Austin - Zurich, 15 juillet 2024

Lorsque le groupe regagne les coulisses quelques minutes avant la première partie, les filles sont déjà rentrées à l'hôtel. J'ai l'impression d'être ailleurs, et je donnerais ma place derrière la batterie ce soir pour pouvoir m'assurer que Ivy va mieux.
     
Que je vais pouvoir retrouver sa mauvaise humeur, sa moue boudeuse et ses doigts d'honneur. Traitez-moi de masochiste, je m'en tape ; mes disputes avec elle sont la seule chose qui va me faire tenir jusqu'à la fin de la tournée sans tout envoyer chier avant. C'est la seule chose qui me rend vivant en ce moment, même si ça veut dire la détester et qu'elle me déteste tout autant.
     
— Ivy et Rose sont parties comme des voleuses, je peux savoir à quelle crasse elles ont eu le droit aujourd'hui ? nous accuse Harper alors que je revois les larmes sur le visage de la blondinette.    
— Aucune, maugrée-je en soutenant son regard. Et quand bien même, t'es pas payée pour nous faire la morale, ajouté-je.
     
Elle m'attaque avec ses ongles de sorcière avant de tapoter sur la légère trace que l'on voit toujours sur mon tee-shirt.
     
— Tu as laissé une ado de quatorze ans pleurer sur ton épaule en te rencontrant, Collins ?
     
Ethan pouffe dans mon dos alors que Isaac commence son rituel habituel. Jack est trop concentré sur ses échauffements vocaux pour venir me donner un coup de main, aussi je me contente de repousser la maquilleuse.
     
— Pas tes affaires, réponds-je avant d'aller m'enfermer dans les toilettes.
     
Je suis tenté d'envoyer un message à Ivy, mais elle a besoin de prendre un peu de recul et de passer du temps seule avec Rose. Si bien que je passe vingt minutes à me regarder dans le miroir et à ressasser les quinze derniers jours, en me demandant pourquoi la relation entre Ivy et moi est devenue si tumultueuse. OK, ce n'était déjà pas le grand amour la première fois que l'on s'est rencontrés, mais en même temps, aucun de nous n'avait fait un effort. Les autres fois, en revanche, j'ai essayé de prendre sur moi et de lui lancer une ou deux blagues, qui ont fait un flop et déclenché sa colère. Je l'accorde, les blagues sur les aveugles sont légèrement déplacées, mais quand même, j'avais tout donné...
     
Pourtant, aujourd'hui, elle m'a montré une autre facette de sa personnalité, loin de la Ivy casse-bonbons que j'ai toujours connue. Je l'ai sentie à fleur de peau, totalement anéantie par le décès de sa meilleure amie, et j'ai compris ce que Jack entendait par « période difficile ». Un deuil, ce n'est jamais chose aisée, et ça ne fait qu'un mois...
     
Je passe un peu d'eau sur mon visage et tente un sourire, mais je lâche l'affaire lorsque j'obtiens une grimace à la place. Austin Collins vient de perdre sa bonne humeur et son caractère de merde à cause d'une fille qu'il déteste, mais qui lui a livré son cœur sur un plateau d'argent...

     

Sur scène, les lumières m'aveuglent. On a tendance à penser que l'artiste voit la salle entière et les visages des fans les plus proches, mais c'est faux. En vérité, tout ce que l'on voit, ce sont des spots qui nous éclairent et tournent autour de nous.
     
Je me déchaîne plus que les autres soirs sur la batterie. J'y mets plus d'entrain, plus de force, je retrouve un peu le plaisir oublié de jouer de la musique pour soi, et pas pour les autres. Les oreillettes me renvoient le son du piano de Isaac et des accords de Ethan, ainsi que la voix des membres du groupe. Les hurlements de la foule lorsqu'elle entonne nos chansons ne sont qu'un lointain murmure, même lorsque je m'arrête de jouer pour chanter l'outro. Un titre, huit titres, dix-neuf titres, puis Isaac se lève de son tabouret et Ethan va passer sa guitare à Ben pour qu'il la ramène en coulisses. Je pose les baguettes sur la caisse claire pour les rejoindre au milieu de la scène, on salue le public, on fait une photo souvenir que le compte Instagram de Sparkling Echoes publiera dès ce soir – lorsque l'un de nous sera décidé, ou lorsque Ben s'en chargera à notre place. Puis les applaudissements me percent les tympans, avant de devenir sourds lorsque nous regagnons les coulisses.
     
Ce soir, encore une fois, nous avons tout donné. Les voix commencent à se casser, la fatigue à s'accumuler, pourtant Isaac garde son sourire juvénile, Ethan se vante d'avoir réussi tous ses accords, Jack n'a pas fait une seule fausse note et moi, je m'autoflagelle en me rappelant qu'ils vont perdre tout ça à la fin de la tournée. On a beau s'être tous mis d'accord, Ethan a beau, lui aussi, vouloir tout arrêter, Isaac et Jack ne méritent pas ça. Sparkling Echoes, c'est grâce à eux. Les musiques, ce sont eux qui les écrivent. L'argent, la popularité grandissante, les bains de foule, les invitations aux évènements importants, c'est à eux qu'on le doit.
     
Pourtant, parfois, j'ai l'impression de vivre un cauchemar plus qu'un rêve. Ivy avait raison, lorsqu'on a décollé de Miami : Sparkling Echoes est une prison dorée. Le moindre faux pas peut nous coûter très cher, et Ben peut bien nous considérer comme ses fils, je ne suis pas dupe : tout ce qu'il recherche, en réalité, c'est de tirer profit de nos belles gueules aussi longtemps que possible.
     
Il nous a façonnés, il nous a parfois fait mentir, mais il a toujours été là lorsqu'on en avait besoin. Il est le premier à nous dire d'arrêter lorsqu'on tire trop sur la corde, et que l'un de nous n'est plus apte à monter sur scène. En revanche, c'est aussi le premier à râler lorsqu'une date est annulée, parce que l'absence d'un seul élément du groupe pénalise le groupe entier. Pas de Jack, pas de chanteur principal. Pas d'Ethan, pas de guitare. Pas d'Isaac, pas de piano. Pas d'Austin, pas de batterie. Sparkling Echoes n'est rien sans ses quatre membres.

     

Le retour jusqu'à l'hôtel se fait en silence. Chacun essaie de gratter quelques minutes de sommeil en prévision de la route qui nous attend demain et des deux dates à Lyon qui suivront. J'ai l'impression qu'un tambour joue dans ma tête alors que je ferme les yeux et repense aux quatre dernières années. Aux menaces de mon père lorsque je lui ai annoncé que j'arrêtais le lycée pour me lancer dans un boys-band, à la joie de ma sœur quand j'ai enfin pu lui offrir la maison de poupée qu'elle voulait pour ses neuf ans, à ma mère qui s'est mise à pleurer lorsque j'ai ouvert un compte bancaire à son nom pour l'aider à payer les factures, à mon beau-père qui m'a piqué quelques dollars pour s'enfiler des litres d'alcool au bar en bas de la rue. Si je fais tout ça, si j'ai tenu aussi longtemps, c'est pour leur montrer que je suis capable de faire quelque chose de ma vie. C'est pour faire sortir Willow de la maison familiale et lui offrir la sécurité qu'elle n'a jamais eue.
     
Plus que quatre-vingt-quatre dates, et je retourne à Miami définitivement.

     

La suite est silencieuse lorsque nous la rejoignons. Derrière la porte de la chambre des filles, aucun bruit ne se fait entendre alors que je passe devant pour rejoindre la mienne.
     
L'eau chaude qui coule sur mon épiderme ne calme en rien mon mal de tête. Les quatre heures à dormir qui m'attendent avant de reprendre la route ne le feront pas non plus. Pas plus que ce putain de téléphone qui n'arrête pas de vibrer sur le matelas lorsque je m'écroule dessus.
     
Un nouveau compte fan s'est créé après notre date à Montpellier, et je reçois des notifications à chaque fois qu'un nouveau commentaire est publié sous l'une des publications.
   
« Sparkling Echoes a été ma bouée de sauvetage ».    
« Lorsque les jours se font trop sombres, je sais qu'ils seront ma lumière ».
     
Foutaises.
     
Je soupire en éteignant complètement l'appareil, le balance dans mon sac et éteins la lumière d'appoint en tentant de me rappeler qu'Austin Collins n'est rien de ce que pensent les fans. Je ne suis pas une bouée de sauvetage, mais l'ancre qui va finir par faire couler le bateau. Je ne suis pas la lumière, mais l'ombre qui plane au-dessus du groupe.
     
Je suis un arnaqueur, un bon à rien, qui n'aspire qu'à une chose : retrouver sa vie d'avant.

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