Ivy - Lisbonne, 30 juin 2024

Bon sang, Ivy, mais qu'est-ce qui t'es passé par la tête ?! Tu as dix-sept ans, et tu as cru avoir le droit de partir du jour au lendemain sans prévenir avant ?
     
Je me fais littéralement hurler dessus depuis quinze minutes. Apparemment, ma mère n'a pas apprécié que je ne donne pas de nouvelles hier, et a décidé que la meilleure façon pour que je m'explique sans me braquer, c'était de me casser les oreilles au téléphone.
     
— J'aurai dix-huit ans dans un mois, rappelé-je en roulant des yeux. Et j'ai prévenu Mia, c'est déjà pas mal.     
T'as intérêt à rentrer très rapidement, Ivy. J'en ai marre, de tes cachotteries et de tes petits coups en douce.    
— Je rentrerai quand j'en aurai envie, maman ! m'agacé-je tandis que Rose, installée sur son lit, me demande si j'ai bientôt fini. Je te donnerai des nouvelles, mais tu n'as pas le droit de me dire ce que je dois faire ou pas.
     
Si, elle a le droit. C'est ma mère, elle m'a mise au monde, elle a toujours été là pour moi, mais là, maintenant, tout ce que je veux, c'est oublier les deux dernières semaines et profiter des avantages qu'offre une tournée mondiale avec un boys-band que je déteste.
     
Dis-moi au moins où tu comptes aller, avec trente dollars sur ton compte bancaire ! Tu n'auras pas un dollar de plus, tu comptes faire quoi ? Te faire payer le voyage par un inconnu ?    
— Exactement. J'irai sur le bord de la route, aussi, si ça peut me permettre de rester loin de Miami aussi longtemps que possible.
     
Je raccroche sans attendre sa réponse, balance mon téléphone sur le matelas et me laisse tomber à côté avant d'étouffer mon cri dans les draps. Je sais que je n'aurais jamais dû partir sans prévenir, que je suis une fille horrible, que mes parents vont me tuer dès que je serai rentrée. Mais j'ai besoin de me vider la tête, de faire mon deuil, et de réaliser nos rêves d'enfants, ceux qui sont conciliés sur la liste de Sam. Certains points ne seront pas rayés durant la tournée, mais ça n'a pas d'importance, si je peux faire perdurer son souvenir encore quelques temps. Juste une année.
     
— Donc t'as cru que c'était en disant à ta mère que t'allais te prostituer pour vivre qu'elle va te lâcher la grappe ? grimace Rose en terminant d'appliquer le vernis sur sa main droite.    
— T'y mets pas toi aussi, Carlson ! C'est toi qui m'a embarquée dans ce merdier, je te rappelle.
     
Elle lève les mains pour se dédouaner tandis que je pousse un long soupir, vidant ainsi tout l'air de mes poumons.
     
Je n'en peux plus, de rester enfermée ici. À peine vingt-quatre heures qu'on a débarqué à Lisbonne, et une masse impressionnante se presse devant l'hôtel en espérant apercevoir l'un des membres de Sparkling Echoes, si bien qu'on a dû jouer des coudes hier lorsqu'on est rentrée du centre commercial, les mains vides.
     
— Je vais courir, annoncé-je en me levant.
     
Je farfouille dans le tas de vêtements toujours en boule dans ma valise, peste contre Rose, qui a visiblement pioché quasiment exclusivement sur l'étagère « hiver » et déniche un short de sport ainsi qu'un tee-shirt que je portais lorsque j'avais treize ans, et deux bonnets de soutif en moins. Le tissu laisse voir mon nombril, mais je serai limite prête à courir à poil si ça me permet de passer juste quelques heures loin d'ici.
     
J'enfile une paire de tennis de sport que j'ai pensé à glisser dans la valise au dernier moment, relève mes cheveux en queue de cheval désordonnée et claque la porte sans le faire exprès en partant. Pour tomber nez à nez avec Austin, le poing levé prêt à toquer, et son air dédaigneux lorsqu'il pose le regard sur moi.
     
— Houlà, le serpent s'est levé du mauvais pied... constate-t-il.     
— Fous-moi la paix !
     
Je me fraie un chemin sous son bras et rejoins à grands pas les portes de l'ascenseur. Il ne lui faut que cinq secondes pour me rattraper et se planter devant moi.
     
— Tu vas où ? demande-t-il alors, comme si ça l'intéressait.    
— Me promener. Il faut que l'un de tes chiens de garde m'accompagne, ou je peux encore sortir sans qu'on me surveille ? craché-je en soutenant son regard.
   
Il arque un sourcil dans ma direction, fait un pas en avant tandis que j'en fais un en arrière, et un infime sourire étire ses lèvres.
     
— J'allais vous proposer de venir assister aux dernières répétitions. C'est non, du coup ?    
— Bien joué, Einstein. Je peux sortir d'ici, maintenant ? Ou tu comptes encore me faire perdre mon temps ?
     
Cette fois, plus de trace d'amusement dans ses yeux. Juste son masque imperturbable, froid, arrogant.
     
— Va falloir que t'arrêtes de me chercher, Ivy. Je me trouve déjà gentil de tolérer ta présence pour je sais pas combien de temps, faudrait pas non plus trop en profiter, prévient-il avant de me faire signe que l'ascenseur est arrivé.
     
Histoire d'avoir le dernier mot, je me retourne vers lui et lui fait profiter de mon ongle nouvellement manucuré, situé sur mon majeur, tandis que les portes se referment sur moi.

     

En bas, c'est l'effervescence. À croire que ces adolescentes n'ont que ça à foutre, de camper devant un hôtel en espérant voir les quatre fantastiques en sortir. Si elles savaient qu'ils empruntent la porte de derrière...
     
Je m'élance à petites foulées sous le soleil de Lisbonne. Il fait déjà vingt-cinq degrés en cette fin de matinée, mais l'air reste respirable, contrairement à la côte Est des États-Unis. Je cours sans but précis, à peine quelques minutes, passe devant l'Altice Arena, qui accueillera les Sparkling Echoes demain, sprint en découvrant les fans qui attendent déjà devant les entrées – alors que je sais de source sûre que les fils d'attente seront triées par catégorie pour éviter que certains en profitent – et m'arrête à l'entrée du jardin Garcia da Orta. J'en profite pour faire un peu de tourisme et prends quelques photos à l'intérieur du lieu, avant de m'arrêter sur un banc à l'ombre.
     
Samantha aurait adoré ce road trip improvisé, quitte à supporter les membres du boys-band le plus en vogue du moment. C'est elle qui a rajouté la ligne « dire leurs quatre vérités aux Sparkling Echoes » quand on avait seize ans, après une soirée où tout le lycée s'est pointé chez Rose en espérant apercevoir son frère et ses trois compatriotes. Depuis, la sœur de Jack essaie de se faire la plus discrète possible, et c'est réussi : même ma sœur, qui connaît pourtant Rose depuis sa naissance, ne sait pas que Jack fait partie de sa famille. Et c'est pas faute d'habiter à côté de chez eux, en plus...
     
Si Mia sortait un peu plus le nez dehors, et arrêtait de baver devant son écran, elle aurait pu voir le groupe au grand complet à de multiples reprises. Même s'ils se font toujours discrets lorsqu'ils sont de retour à Miami, la nouvelle fait vite le tour de la ville à chaque fois, et Mia passe son temps à me prendre pour un taxi en espérant les rencontrer « par inadvertance ». La prochaine fois que Rose me propose une soirée chez elle et qu'ils sont présents, juste pour voir les sourires de faux-cul d'Ethan et Austin, je l'amène avec moi.
     
     

Peu décidée à rentrer maintenant, je passe deux heures supplémentaires sur mon banc à regarder nos photos de groupe. Samantha était la plus jolie de nous trois : une chevelure flamboyante dont elle était fière, des yeux d'un marron presque noir qui faisait ressentir ses tâches de rousseur, un corps de mannequin qu'elle ne se privait pas de dévoiler. Son sourire était le plus éclatant, celui d'une fille sûre de qui elle est, qui n'a pas peur de le crier haut et fort.
     
Je pouffe en tombant sur la photo de notre dernier Halloween. Histoire de faire perdurer la tradition de notre enfance, nous avions revêtu les costumes des Totally Spies : Samantha en Sam, évidemment, Rose en Alex, qui avait attaché ses cheveux de sorte qu'ils se retrouvent au carré, et moi en Clover, lors de ma phase blond platine – parce que j'avais décrété que blond cendré, ma couleur naturelle, était trop courant. Après plusieurs tentatives pour le faire craquer, l'ex petit-ami de Rose avait accepté de jouer Jerry, et pose fièrement au milieu de notre trio.
     
Je balaie vers la droite pour continuer ce voyage dans le passé, et essuie une larme en tombant sur notre toute dernière photo. Celle qui a été prise trois heures avant l'accident. Un verre dans la main chacune, nous tirons la langue à l'objectif et portons la même robe : noire, qui arrive à mi-cuisse et comprime légèrement notre poitrine. Sur moi, ça ressemble plus à un sac poubelle qu'à autre chose. Mais sur Rose et Sam, ça tombe parfaitement. On semble heureuses, insouciantes, prêtes à affronter notre entrée prochaine à l'Université de Floride. Pourtant, moins de trois heures plus tard, Sam perdait le contrôle de sa voiture après une dispute avec son copain, et se retrouvait clouée dans un lit d'hôpital, entre la vie et la mort. Juste après son enterrement, Rose et moi avons refusé nos places en cursus de management. Notre rêve n'avait plus aucune valeur sans Sam à nos côtés.

     

Je finis par me relever et quitter le parc, un peu plus légère qu'à mon arrivée. Je marche jusqu'à l'hôtel et parcours la moitié des étages par les escaliers, puis l'autre avec l'ascenseur. Au onzième, il n'y a aucun bruit. Pas une âme qui vive. Je toque à la porte de la chambre que je partage avec Rose lorsque je me souviens que j'ai laissé la carte qui permet de l'ouvrir à l'intérieur, mais n'obtient aucune réponse. Le message que j'envoie juste après m'offre le même résultat, et je me laisse glisser dos au mur en repliant mes jambes contre mon buste.
     
— Ivy ?
     
Je sursaute en sentant une main se poser sur mon épaule et croise le regard d'Ethan, dont les sourcils sont légèrement froncés.
     
— T'as décidé de crécher ici plutôt que dans la chambre ? plaisante-t-il. 
— J'ai oublié la carte, avoué-je. Tu sais où est Rose ?
     
Pour une fois que je n'ai pas la force de l'envoyer bouler, il devrait en profiter. Il me tend une main, que j'accepte sans protester, et m'aide à me relever.
     
— Dans la salle de réunion, avec les autres. Tu veux nous faire l'honneur de ta présence, ou tu comptes rester ici ?     
— Vous étiez pas censés être en train de répéter ? mentionné-je en ignorant sa petite pique.
   
Il hoche la tête et grimace :
     
— Si, mais Ben a préféré nous éviter un bain de foule. On peaufine la set-list, je viens chercher de l'eau et de la bouffe.
     
Je le suis jusqu'à l'étage abritant les salles de réunion de l'hôtel, consciente que faire un effort est la seule façon de survivre aussi longtemps parmi eux. Après tout, je vais voyager gratuitement à travers le monde pour neuf mois, autant faire en sorte que tout se passe au mieux...
     
— Bordel, t'étais où ? s'emporte Rose lorsque je passe la porte. T'as disparu plus de deux heures, j'ai cru que tu t'étais paumée !    
— Je me suis juste posée quelque part, expliqué-je en m'asseyant sur la seule chaise restée libre.
     
Elle ne cherche pas plus loin, hausse les épaules et reprend part aux discussions qui vont bon train autour de la table. Isaac jure que Melodies of Magic serait parfaite pour calmer un peu la foule à la moitié du concert, Jack proteste en arguant que ça ferait trop retomber l'ambiance, Austin les écoute, bras croisés, et Ethan donne raison au premier. Ben, qui préside le tout, tranche lui aussi et note la ballade en neuvième position sur la set-list prévue.
     
— Ensuite ? Il va falloir se bouger, les gars, il vous reste vingt-quatre heures pour vous mettre d'accord, rappelle le manager en posant le stylo.   
— On termine par New Beginnings, annonce Austin sans se départir de son air blasé.
     
Les trois autres acceptent, Ben leur rappelle qu'il manque encore six titres pour compléter le tout, Rose jette un œil aux albums posés devant elle et je laisse mon regard se poser sur l'horizon à travers la baie vitrée de la pièce.
     
Golden Days, lâché-je sans pouvoir m'en empêcher.
     
Sept pairs d'yeux se posent sur moi et me dévisagent longuement, puis Austin pose ses coudes sur la table.
     
— Tu peux développer, ou tu comptes juste réciter le titre de nos chansons ? attaque-t-il.     
— Elle est rythmée, avec des paroles entraînantes, et elle raconte plus ou moins l'histoire de Sparkling Echoes, articulé-je difficilement, même si ça me brûle la langue de leur offrir un compliment.
     
Le chanteur principal réfléchit avant d'acquiescer, puis fait signe à Ben de la noter en douzième position, juste derrière Heartbeat Symphony. Les autres ne trouvent rien à redire, même le batteur décide de garder son opinion pour lui, et je crie victoire intérieurement. Même Rose semble surprise lorsqu'elle lève un pouce dans ma direction, me faisant sourire.
     
Au bout d'une heure supplémentaire, les dix-neuf titres de la set-list sont trouvés et je peux enfin aller prendre une douche. Je masse les muscles endoloris de mes cuisses, enfile un jogging et un débardeur que j'emprunte à Rose et sors ma lecture en cours de mon sac à dos, histoire de m'évader loin de la réalité.

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