37- Garder un secret
Cinq minutes se sont écoulés, peut-être même dix sans que Théo ne dise un mot. Son visage n'affiche aucune expression, cependant ses doigts ne cessent de triturer et d'entortiller nerveusement le matricule de Thomas. Ce dernier est dans le même état que lui, n'osant plus bouger, pas même pour se rhabiller ou arracher les sangsues qui s'accrochent à sa peau et lui aspire le sang. Il n'arrive pas à croire que quelqu'un ait découvert son secret. Encore. Qui plus est Théo, celui dont il a voulu se venger, qu'il a détesté, puis aimer. Non, Thomas ne réalise toujours pas que celui dont il est tombé amoureux vient de le démasquer.
Après de longues minutes de silence, Leonhard est le premier à prendre la parole :
- Bien ! Je crois qu'il faut qu'on discute Renzi.
- J-je dois partir, interrompt brusquement Théo.
Il tente alors de détaler à toute vitesse, peu importe s'il n'a pas rendu à Thomas son matricule. Mais Leonhard, bien décidé à ne pas le laisser filer, le rattrape avant qu'il n'atteigne le point de campement. Il lui fait une clé de bras, de sorte à l'immobiliser puis l'emmène de force dans la cabane abandonnée près de la rivière.
Thomas assiste de loin à la scène, il se sent impuissant, perdu et terrifié. Ses membres semblent s'être liquéfiés, il peine à suivre le sergent dans la cabane, titubant presque sur le chemin. Sentant le froid le mordre, il arrive tout de même à se ressaisir et à se rhabiller. En entrant dans la petite bâtisse, il découvre l'endroit envahi de poussière et d'une odeur désagréable. Il retrouve Théo assis malgré lui dans un coin. Il paraît amorphe, plus mort que vif, ses yeux affichent une certaine lueur et se mettent à scruter l'adolescent de haut en bas. Ce dernier ressent un malaise insoutenable, et détourne les yeux.
- Bon fillette, reprend Leonhard sérieusement. On a dix minutes pour le tuer et maquiller ça en suicide, ou pour le briefer sur la situation.
- Quoi !? S'exclame Thomas sans se soucier de la voix aiguë qu'il prend. Non... Non, on ne peut pas le tuer !
- Putain, mais c'est quoi ce bordel ! Réagi enfin Théo. Thomas... C'est quoi ce délire ! Depuis quand t'as des seins ? Et pourquoi... Qu'est-ce que te faisait Leonhard ?
Il passe ensuite ses doigts entre ses cheveux blonds, s'arrachant les racines sous la pression, et murmurant sans cesse qu'il ne comprend plus rien.
Leonhard le toise d'un air halluciné avant de le questionner avec fureur :
- Qu'est-ce que tu insinues gamin avec tes propos de camé en plein bad trip ?
Il ne répond pas mais son regard reste lourd d'incompréhension, sa respiration devient de plus en plus forte et saccadée. Thomas ne l'avait jamais vu dans un état de panique aussi extrême. Il décide alors de prendre les devants et de tout avouer, en espérant que Théo sache garder un secret.
- Je suis... Prononce-t-il, mais les mots se coincent dans sa gorge. Je suis une fille.
Sa voix est bien plus aiguë, plus aiguë encore que la voix de Judy lorsqu'elle fond en larmes. Et ce soudain changement d'intonation fait tressaillir Théo qui relève subitement la tête pour le dévisager une fois de plus.
- C'est quoi ces conneries ? Mais pourquoi ?
Leonhard lance un regard appuyé à Thomas, puis tapote plusieurs fois sur sa montre lui signifiant qu'il est grand temps de tout expliquer. Le jeune homme inspire profondément, et s'en suit alors un récit qui paraît interminable. Tout commence par les mystérieuses affaires de son père, suivi de l'assassinat de sa mère et de son frère. Il évoque le rôle qu'a tenu Chloé en tant que soutien moral, avant de préciser le danger qui rôde autour de lui. Et enfin, il parle d'une voix de plus en plus faible, de son changement d'identité. Il laisse ensuite le sergent Leonhard poursuivre lorsque vient le moment où il découvre le premier la vérité.
Théo n'a qu'une seule réaction, un haussement de sourcils, rien de plus. Il demeure inébranlable. Thomas semble tout de même déceler une lueur de colère dans ses yeux. « Mais pourquoi de la colère ? » Tout au long de son récit, rien n'est susceptible de l'énerver, au contraire, ne devrait-il pas être compatissant ? Lui qui a aussi perdu ses parents.
- C'est bon, intervient Leonhard, on a plus le temps. Alors Renzi, Tu tiens ta langue ou pas ?
- Qu'est-ce qui se passe si je ne tiens pas ma langue ? Conteste-t-il avec un air de défi.
Il croise ensuite les yeux de Thomas qui sent instantanément les larmes lui parvenir. Il ne peut pas croire que Théo veuille le dénoncer. Pas lui. Depuis qu'il l'a rencontré, tellement de sentiments et de sensations se sont bousculés en lui. De la haine, de l'amour, de l'angoisse, du tourment, tant d'émotions qui se sont entrecroisées, qu'il n'avait jamais connues auparavant. Et celui qui lui a fait connaître ça, serait prêt à mettre sa vie en danger. Thomas ne le supporterait pas.
- Le plan pour ton suicide est toujours d'actualité, répond Leonhard suivi d'un sourire machiavélique.
Il dévoile légèrement l'arme à feu accroché à sa ceinture. Malgré cela, Théo reste stoïque, il s'attarde quelques secondes sur le révolver, puis replante ses yeux dans ceux de Thomas.
Il hoche la tête et murmure sans aucune conviction :
- Je ne dirais rien.
***
Au moment de dîner et dans un froid atroce, Johan répète la même action que lors du repas précédent. Il tente d'arracher le couvercle d'une boîte de conserve, il y arrive après plusieurs minutes de forces et de détermination. Encore des haricots. Thomas n'avait déjà pas le cœur à manger, et encore moins en voyant la chose dégoulinante qui se présente dans son assiette. Son ventre cri pourtant famine, mais plutôt mourir que d'avaler cela.
– Les filles veulent qu'on mange ensemble, déclare Chris, ça te dit ?
– Ça ne me pose pas spécialement de problème, rétorque l'adolescent d'un air blasé. Mais en ce qui me concerne, je refuse de manger ça.
Chris répond en haussant les épaules, la nourriture ne semble pas l'écoeurer, ou bien, il se contente juste de manger ce qu'on lui donne.
Assises sur leur k-way afin de ne pas être en contact avec l'herbe mouillée. Rosa, Aurore et Eva se sont toutes les trois organisées un petit pique-nique improvisé sous la lune et à l'écart des autres. Comme prévu, Thomas et Chris les rejoignent. Ils retrouvent très vite l'habituelle ambiance du réfectoire, notamment grâce aux discussions farfelues de Rosa et Aurore, et aux propos timides d'Eva. Après la longue course à pied qu'est le trail, rien n'est mieux que de se détendre avec des amis.
Sauf quand un regard indiscret s'immisce.
– Thomas, questionne Rosa avec doute, tu sais pourquoi Théo n'arrête pas de te fixer depuis tout à l'heure ? Je pensais que c'était moi au début, mais après tout c'est toi qui as un passif avec lui.
Face à Thomas, Rosa a un aperçu de tout ce qui se passe derrière lui. Ce dernier cesse de respirer soudainement, et se retourne lentement pour tomber sur des yeux d'un vert sombre. Théo est debout, appuyé contre un arbre, il ne fait rien mis à part le fixer encore et encore. Il l'analyse, scrute chaque détail de son corps et de son visage, chaque détail qui fait de Thomas une fille sous ces vêtements un peu trop larges et sous ce masque terne qu'est son visage.
– Il est flippant, plaisante Aurore, qu'est-ce que tu lui as fait ?
– Je sais pas... Murmure le jeune homme en baissant la tête.
Il tente d'ignorer Théo, mais même dos à lui il sent ses yeux le mettre à nu. La sensation d'être épié est désagréable voire insupportable, mais Thomas suppose que cela est mieux que d'avoir été dénoncé.
Après un très mince dîner, le temps est venu de monter les tentes et d'annoncer l'extinction des feux. Par chance, les professeurs réclament que tout le monde garde ses vêtements cette nuit et ne se changent pas, car un militaire en pleine nature doit être équipé en cas d'attaque soudaine. De plus, la nuit s'annonce terriblement froide à cause de la pluie qui s'était abattue, le bois étant humide, aucun feu ne peut être allumé. Des soupirs et chuchotements de plainte et de dégout se sont fait entendre mais le débat a vite été clos.
Thomas remarque un peu tard que la tente dans laquelle il va dormir avec Chris, Alex et Johan est bien minuscule. Un frisson le parcours alors de tout son être. Il supporte tout juste le fait de dormir dans un petit dortoir en compagnie de trois garçons, même s'il les connait bien, il ne supportera pas le fait de dormir avec eux dans une tente aussi petite. « Rien que pour les ronflements de Johan » pense-t-il sérieusement. « Mais aussi pour les mains baladeuses »
L'extinction des feux a été annoncer par le sergent Werden, les groupes d'élèves entrent tous dans leur tentes respectives.
– T'attends le déluge ou quoi ? S'énerve Johan en bousculant Thomas. Reste pas planté là, je suis crevé moi.
L'adolescent se décale sur le côté et le regarde entrer sous la tente afin de s'emmitoufler dans son sac de couchage. Alex le suit juste après, puis Chris. Thomas jette un regard désespéré à Leonhard qui surveille les groupes, celui-ci pousse un profond soupir d'agacement. Il semble réfléchir, puis en voyant Yann errer à la recherche de son groupe, un sourire mesquin s'étire sur son visage.
– Où tu vas toi ? Lui demande-t-il.
– Dans ma tente, sourit Yann.
– Et qui sont ceux qui la partagent avec toi ?
– Le dépressif, l'hyperactif et le camé. J'ai pas retenu leurs noms.
– Ça me suffit ! S'exclame Leonhard.
Il attire ensuite Yann jusqu'au campement de Thomas. Les deux adolescents se regardent sans comprendre ce qui se passe pendant des secondes qui paraissent être une éternité, attendant les justifications du sergent.
– On va régler le problème comme ça, finit-il par annoncer en posant une main sur l'épaule de Yann, Torres tu prends sa place.
Il désigne Thomas, Yann le dévisage un instant avant de questionner complètement perdu :
– Quel problème ?
– Fait juste ce que je dis et magne-toi ! Files sous cette tente. Et toi aussi Arguer, vas retrouver tes nouveaux camarades.
Leonhard repart alors aussitôt, et Thomas réalise ce qui l'attend. Non pas une nuit dans une tente, avec trois garçons. Mais une nuit dans une tente avec trois garçons, dont l'un d'eux connaît son secret. En zigzaguant jusqu'à son habitation provisoire, il s'interroge sur la décision de Leonhard. Il ne sait pas si c'est une bonne idée, une énorme erreur ou alors une simple farce mesquine de sa part. Mais il n'a pas le temps d'y réfléchir plus longtemps, les mines interloquées et déboussolées de Théo, Billy et Simon le toisent déjà lorsqu'il arrive.
– Tu as besoin de quelque chose ? Demande Billy.
Le jeune homme secoue la tête en guise de réponse et ajoute d'une voix faible, presque inaudible :
– Leonhard m'a demandé de vous rejoindre, à la place de Yann.
Aucun des garçons ne réagit, le sommeil commence déjà à se faire ressentir, en particulier chez Simon qui d'habitude est très expressif hausse à peine les épaules et part se réfugier sous la tente. Théo blêmit, lui non plus ne dit rien, il attend que Billy aille se coucher pour enfin s'exprimer.
– C'est quoi ça encore ? Dit-il d'une voix basse pleine de mécontentement. A quoi tu joues avec Leonhard ?
– Je pense qu'il...
– Non, coupe-t-il, en fait je veux même pas savoir. J'suis trop crevé pour écouter tes histoires.
Il lui tourne le dos en soupirant et le laisse seul. Thomas souffle aussi, mais il suppose que la réaction de Théo est normale, même s'il avait espéré qu'il soit un peu plus compréhensif à son égard. Ses paroles le blessent plus qu'autre chose, s'il n'était pas fatigué de cette journée il se serait certainement mis en colère, ou du moins, il lui aurait sorti une réplique cinglante.
Mais le cœur n'y est pas, Thomas veut juste se reposer quelques heures. N'ayant plus le choix, il se met à genoux et essaye d'entrer du mieux qu'il le peut dans la tente. Il fait bien attention à ne pas écraser Billy et Simon qui se sont presque assoupis au-devant, et déroule son sac de couchage à l'arrière contre la toile. Il se sent à l'étroit comme il l'imaginait, Théo est à quelques centimètres de sa tête, et il n'ose pas détendre sa jambe de peur de donner un mauvais coup à Simon. Il se recroqueville, replie ses bras sur sa poitrine et leur tourne le dos, fixant la toile de la tente. Il est éreinté, mais il sait qu'il ne pourra pas fermer l'œil de la nuit.
– Bonne nuit, marmonne Billy en se laissant emporter par le sommeil.
La nuit semble déjà interminable pour Thomas, et pourtant elle vient juste de commencer. Il n'a pas à subir des ronflements incessants, mais les fortes respirations de Billy et Simon sont toutes aussi dérangeantes, voire pires. Il n'entend pas celle de Théo, il est pourtant juste à côté de lui.
Une heure s'écoule, deux heures, l'adolescent sent son corps devenir plus léger. Des bribes de rêves se manifestent même, puis la voix d'une fille le tire de son assoupissement. Les yeux encore fermer, il reconnaît la stridente voix de Clara. Sans doute dans la tente d'à côté, elle se plaint d'avoir été attaquée par un insecte. Thomas la maudit de tout son être, puis s'efforce de se rendormir. Mais évidemment, il n'y arrive plus.
Il entend un long soupir venant de derrière lui.
– Quelle garce celle-là.
Il sursaute ne s'attendant pas à ce que Théo soit encore réveillé.
– C'est bon je sais que tu dors pas Thomas... Mais ce n'est même pas ton prénom hein ?
– En effet, répond le jeune homme en se tournant pour se retrouver face à lui.
Même si l'obscurité voile partiellement son visage, la proximité le gêne un peu.
– Alors comment tu t'appelles ?
– Je ne te le dirais pas.
Un rire nerveux s'échappe de la bouche de Théo, puis un silence pesant. Un silence dans lequel les deux adolescents réfléchissent et remettent tout en question.
– J'avais toujours dit que tu ressemblais à une fille. Je suis vraiment con.
Il se stop, et se corrige en adoptant une voix qui se veut plus dur :
– Non, tu nous a tous pris pour des cons.
– Qu'est-ce que tu veux dire ? Riposte brutalement Thomas.
– Tu mens à tout le monde en te faisant passer un mec.
– Mais je n'avais pas le choix !
Sur ces mots, il se redresse soudainement réveillant à peu de chose près Billy et Simon. Théo fait de même pour être à sa hauteur, et malgré l'obscurité, Thomas distingue ses yeux perçants qui le fusillent.
– J'ai déballé toute ma vie à Thomas, prononce-t-il lentement, je lui ai avoué des choses que même mes amis ignorent. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'on a vécu des choses similaires, et j'avais confiance en lui. Mais tu m'as pris pour un con, et je n'ai certainement pas confiance en toi.
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Bonne rentrée à tous, avec du retard certes :)
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