Ivy - Miami, 03 décembre 2024
Retour à la maison. Les températures affichent vingt-trois degrés sous le soleil de la Floride lorsque nous atterrissons à l'aéroport international de Miami après plusieurs heures de vol. Il est tout juste seize heures, Mia et Lea doivent être rentrées des cours, et mes parents, absents.
Coconut Grove est donc notre premier arrêt. Au volant, Isaac manœuvre pour se garer dans l'allée de ma maison familiale alors que je sens mes mains devenir moites. La façade blanche aux multiples fenêtres nous fait face, et je ne me suis jamais sentie aussi mal chez moi. Voilà un peu plus de cinq mois que j'ai claqué la porte sans prévenir mes parents, sans me retourner, avec quelques affaires et une tristesse infinie. Et des blessures, tant physiques que mentales. Aujourd'hui, alors que la fin de l'année approche et que les vacances d'hiver vont bientôt débuter, je me rends compte que cet éloignement m'a fait un bien fou. Que le souvenir de Samantha ne me fait plus pleurer comme c'était le cas avant.
— On t'attend là ? demande Jack en décrochant sa ceinture.
Je hausse les épaules, contemple encore un peu le parterre de fleurs qui longe les murs extérieurs, le chemin en pierres pavées menant au garage, la boîte aux lettres grise légèrement cabossée, souvenir de la première fois où j'ai voulu prendre la voiture toute seule. Sur la pelouse fraîchement tondue, Lea a encore une fois laissé traîner son vélo, et Socks, le chat de la famille, se dore la pilule, les pattes en l'air.
Je prends sur moi pour descendre de la voiture, inspire l'air chaud de ma région natale et souris en entendant les voix de mes petites sœurs à travers la fenêtre du couloir de l'étage, restée ouverte.
— Ouais, j'en n'ai pas pour longtemps, réponds-je enfin en sortant mon téléphone de ma poche arrière.
>Moi, envoyé à 16h18 : Salut, sœurette ! Maman va te tuer si elle découvre encore une crotte de Socks dans ses précieuses fleurs, tu devrais venir le chercher.
À peine trente secondes passent avant que mon téléphone vibre dans ma main :
>Mia, reçu à 16h18 : Comment tu sais que Socks est dehors, déjà ?
>Moi, envoyé à 16h19 : Viens m'ouvrir, espèce d'andouille !
— Aaaaaah !
J'éclate de rire lorsqu'elle débarque enfin à la porte, Lea sur ses talons. Mes bras s'ouvrent pour les piéger toutes les deux dans un câlin, mais la cadette me passe à côté sans même me jeter un coup d'œil alors que je perds mon sourire pour dévisager les quatre garçons appuyés contre la voiture, à quelques mètres de là.
Mia est déjà en train de sautiller sur place en se frottant les yeux, comme si elle n'y croyait pas, alors que Lea est la seule qui vient m'accueillir comme il se doit, ses bras venant m'entourer de toutes leurs maigres forces.
— Tu m'as manqué, souligne-t-elle alors que je la serre à mon tour, bien trop heureuse de la retrouver.
— Toi encore plus, microbe. Dis-donc, t'as grandi en peu de temps !
Elle acquiesce sans me quitter des yeux, qu'elle a de la même couleur que moi. Seule Mia a hérité du vert des iris de mon père, et de toutes les qualités physiques de nos parents. Parfait mélange de Paul et Meghan Salazar, contrairement à Lea et moi, qui avons chacune pris davantage d'un côté que de l'autre.
— C'est vrai, que t'es partie en tournée avec le groupe préféré de Mia ?
Je hoche la tête en riant, puis pointe du doigt les quatre énergumènes qui tentent de calmer la folie de notre sœur.
— Elle vient de m'ignorer pour eux, observé-je, dépitée.
Nous les rejoignons enfin, Lea ne se décrochant plus de moi. Pourtant, je sais que ces quelques mois lui ont permis de se rapprocher de Mia, et c'est bien la seule chose qui compte réellement : que les trois sœurs Salazar soient toutes aussi proches les unes que des autres. Qu'on puisse se serrer les coudes, se raconter nos secrets, et se dire « je t'aime » sans raison.
— T'avais vraiment pas menti, alors ! hurle Mia en se tournant vers moi.
— Tu comptes baver encore un peu, ou je peux avoir un câlin ?
Elle pouffe en se glissant dans mes bras, et je me rends compte qu'elle aussi, elle a changé. Elle semble plus adulte, plus mature, plus sûre d'elle.
— C'était l'enfer, sans toi, chuchote-t-elle contre mon épaule. Si tu repars, je veux venir.
Je frotte son dos en regardant les présentations entre Lea et la bande. Je crois que Isaac la considère déjà comme sa petite sœur, vu la façon dont il lui tape dans la main en complimentant son gros chouchou vert sapin qui retient son chignon, alors que Ethan lui offre un sourire crispé et Jack, un serrage de mains solennel. Austin, lui, se baisse pour être à sa hauteur et la prend brièvement dans ses bras.
— Si tu rates le lycée, on se fait tuer toutes les deux, plaisanté-je en me reculant pour mieux la regarder.
Elle qui, d'ordinaire, préfère les jeans un peu larges et les tee-shirts taille XL, a revêtu une robe resserrée autour de sa taille, tombant parfaitement à mi-cuisse. Une petite touche de mascara, un peu de gloss, et la voilà devenue une femme.
Je retiens une larme en me rendant compte du temps écoulé. Cinq mois, c'est si peu, et tellement à la fois. Assez pour que tout change subitement, mais si lentement en même temps.
— À quelle heure rentrent les parents ? demandé-je en faisant signe au reste du groupe de venir à l'intérieur.
Mia attrape Socks au passage, laisse passer tout le monde et reste sur le pas de la porte avec moi.
— Aucune idée. Je crois que papa a une réunion ce soir, et maman doit aller boire un verre avec des collègues.
Je grimace en découvrant l'ampleur des dégâts. Bien que papa et maman étaient souvent absents avant mon départ, ils faisaient toujours en sorte d'appeler une baby-sitter si je n'étais pas à la maison pour surveiller les filles. Et aujourd'hui, ils les laissent sans même s'inquiéter...
Je soupire en fermant la porte derrière moi, et me rends compte que la maison m'a beaucoup plus manqué que ce que je pensais. Je redécouvre la cuisine, toujours légèrement en bordel, le salon, avec tous les coussins par terre, la salle à manger aux chaises dépareillées – parce que mes parents en avaient marre de devoir en racheter quand Socks se faisait les griffes dessus – et l'escalier en bois clair menant aux quatre chambres et aux deux salles de bains. La baie vitrée du salon est ouverte sur la terrasse et le jardin, où un trampoline survit tristement aux grosses pluies qui tombent parfois sur la région depuis plus de cinq ans.
— J'ai cru que Mia allait faire un malaise, lâche Austin dans mon dos alors que je regarde toujours à l'extérieur.
Je sursaute avant de me retourner, pour faire face à son grand sourire et ses yeux rieurs.
— Elle en serait encore capable, ne crie pas victoire trop vite.
Il fait la moue avant de pointer du doigt le panier de baskets accroché au mur du garage, sur la gauche :
— Tu joues ?
— Non. Mon père l'a accroché quand Lea a insisté pour en faire, m'amusé-je. Elle a tenu deux jours, avant de décider que balancer des ballons dans un cercle, c'était débile.
Il rit avec moi alors que derrière, Mia pose dix milles questions aux garçons, à Rose, et s'agite dans tous les sens. Jetant un œil par-dessus son épaule, il finit par passer un bras autour de mon ventre et dépose un rapide baiser sur ma joue, avant de se décrocher et de tourner les talons. Je finis par le suivre, légèrement déroutée, évite de justesse les coups de griffes du chat qui m'a toujours détesté et rejoins le salon, où ils ont tous décidé de venir s'installer. Ma sœur cadette continue à s'extasier dès que l'un des membres de Sparkling Echoes ouvre la bouche – même lorsque Jack lâche un petit rot avant de s'excuser – alors que Lea vient m'aider à prendre des verres et quelques bouteilles de soda à moitié entamées dans la cuisine. Elle déblatère à une vitesse folle sur ces derniers mois, me raconte dans les moindres détails son dernier cours de danse, jure que les parents sont devenus encore plus insupportables que Mia, et qu'elle les déteste, et me fait promettre de dîner ici ce soir.
— C'est vrai, que tu sors avec celui qui a de la barbe ? finit-elle par demander alors que je pose tout sur un plateau.
Je hausse les épaules en réfléchissant une seconde à la réponse à donner. Est-ce encore pour de faux, entre lui et moi ? Ou plus vraiment ?
— C'est compliqué, tranché-je enfin.
Je ne m'explique pas plus et retourne dans le salon. Rose s'est lancée dans le récit de toutes les péripéties des derniers mois, n'excluant même pas la dispute entre les garçons malgré l'air bougon des quatre garçons qui finissent par éclater de rire tous ensemble ; Mia écoute attentivement, ouvre parfois de grands yeux, pousse un cri de surprise ; Lea se laisse tomber sur un coussin au sol, se sert un verre de jus de fruit et s'intègre à la conversation, alors que je décide de m'éclipser à l'étage pour laver mon linge et vérifier que mes sœurs n'ont pas retourné ma chambre. Pour me retrouver un peu seule aussi, ce qui n'est arrivé que très rarement depuis le début de la tournée.
Je retrouve les murs gris et vert menthe avec un pincement au cœur. Mon lit est défait, dépourvu de ses draps, comme je l'ai laissé en partant. L'armoire dans laquelle Rose a fouillé pour remplir ma valise est toujours ouverte, mon agenda, toujours à la même page. Ici, le temps s'est figé. Pour tourner plus vite ailleurs, à des milliers de kilomètres, en Europe, en Océanie, en Asie. Je ne suis plus la même que celle qui est partie d'ici. Et ce constat me rappelle tout ce que j'ai laissé derrière moi, sans un regard, pour oublier la douleur d'une perte qui arrivait trop tôt.
Je redescends après avoir lancé la machine à laver et enfilé des vêtements plus confortables qu'un jeans devenu trop petit et qu'un pull trop court. Les rires continuent de résonner dans la maison, et je suis quasiment sûre que ses murs n'ont pas entendu pareille mélodie depuis plusieurs mois. Déjà avant que je parte, la famille ne savait plus communiquer autrement que par des cris.
— On commande des pizzas ? proposé-je pour prolonger le début de soirée, lorsque dix-huit heures sonnent à l'horloge.
J'obtiens l'accord de chacun, qui choisissent tous une saveur différente. Si bien que je téléphone à la pizzeria du coin avec une liste longue comme le bras pour satisfaire les goûts de chacun, avant de me faire une place entre l'accoudoir et Rose sur le canapé.
Il est plus de vingt heures lorsque la porte d'entrée s'ouvre sur mes parents. Mia et Lea ont insisté pour qu'on reste encore un peu, et on a fini par lancer une émission de télé-réalité débile qui a fait grimacer les deux grognons de la bande. Pourtant, ils ont fini par se prendre au jeu également, et toute la troupe rit désormais à gorge déployée.
— Qu'est-ce que tu fous ici, toi ? gronde mon père en posant son regard sur moi, puis sur les garçons. C'est eux qui t'ont foutu dans le crâne que tu pouvais te barrer sans notre accord ?
— Papa... commencé-je en me levant. J'avais juste besoin de...
— Stop, Ivy ! me rembarre-t-il sans me laisser poursuivre. Bon sang, tu as vraiment cru que tu allais pouvoir rentrer comme ça, juste parce que tu l'as décidé ?!
Les garçons et Rose s'éclipsent dans le jardin, Lea et Mia montent dans leur chambre. Et je dois faire face à la colère de mes deux parents, dont les visages expriment tant de déception que j'en ai mal.
— Je voulais juste...
— Non, tu vas nous écouter, bordel ! Tu imagines la peur qu'on a eue quand on a reçu ton message ?! Quand on a vu que ton passeport avait disparu, que tu avais pris la moitié de tes vêtements ?
Je redeviens la petite fille de quatre ans qu'on grondait lorsqu'elle s'éraflait les genoux après une nouvelle cascade à vélo. L'adolescente de douze ans à qui l'on demandait de veiller sur ses sœurs pour aller au restaurant « entre parents », et qu'on disputait ensuite parce que la salle de bains était inondée.
Je me tais, préférant les laisser m'engueuler, me remettre la faute dessus, sans me laisser parler.
— Pour qui tu t'es prise, au juste ? explose ma mère, rouge de colère. Tu décides de tout lâcher, tu refuses ta place à l'université, tu ne sors plus de ta chambre, et du jour au lendemain, tu disparais on ne sait où avec on ne sait qui, en pensant qu'on allait être cléments avec toi ?!
— SAM EST MORTE ! cinglé-je. Vous pensez que ça a été facile, de devoir l'enterrer ? De supporter la douleur de l'avoir perdue en plus de la culpabilité de n'avoir rien pu faire ? Vous n'avez aucune idée de ce que j'ai dû supporter ces cinq derniers mois, aucune idée du nombre de nuits que j'ai passées à pleurer en espérant mourir plutôt que de devoir faire mon deuil, du nombre de fois où j'ai voulu hurler tellement j'avais mal !
— Non, Ivy, tu as été inconsciente. Tu savais qu'elle avait bu, et tu es montée avec elle au lieu de lui prendre ses clés et de la raisonner ! Tu es la seule responsable de ta propre douleur, ma fille, et ça n'excuse en rien cette putain de lubie qui t'es passée par la tête avant de te barrer d'ici !
Les mots de mon père me transpercent tel un coup de poignard en plein cœur. Son regard se charge de l'enfoncer encore plus. Ma mère essaie de le raisonner, mais je sais qu'il n'en a pas fini. Je sais qu'il n'en pense pas un mot. Pourtant, ça n'apaise en rien la douleur qui refait surface, alors qu'il continue :
— Cette petite crise d'ado à la con, ça doit cesser, Ivy ! D'abord tu abandonnes tes rêves de carrière, ensuite tu prends tes affaires et tu fugues de la maison, et la prochaine étape, ça sera quoi ? Tu te taperas un junkie et tu deviendras une droguée ? Mais merde, on a toujours tout fait pour toi, on a toujours été là, et c'est comme ça que tu nous remercie ?
Nouveau coup de poignard. Cette fois, les larmes coulent à flot le long de mes joues, la colère gronde encore plus fort en moi, et tout explose. Je laisse tout sortir.
— Toujours été là ?! Vous n'avez jamais emmené Lea à un seul de ses cours de danse depuis qu'elle a commencé. Vous n'avez jamais pris le temps d'assister à une seule réunion au collège ou au lycée, ni pour moi, ni pour Mia. Ça fait quatre ans que vous vous disputez à longueur de journée, que vous menacez de divorcer, et que vous préférez vous battre plutôt que d'être là pour vos filles ! J'ai passé deux semaines dans ma chambre, à tenter d'essuyer mes larmes pour continuer à être là pour mes sœurs, à supporter un mal de dos atroce et la vision d'un bleu qui me rappelait sans cesse que ma meilleure amie ne reviendrait pas. L'université, c'était notre rêve, à Rose, Sam, et moi, pas juste le mien ! m'époumoné-je sans reprendre mon souffle.
Un silence s'ensuit, seulement brisé par quelques sanglots de ma mère. Pourtant, j'ai encore trop mal pour m'arrêter, encore trop de choses à dire, trop de choses à laisser sortir.
— Je suis partie pour essayer de me reconstruire, papa, parce que j'ai tout perdu au mois de juin ! reprends-je quelques secondes plus tard. Je n'avais plus rien, je m'en voulais de l'accident, d'avoir survécu alors qu'elle, elle est morte, et moi aussi, j'avais l'impression d'être morte à l'intérieur ! Ces cinq derniers mois, j'ai juste appris à vivre à nouveau, loin d'ici, de tous ces souvenirs à la con qui tournent en boucle dans ma tête, parce qu'à Miami, j'avais l'impression d'étouffer et de crever pour de bon !
Mes parents me dévisagent longuement, comme si je n'étais qu'une inconnue pour eux, désormais. C'est peut-être pour ça que maman évite mon regard et quitte la pièce sans un mot. Que papa fronce les sourcils et avance d'un pas vers moi.
— Oh, tu étouffes ici ?! assène-t-il sèchement. Super. Alors barre-toi, Ivy. Retourne avec ces quatre garçons que tu connais à peine, et ne fous plus jamais un pied dans cette maison !
Deux bras m'empêchent de m'écrouler au sol lorsque papa claque la porte d'entrée. Les larmes brouillent ma vision, je sanglote tellement que je peine à respirer, même lorsque Austin me serre plus fort contre lui et embrasse mon crâne, encore et encore. Sa mâchoire est contractée contre mon front, ses muscles bandés sous son tee-shirt, alors qu'il m'entraîne vers le canapé pour s'y installer, me gardant serrée contre lui, sur ses genoux.
— Je suis tellement désolé, Ivy, chuchote-t-il contre ma tempe. On est tous là, OK ? Ça va aller, choupinette.
Ce nouveau surnom a au moins le mérite de faire tarir mes larmes alors qu'il me berce dans ses bras, comme une enfant. En écho à ses mots, Rose, Ethan, Jack et Isaac viennent à leur tour se poster à côté de nous, puis mes sœurs dévalent les escaliers et se jettent sur moi. Je crois surtout que Mia en profite pour renifler Austin, et je souris en gardant ma tête entre son cou et son épaule, ses pouces balayant les dernières traces humides de mes pommettes.
Mes parents me détestent. Ils me renient. Ils ne comprennent pas. Mais eux tous, mes sœurs, Rose, les garçons, ils sont là. Ils ne me laissent pas tomber, et ils me promettent que tout ira bien.
L'ancienne Ivy est restée sur les routes en Europe. La nouvelle, elle, est prête à affronter les prochains jours, les prochaines semaines, les prochaines années, avec plus de force. Aux côtés de quatre abrutis qu'elle détestait jusqu'ici, et de la seule meilleure amie qu'il lui reste.
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