Austin Collins me tape sur le système. Juste un rappel, au cas où ça n'était pas assez clair jusqu'ici.
     
Il a pété mon portable juste pour avoir le dernier mot, il est venu tambouriner comme un malade à la porte de notre chambre pour nous réveiller ce matin, et il a menacé de se barrer sans nous à la fin du concert si on se grouillait pas de retrouver la bande au grand complet. Rose s'est rendormie après avoir marmonné un « juste deux minutes, espèce d'emmerdeur », mais moi, impossible de fermer l'œil à nouveau. Et pour cause : Mia m'apprend que les parents ont encore trouvé un truc pour se tirer dans les pattes, et que Lea a donc fini la nuit d'avant dans son lit en demandant à ce que je rentre. Je ne suis pas leur mère, merde ! me rappelé-je alors qu'une part de moi serait plus que ravie à l'idée de me barrer de la tournée et de rentrer à Miami.
     
Et puis je reprends la feuille laissée par Sam, et je souris en voyant que la ligne « aller se baigner dans la Méditerranée » a été rayée hier. Ben a gentiment accepté que nous passions l'après-midi à Palavas-les-Flots, une petite commune du littoral qui nous a permis d'oublier juste une seconde Sparkling Echoes et la tournée. Harper a ensuite fait le trajet inverse pour venir nous récupérer, et je me tape un coup de soleil sur l'ensemble du corps qui me fait souffrir le martyr.
     
Malgré moi, mes lèvres s'étirent dans un sourire alors que j'enfile mon dernier short propre et un débardeur qui peine à cacher les poils repoussant sous mes aisselles. Est-ce que j'ai pensé à prendre un rasoir, quand Rose est venue me kidnapper pour m'embarquer jusqu'ici ? Non, évidemment.
     
— Putain, laisse le rideau fermé ! s'exclame d'ailleurs la brunette lorsque j'ouvre la fenêtre de notre chambre.    
— Il est onze heures passées, Alex, faut qu'on bouge, mentionné-je alors que je n'ai aucune envie de sortir d'ici, moi non plus.
     
Elle s'empare de l'oreiller sous sa tête pour le plaquer sur son visage alors que les coups reprennent contre la porte, bien plus fortement cette fois.
     
Lui, il va pouvoir dire adieu à ses futurs gosses s'il continue de me briser les ovaires. C'est d'ailleurs ce que je lui crache au visage dès lors que j'entrouvre la porte, et son sourire en coin me donne encore plus envie de mettre mes menaces à exécution.
     
— Bien le bonjour à toi aussi, Serpentard, chantonne Austin alors que ses yeux me foudroient sur place. Vous avez exactement deux minutes pour rassembler vos affaires et sortir d'ici.
     
Je le dévisage de haut en bas, remarque que monsieur est allé pleurnicher à la laverie pour retrouver ses fringues propres et croise les bras comme il le fait actuellement.
     
— Ou sinon quoi, tu vas te casser en Italie sans nous ? Balancer le portable que tu m'as acheté ? Me renvoyer en Floride avant la fin de la journée ? Fais-toi plaisir, j'attends que ça, pesté-je.
     
Il hausse les sourcils avant de me bousculer pour entrer dans la chambre, vite suivi par Ethan, dont je n'avais pas remarqué la présence.
     
Austin balance les maigres affaires que j'ai sorties hier dans ma valise, fait de même avec celles de Rose, puis rabat négligemment la couverture de mon lit. Ethan, lui, tire celle qui recouvre mon amie, lui arrache l'oreiller du visage et lui prend les mains pour la faire tomber par terre.
     
— Non, mais ça va pas ?! s'égosille-t-elle en lançant ses jambes dans l'espoir de toucher son tortionnaire. Barrez-vous, putain !    
— Bouge ton cul, Pink Lady, s'agace le guitariste alors que Rose se débat pour enfiler un short – madame doit bien regretter de dormir en culotte, maintenant.
     
Je m'apprête à ouvrir la bouche pour protester à mon tour, lorsque deux bras s'enroulent autour de ma taille et me font basculer sur l'épaule du batteur.
     
— Va vraiment falloir arrêter de nous casser les couilles, les Totally Spies. Notre tournée, nos règles, alors quand on vous demande de vous sortir les doigts du cul et de débarquer en bas, vous le faites, crache-t-il alors que je me débats autant que possible.
     
Il ne cille pas d'un centimètre et resserre sa prise sur mes jambes alors qu'Ethan offre le même traitement à Rose, puis claque la porte de la chambre d'un coup de pied. Je lui frappe l'épaule, le dos, je crois même frôler ses fesses une seconde, tandis qu'il avance vers l'ascenseur et que ma meilleure amie braille de plus en plus derrière moi.
     
— Austin, putain, lâche-moi ! ordonné-je en lui pinçant le bras aussi fort que possible.
     
Peine perdue, il préfère se foutre de ma gueule en réajustant sa prise.
     
— Je te lâcherai quand t'auras fini de me faire chier, annonce-t-il alors que j'essaie de le mordre.
     
Enfin, je réussis à planter mes dents dans son biceps jusqu'à ce qu'il craque et me fasse basculer vers l'avant. Je manque de m'étaler par terre tandis qu'il me retient, Rose finit par abandonner la bataille et laisse Ethan l'embarquer par les escaliers, et je me retrouve confinée avec un connard qui ne se départie pas de son sourire, même lorsque je menace encore une fois de m'en prendre au paquet qu'il a entre les jambes.
     
— T'as finalement décidé de me reparler ? demande-t-il en s'adossant contre la paroi de l'ascenseur.     
— Mais t'as quel âge, sérieux ?!
     
Il me dévisage sans répondre jusqu'à ce que les portes se rouvrent dans le hall de l'hôtel et qu'il me pousse à l'extérieur. J'aperçois Rose, qui crie sur Ethan avant de remarquer notre présence et de venir me saisir le bras pour m'entraîner plus loin, tout en continuant de râler.

— Je te jure que je vais leur faire bouffer leur micro, promet-elle alors qu'on rejoint Ben et Harper devant le bâtiment. Ben, je sais que Sparkling Echoes est ton bébé, mais si tu pouvais dire aux deux abrutis qui tirent la gueule d'aller se faire foutre, je t'en serais reconnaissante.
     
Le manager l'ignore et fait signe aux Schtroumpfs grognons de monter à bord du minibus, dans lequel Jack et Isaac attendent sagement en riant. Une fois tout le monde à bord, Harper remonte chercher nos valises avant de demander aux garçons d'arrêter leurs conneries. Je la remercie d'un sourire, fière de voir que la solidarité féminine existe toujours, puis le véhicule s'engouffre dans le trafic montpelliérain, vitres fermées et climatisation à fond, pour vingt-cinq minutes de route, direction la Sud de France Arena, là où aura lieu le concert de ce soir.
     
À dix minutes de l'arrivée, Austin décide que c'est le moment idéal pour échauffer sa voix et Isaac fait craquer ses doigts plusieurs fois, Ethan grogne en balayant l'écran de son téléphone depuis cinq minutes, Jack et Rose passent un coup de fil à leurs parents pour leur assurer que la fille Carlson n'est toujours pas apparue sur les comptes fans des réseaux sociaux. Je monte le volume de la musique dans mes oreilles pour me soustraire à la voix cassée de celui qui a décidé de gâcher mon road trip, il se penche en avant en chantant plus fort. Je me tourne vers la vitre pour éviter de lui en coller une, il étale ses jambes devant lui en m'écrasant les pieds. Je me dégage d'un coup sec, il tire sur le fil de mes écouteurs et ignore les menaces de Harper.
     
— T'as le boys-band du moment juste devant toi, et tu profites même pas de leur entraînement vocal ? s'offusque-t-il alors que Ben manœuvre derrière la salle.    
— J'ai supporté quatre concerts et dix-huit fausses notes, c'est déjà pas mal, lancé-je en descendant du minibus sans le regarder.
     
Il n'est que midi et demi, mais le soleil tape fort sur cette région du sud de la France. Les températures doivent avoisiner les trente degrés, le brouhaha des fans devant la salle nous parvient déjà, aussi je me dépêche de suivre tout le monde à l'intérieur. Les quatre fantastiques s'éclipsent dans les loges avant la répétition technique, Ben va vérifier que la scène est en place, Harper nous traîne dans le grand hall et nous présente aux quelques employés qui vont s'occuper de la boutique Sparkling Echoes ce soir. Quatre cartons sont encore plein à craquer de tout un tas de trucs que Mia serait ravie d'acheter, et Rose et moi donnons un coup de main pour terminer de tout installer avant de retrouver les coulisses. Les garçons viennent de monter sur scène pour les derniers réglages, sous les directives de John, l'ingénieur son qui nous a rejoint hier. Je pouffe lorsque Austin se fait remonter les bretelles alors qu'il tape comme un bourrin sur la caisse claire et casse les oreilles à tout le monde. Puis il me regarde dans la fosse, et recommence encore plus fort.
     
— Collins, je te jure que je t'enfonce la baguette de ta batterie dans le cul si tu continues à jouer avec mes nerfs ! hurle John en se bouchant les oreilles.
     
Je retourne derrière la scène alors que mon téléphone se met à vibrer dans ma poche arrière. Enfin... le téléphone qu'Austin m'a acheté avant de péter le mien. Le prénom de ma sœur s'affiche sur l'écran, et je grimace en rejoignant un couloir plus loin, avant de tomber sur une sortie gardée par l'un des gars de la sécurité de la salle. Je lui montre mon badge avant de le planquer à nouveau sous mon tee-shirt et sors à l'extérieur, reprenant enfin un grand bol d'air, avant d'accepter le deuxième appel de Mia.
     
— Tu rentres quand ? me salue-t-elle alors que j'entends Lea râler derrière elle.   
— Bonjour à toi aussi, Mia-chou. Qu'est-ce que tu fais debout à huit heures du matin un jour de vacances ? demandé-je en calculant rapidement les six heures de décalage horaire entre ici et Miami.  
— Les parents sont partis au travail en criant devant la maison, ça m'a réveillé. Bon, tu rentres quand du coup ? insiste-t-elle alors que je m'avance pour avoir une vue sur la foule qui attend déjà devant l'entrée principale.
— J'en sais rien, avoué-je. Avec Rose, on n'a pas encore décidé de notre prochaine destination, faut qu'on réserve les billets et tout.
     
Il y a un petit silence au bout du fil alors que les paroles d'une chanson de Sparkling Echoes commencent à s'élever doucement parmi la foule.
     
— T'es où, en ce moment ? Lea veut que tu lui ramènes un objet de chaque pays où tu mets les pieds, maman lui a crié dessus en lui disant que t'avais pas assez d'argent pour continuer ta fugue très longtemps.    
— Je suis... en... Italie, mens-je en espérant qu'elle n'entende pas les greluches qui chantent quelques centaines de mètres plus loin. À... Milan.
     
Je croise les doigts dans mon dos alors qu'elle semble réfléchir quelques secondes.
     
— C'est con, à quelques jours prêts t'aurais pu croiser Sparkling Echoes ! Ils passent là-bas dans quatre jours, t'aurais pu prendre une photo...   
— Ouais, trop dommage, m'étranglé-je alors qu'Isaac vient justement de me rejoindre dehors. Je te dirai si je me retrouve dans la même ville qu'eux, mais je dois rejoindre Rose, là, elle m'attend, bisous sœurette ! Je t'appelle bientôt ! Dis à Lea que je l'aime !
     
Je raccroche sans attendre sa réponse tandis que le pianiste pouffe derrière moi, jette un œil aux fans surexcités et se remet derrière le mur, hors de vue.
     
— T'es une très mauvaise menteuse, m'apprend-il en riant.    
— Elle ne voit que par vous depuis plus de trois ans, elle collectionne tous les magazines dans lesquels vous êtes nommés, et elle a au moins cinq tee-shirt avec vos gueules dessus, me plaigné-je. Si elle apprend que je vous connais personnellement et que je suis en tournée avec vous, elle va me tuer.   
— J'aurais jamais pensé que ça prenne une telle ampleur, avoue-t-il doucement. Tous les quatre, on s'était juste dits que c'était pour un an ou deux, et qu'ensuite on pourrait reprendre une vie normale, puis on a commencé à donner des interviews, à enchaîner les petits concerts, et à se faire un nom à l'international. Austin et Ethan l'ont super mal vécu, mais Ben leur a promis qu'ils pourraient arrêter après la tournée.
     
Surprise par cette confession, je reste quelques instants à dévisager le pianiste avant de demander :
     
— Dans un an, tout sera terminé, alors ?
     
Il acquiesce en baissant la tête, le visage défait, et je comprends que ça n'est pas ce qu'il souhaite. Isaac a tout juste vingt ans, il en avait seize lorsque le groupe s'est formé, il a arrêté le lycée pour se consacrer à Sparkling Echoes, et on voit bien qu'il aime ce qu'il fait.
     
— Chacun dira qu'on préfère arrêter là et débuter une carrière solo, et Sparkling Echoes sera terminé, lâche-t-il dans un souffle. Ethan pourra enfin se lancer dans le cinéma, ce qu'il souhaite depuis des années, et Austin sortira sa sœur de son quartier pourri pour lui offrir l'avenir qu'elle mérite. Sans batteur et sans guitariste, Jack et moi serons obligés de tout stopper aussi.
     
Je fronce les sourcils en réalisant que les paillettes et les strass n'ont jamais attiré les deux emmerdeurs de la bande. C'est pour ça qu'ils semblent si détachés, qu'ils prennent la tournée à la légère et qu'ils ne supportent pas les Echoers...
     
— C'est ce que tu veux ? osé-je en faisant un pas vers lui. Arrêter Sparkling Echoes ?
     
Il hausse les épaules avant de lever les yeux vers moi, et tente un sourire qui se transforme en grimace.
     
— Non. C'est tout ce que j'ai maintenant, mes parents ont tout donné pour que je puisse réaliser tout ça, et j'ai aucun plan B pour l'année prochaine.   
— Alors il va falloir qu'on montre aux deux grognons que le groupe en vaut la peine, murmuré-je. Qu'ils se rendent compte qu'ils aiment tout ça, et qu'ils continuent après la tournée.
     
Je tente de me convaincre moi-même que le boys-band peut survivre encore quelques années dans le milieu, parce que je refuse de devoir ramasser Mia à la petite cuillère si ça se termine pour eux. J'ai beau détester Austin et Ethan, ces quelques jours passés avec le groupe m'ont permis de me rendre compte que Sparkling Echoes est bien plus que ce qu'ils laissent voir. Ils sont quatre amis, qui se chamaillent comme des frères la plupart du temps, qui rient ensemble lorsque les caméras ne sont pas braquées sur eux, et qui se serrent les coudes lorsque les rumeurs reprennent. Au fond d'eux, je sais que le batteur et le guitariste aiment ce qu'ils font, sincèrement, mais qu'ils ont oublié comment faire à force de vivre une vie à mille à l'heure.
     
— Ils vont t'envoyer chier, Ivy. Tout ça, dit-il en ouvrant les bras pour désigner la salle, ils en ont rien à faire. Tout ce qu'ils veulent, c'est ramasser leur salaire à la fin de la tournée et se barrer.     
— On a encore neuf mois et demi pour les faire changer d'avis, Isaac. Pour leur faire comprendre à quel point Sparkling Echoes compte dans le milieu musical et aide les adolescentes qui en ont besoin.
     
Moi aussi, à une époque, j'ai trouvé du réconfort dans les chansons d'une chanteuse américaine. Lorsque mes parents ont commencé à se disputer tous les jours en menaçant de divorcer à chaque repas, je me réfugiais dans la musique et je m'enfermais dans ma bulle pour éviter d'avoir à les entendre. Aujourd'hui, c'est Mia qui le fait toute la journée en écoutant Sparkling Echoes, et j'ai beau la charrier avec ça, je sais à quel point ça fait du bien, parfois, de se retrouver dans des paroles qui nous donnent la force d'oublier ce qui nous entoure.
     
Pour elle, et pour toutes les autres fans qui pleurent chaque soir pendant les concerts, je me dois au moins d'essayer le tout pour le tout.