CHAPITRE CINQ
- Voici ce que je vous avais promis, annonce le krievsk. C'est un sceptre conçu pour vous.
Hippias saisit l'objet dans ses mains. Toujours assis dans son fauteuil en cuir, il passe en revu les moindres détails de ce nouvel outil. Il est léger mais pourtant très solide. Recouvert de feuilles d'or, une tête de serpent vient surplomber l'ensemble menaçant d'injecter son venin mortel à quiconque oserait s'approcher de son maître. Ses yeux incrustés de pierres précieuses d'un rouge sanglant semblent hypnotiser ses ennemis.
- Il pourra vous aider à vous déplacer sans que les autres ne remarque votre boiterie. Du moins, elle sera atténuée, poursuit l'homme aux cheveux d'argent.
Les mains du gouverneur se resserrent autour du manche. Ses dents grincent. Il n'a jamais supporté qu'on le considère faible, sans défense. D'un geste vif, il vient frapper l'homme en face de lui avec son sceptre.
Le krievsk a le souffle coupé par la force du choc. Il se plie en deux en couvrant ses flancs. Il étouffe un cri.
Hippias affiche un léger sourire satisfait. Quand son regard croise celui du krievsk, son attitude change brutalement, devenant plus agressive, plus impressionnante.
- Être un ingénieur ne te donne pas la permission de me manquer de respect. Sais-tu ce que ça peut te coûter ? De manquer de respect à ton preÿi ?
- Je vous énonçais seulement les bienfaits de votre sceptre. Rien de plus. Aucun sous entendu, se défend l'homme.
- Ne pense pas pouvoir jouer au plus malin. Je ne suis pas dépourvu d'intelligence. Je sais très bien ce que tu penses. Ne me sous-estime pas. Tu perdras à coup sûr.
L'ingénieur se mord les joues pour ne pas répondre. Il ne veut pas risquer sa vie même s'il est certain que le roi dépend de son expertise, de sa science, de son expérience pour façonner tout ce qu'il désire, obtenir toutes les derniers technologies.
Il se contente de s'incliner discrètement face à son gouverneur et de s'éclipser. Certains mots pourraient lui échapper, il ne veut pas se mettre en danger, pas maintenant.
Suivant du regard la sortie de son ingénieur, Hippias attend que ce dernier ait refermé la porte pour tenter de se lever à l'aide de son nouvel objet. Il doit essuyer plusieurs échecs avant d'enfin parvenir à rester debout. Hippias s'appuie fermement sur son sceptre, tentant de trouver son équilibre.
Le gouverneur de Thumos fait quelques pas jusqu'à la porte. Ses jambes tremblent sous l'effort. Un soldat fait alors son entrée.
- Nous vous attendions preÿi pour partir vers les falaises.
- Préparez un hovercraft. Je ne pourrais pas monter à cheval aujourd'hui. Nous serons plus rapides pour ramener mon fils. Dites à mon conseiller et mon médecin de venir immédiatement. Ils doivent embarquer avec nous.
Le soldat s'exécute sur le champ.
**
Hippias a mis plusieurs minutes avant de s'accommoder à son nouvel outil et de rejoindre l'équipage. Deux généraux proposent leur aide mais ils sont vivement rejetés par leur roi. Il n'a pas besoin d'aide et il n'en aura jamais besoin.
Le roi vient prendre place à côté du pilote. La peau de son visage est tiraillée. Ses mains remuent sous la violence de la douleur. Il a l'impression d'avoir fourni un effort surhumain pour réussir à venir jusque dans la cabine. Hippias observe les centaines de commandes sur le tableau de bord. Il regrette de ne pas avoir été plus attentif quand, plus jeune, son père lui avait appris les bases du pilotage. Ce serait une honte pour lui d'avouer ne pas savoir diriger ces engins.
Après tout, il n'a pas besoin de savoir piloter des hovercrafts. Ses soldats le font pour lui. Avoir les pleins pouvoirs lui donne accès à toute sorte de services, il n'a pas besoin d'apprendre puisqu'il sait parfaitement faire exécuter ses ordres.
L'hovercraft quitte le sol et se dirige à toute vitesse vers les falaises, là où une semaine plus tôt, Hippias a jeté son fils dans le gouffre. Son conseiller s'approche prudemment de lui et vient murmurer à son oreille :
- Je ne sais pas dans quel état nous allons retrouver votre fils. Après autant de jours, le corps doit déjà avoir commencé sa phase de décomposition... Je doute que nous parvenions à le ramener parmi nous.
- Nous y arriverons. D'une façon ou d'une autre. S'il est réellement destiné à suivre votre prophétie, il reviendra, dit Hippias encore plus bas. Qu'on lance un message sur Obihas, ordonnez qu'ils préparent tout ce qu'il faut pour ramener mon fils. Le krievsk devra fournir toutes ses créations. Les médecins sur place pourront aider le nôtre à réparer le corps de Thane.
Prononcer le nom de son fils lui arrache la bouche, laissant un goût de bile amer et acide entre ses dents.
- Je me charge de contacter le dirigeant d'Obihas et de prévenir le krievsk. L'équipe sera prête à accompagner votre fils, conclue l'homme aux cheveux grisonnants.
L'hovercraft vient atterrir face aux profondes falaises. Un plus petit vaisseau se pose à ses côtés, laissant sortir une poignée de soldats. Les moteurs des engins soulèvent une grande quantité de sable, aveuglant partiellement les hommes. Quatre d'entre eux s'équipent de ceintures et de cordes avant de lancer de puissants grappins au bords des rochers. Sans perdre de temps, ils se jettent dans le gouffre.
Hippias ne prend pas la peine de descendre de son hovercraft. Il se lève et vient simplement s'approcher de l'immense vitrine donnant une vue imprenable sur l'horizon. Il fixe les falaises, comptant chaque seconde, sa main scellée sur la tête du serpent aux yeux de feu. Les moteurs des vaisseaux sont éteints pour pouvoir communiquer avec les soldats chargés de remonter le corps du garçon.
SOLDAT KRAŚT
(Général de l'armée AX56 déployée sur Ares, chargé de guider l'équipage pour le sauvetage)
Aucun des entraînements que j'ai subi ne m'ont préparé à ce genre de mission. Jamais je n'aurais imaginé devoir plonger dans un gouffre presque sans fond, plonger dans les ténèbres pour aller chercher le corps d'un prince d'à peine huit ans jeté par son père pour échapper à une malédiction, à une vision révélée par un homme aussi fou que son roi.
Je vois le visage de ma femme, de notre fils venant de naître quand mes lourdes bottes se posent enfin sur le sol. Je suis accompagné de quatre autres soldats. Nous enroulons ensemble nos cordes pour être libres de nos mouvements. Les cliquetis de nos armes contre nos armures font écho dans toute la crevasse, nous donnant l'impression d'être cernés par une centaine de soldats. Mes jambes tremblent. Mon coeur palpite.
Je ne dois pas montrer ma peur à mes camarades. S'ils remarquent que je suis autant effrayés qu'eux, nous n'accomplirons pas notre mission et nous serons tués pour avoir échoué.
- Drÿst, actionne la lanterne. Que tout le monde se mette en position. Je prends la tête du groupe, dis-je en tentant d'être ferme.
Mes compagnons s'empressent de m'obéir. Drÿst vient de rejoindre l'armée, il est pétrifié. Ses doigts trempés de sueur ne parviennent pas à mettre en route la lampe censée éclairer notre chemin. Je souhaite tout autant que lui de sortir de ce trou. Je viens alors l'aider en tentant de l'apaiser, nous ne pouvons pas nous permettre une quelconque crise panique, pas ici à mille pieds sous terre.
- Détends-toi. Nous sommes tous ensemble. Ces cavités ne sont pas habitées par des bêtes sanguinaires. Nous venons simplement trouver et remonter un corps. Reste derrière moi si tu le souhaite mais tends ton bras, assez pour que je puisse voir devant moi.
Son visage s'adoucit, il se calme. Je ne veux pas être le genre de général qui hurle sur ses recrues. La tâche est déjà assez difficile comme cela. Deux de mes hommes, les plus jeunes, n'ont encore jamais vu de corps, de sang, de chairs déchiquetées. Je redoute moi-même la vision qui nous attend.
Chacun prend sa position. Nous nous plaçons les uns derrière les autres, tenant fermement un morceau de corde raccordé à nos tailles, pour ne pas se perdre. Il est presque impossible de voir ses propres pieds, je refuse de perdre un homme dans cette océan sombre.
Drÿst avance son bras au maximum pour m'éclairer la voie. Je ferme les yeux un court instant, tentant de me concentrer le plus possible avant de me mettre en marche. Nous ne devrions pas tarder à trouver le corps de Thane. Les instructions d'Hippias ont été très claires, évidemment, il s'est chargé de le foutre dans la crevasse lui-même.
Un vent glaciale s'engouffre dans les falaises, nous figeant presque sur place. J'entends Ley, un soldat encore plus jeune que Drÿst réciter une prière espérant qu'il ne perde pas la vie aujourd'hui, dévoré par des monstres invisibles. Ses chuchotements viennent caresser mes oreilles et je me surprends à réciter les paroles en même temps que lui.
Les deux soldats fermant la marche sont de mon âge. Je n'ai jamais été en contact avec eux, je n'ai pas pris la peine de demander leur nom avant de sauter dans le gouffre. L'un souffle, agacé par le comportement des plus jeunes, l'autre reste silencieux.
La lueur faible de la lanterne me permet difficilement de voir à plus de trois mètres devant nous. Ces lampes sont conçues et produites sur Keraunos. Certains Kerausiens peuvent enfermer une partie de leur flux dans des objets, nous donnant la possibilité d'avoir accès à différents outils lumineux. Pour ce modèle, le flux est réveillé grâce à un bouton ouvrant une petite trappe donnant accès à la partie transparente de la lampe. Le reste du temps l'énergie est contenue dans un compartiment (la partie inférieur de la lanterne) dans un noir complet pour préserver sa puissance. Elle se meurt après des dizaines d'utilisations puisqu'elle n'est pas nourrie par un hôte vivant.
Après plusieurs minutes de marche, je lève la main dans un geste vif pour indiquer silencieusement à mes camarades de s'arrêter. Ils s'exécutent immédiatement, les semelles de leurs bottes crissent contre les cailloux. Je perçois une masse au loin, affalée contre un rocher un peu plus éloigné. J'ai l'impression que mon cœur manque plusieurs battements.
Mon sang bouillonne dans mes veines alors qu'un courant glaciale parcourt ma colonne vertébrale, saisissant tout mes muscles. Mon estomac se serre, des nausées contractent ma mâchoire. Mon corps tout entier se met à trembler et je n'arrive pas à le cacher à mes compagnons.
Toute mon équipe est figée, les plus âgés ne se plaignent plus. Les plus jeunes sont pétrifiés comme changés en statue. Pourtant, nous ne voyons que cette ombre écrasée contre la rocaille. La lumière ne nous donne pas encore tous les détails de cette scène macabre. Un courant d'air chaud se jette dans le gouffre soulevant une odeur immonde. Une odeur que je ne connais trop bien. L'odeur de la mort.
Les relents me saisissent la gorge, me brûlent les narines, nouent mon estomac, le tordent dans tous les sens. Ley se met à vomir, suivi de Drÿst. Les deux derniers soldats repoussent les deux jeunes pour ne pas être aspergés de bile.
- Il faut encore avancer, dis-je, la mâchoire serrée.
- On ne peut pas tant que les deux gamins continuent de vomir, grogne l'un des soldats plus âgés.
Ley et Drÿst éprouvent des difficultés à reprendre leur souffle. Je me retourne. Leur front est trempé de sueur, leur teint est pâle, ils sont livides.
- Bienvenus dans la réalité les garçons, lancé-je. Nous devons le récupérer maintenant. Donnez-moi le sac mortuaire et mes gants.
Ley se ressaisit quelques secondes pour me donner ce dont j'ai besoin pour terminer ce "sauvetage". Nous nous détachons les uns des autres pour être plus libres. Les deux jeunes viennent s'asseoir côte à côte pour reprendre leurs esprits. Ley finit de rendre le contenu de son estomac. Drÿst ne peut retenir ses larmes. Ceux de mon âge viennent me rejoindre. Nous enfilons nos gants, déplions le sac de transport. Je prends la lampe avec moi et nous trouvons le courage de nous avancer jusqu'au corps.
L'odeur est insoutenable et vient se mélanger au vomis. Je manque de perdre l'équilibre presque assommé par ces relents immondes. Nous décidons de nous couvrir le nez et la bouche avec des foulards pour tenter d'atténuer l'acidité des émanations qui viennent dévorer nos narines et notre gorge. Je pose la lampe sur une petite pierre coincée au dessus de nos têtes. La lueur éclaire alors le corps du garçon.
Nous nous retenons de rendre notre repas tout comme nos deux camarades encore secoués. Je dois détourner le regard un moment pour reprendre mes esprits, pour ne pas laisser mon mental abandonner.
- On aurait dû faire descendre le médecin, craché-je, en colère de devoir manipulé un corps. Il aurait pu installer le gamin dans le sac lui-même.
- Tu sais très bien qu'il est trop important pour être envoyé dans ce genre d'endroit, répond amèrement celui qui s'est rapproché encore plus près de Thane.
C'est une véritable vision d'horreur. Tout le corps est bouffi, gonflé, ses vêtements imbibés de sang, déchirés. Ses yeux d'un aspect laiteux semblent être sur le point d'exploser, encore figés dans une expression d'effroi. Ses cheveux sont collés par la sueur et le sang. Ses membres sont disloqués, son crâne ouvert. Il est méconnaissable. Un véritable monstre. Un teint blafard, un corps sale, qui commence à se décomposer dangereusement sur un océan de sang séché.
Le soldat placé à mes côtés vient me donner une tape sur l'épaule comme pour me ramener sur terre.
- Nous devons faire vite, dit-il calmement.
Je me reprends et aide mes camarades à emballer le corps en tâchant de ne rien laisser, en essayant de ne pas le détruire davantage. Les membres du garçon sont rigides mais j'ai l'impression qu'ils vont se désintégrer dans mes mains. Je tente de contrôler ma force pour ne pas enfoncer mes doigts dans la chair pourrie. Je suis pris de vertiges après avoir refermé le sac. Je me laisse tomber par terre. Mes compagnons tentent de me relever.
- Pas maintenant Kraśt, me presse le plus grand. Pas maintenant. On doit faire remonter le corps. Tu pourras craquer après.
Je suis surpris quand il prononce mon nom mais je suis surtout étonné de leur empathie. Eux qui ne semblaient pas en avoir pour les deux plus jeunes quelques minutes plus tôt. Peut-être seulement pour paraître plus dur alors que la situation les terrifie tout autant que Ley et Drÿst. Ils me remettent sur pieds et nous nous chargeons de sécuriser le sac en l'entourant de cordes reliées à de nombreux grappins. Nous lançons ces derniers à l'aide de fusils, ils plantent leurs griffes fermement au bord de la falaise.
Nous émettons plusieurs sifflements en discontinu pour annoncer que le corps est prêt à être remonté. En quelques secondes des soldats viennent tirer les cordes. Le corps se soulèvent et rejoint rapidement la surface.
Une grande fatigue s'abat sur moi sans prévenir. Je me sens vide, complètement sous le choc. J'ai participé à de nombreuses guerres, exécuté de nombreux ennemis mais ça n'était rien comparé à ce que nous endurons là. Nous venons d'assister à la plus grande barbarie de l'univers : un père jetant son fils dans un gouffre, sans pitié, sans remords. Voilà son corps déchiqueté, détruit, maintenant récupéré parce qu'Hippias en a décidé ainsi.
Je sais pertinemment que nous ne devons pas remettre ses actions en question mais je ne peux m'empêcher de ressentir une grande injustice, du dégoût pour celui qui est à l'origine de ce massacre.
Ley se racle la gorge, ramenant mon esprit avec mes camarades. Nous nous mettons en position pour lancer nos grappins et rejoindre la lumière.
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