières portes apparaissent. Pourtant, je continue tout droit. Même si le courant qui me traverse est faible, il me tire toujours plus loin. Je sais seulement que les appartements d'Hippias sont séparés de la demeure principale, il est donc logique de penser que je ne puisse pas le croiser dans les couloirs et donc qu'aucune des portes que je traverse ne puisse me mener dans la gueule du loup.
Mon flux me pousse soudain vers la gauche. Je prends la porte qui correspond. J'entre alors dans le salon. J'ai déjà vu cette pièce. La nuit où je suis sortie, j'avais croisé Thane ici et m'étais endormie devant le feu de cheminée. Mais aucune autre porte n'est présente dans cette pièce. Les meubles ont bougé. Tous sont bloqués contre les murs, laissant un grand vide au centre de la pièce. Des dizaines de miroirs ont été placés sur les murs. Je ne tarde pas à sortir d'ici. Mes lumières s'agglutinent vers la droite. Je tourne brusquement et emprunte une autre porte. Un autre couloir, beaucoup plus long que le premier. Je n'aperçois aucune sortie. J'accélère le pas. Je croise des centaines de tableaux, tous des portraits que j'ai déjà vu dans la demeure mais ils n'étaient pas accrochés ici... Je stoppe ma course, mes chaussures crissent sur le sol. Tout cela me paraît soudain étrange. Tout à changer, rien n'est à sa place...
Soudain, mon flux prend en puissance et des flashs me reviennent. Je ne suis plus très loin de la chambre que j'occupais. La porte se trouve tout au bout du couloir. Je m'empresse de m'y rendre.
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