Austin - Noosa Heads, 20 septembre 2024

 Une nouvelle dynamique s'est installée au sein du groupe au complet. On ne s'emporte plus à la moindre occasion, on se pose pour discuter lorsque c'est nécessaire, et on passe du bon temps pour les deux dernières semaines de nos vacances bien méritées.

Même avec Ivy, l'ambiance est au beau fixe. À vrai dire, chacun fait semblant qu'il ne s'est jamais rien passé entre nous, et on se contente d'un début d'amitié qui me permet d'arrêter de ressasser tout le reste.

Pourtant, en mon for intérieur, je rêve encore de l'embrasser comme toutes les autres fois. De la serrer dans mes bras, et de ne plus jamais la laisser partir. C'est bête, mais je veux être celui à qui elle peut se confier en dehors de Rose. Parce qu'elle et moi, on partage beaucoup plus de démons qu'on ne veut bien l'admettre.



Des éclats de voix nous parviennent de sa chambre depuis plus d'une heure. Elle a laissé la baie vitrée ouverte, si bien que l'on entend tout depuis la terrasse où l'on faisait jusqu'ici une partie d'un jeu de société pourri. Et je ne dis pas ça parce que j'ai perdu.

Les parents d'Ivy l'ont appelée, et sont désormais en train de lui balancer des tas d'horreurs au téléphone. Je ne comprends pas tout, mais il est question de « gamineries », de « petite emmerdeuse » et de « jeter ses affaires ». Rose a tenté d'aller la rejoindre, mais son mec l'a retenue par le bras en lui disant de ne pas s'en mêler. Isaac et Jack, eux, ont décidé de déguerpir avant de trop en entendre. Et moi, je me retrouve seul lorsque le couple Carlson-Howell préfère s'échapper à l'étage en gloussant comme des cons.

Finalement, le calme semble revenir dans la chambre d'Ivy. Après une courte hésitation, je me lève de la chaise que j'occupe depuis trois heures et rejoins la pièce en passant par l'extérieur.

— Je t'aurais bien demandé si tout va bien, mais je crois que j'en ai pas besoin, grimacé-je lorsque je la vois recroquevillée dans son lit, les larmes baignant son visage.

Elle tente d'en essuyer le maximum alors que je m'assieds sur le matelas et pose une main sur son bras.

— Pourquoi ça fait si mal, d'être une survivante ? demande-t-elle tellement bas que je l'entends à peine.

Je me penche vers elle pour dégager les mèches rebelles de ses cheveux. J'ai vu Ivy pleurer plusieurs fois depuis le début de la tournée. Mais aujourd'hui, je crois que c'est la première fois que son visage exprime autant de douleur.

— Parce que justement, on survit, Ivy. On se met en mode automatique, et on continue d'avancer, noté-je en caressant sa joue du dos de la main.
— Comment tu fais pour y arriver ?

Je m'allonge en face d'elle, un bras replié sous ma tête en guise d'oreiller. Et je continue d'essayer de faire tarir ses pleurs, même si je sais qu'elle en a besoin.

Je réfléchis quelques secondes à sa question, tiraillé entre l'envie de lui dire toute la vérité ou de garder encore un secret. Un seul, responsable de mon envie de me barrer du boys-band depuis des années.

Sauf qu'Ivy, elle, m'a partagé tout ce qu'elle avait vécu. Sans mensonge, sans tricherie. Je lui dois au moins ça. Juste à elle.

— Je regarde Willow, et je reprends les armes pour supporter une autre journée, avoué-je en fermant les yeux.

Je crois la sentir sursauter légèrement, puis son petit corps vient se loger contre le mien alors que je continue :

— Elle avait trois ans au moment de l'accident. Elle aussi, elle a été blessée.

Son pouce se pose sur ma pommette, et je me rends compte qu'une larme m'a échappé. La première en neuf ans. Lorsque j'ouvre les paupières, je tombe sur ses iris noisette qui expriment toujours ce que les mots ne peuvent pas dire. En ce moment, j'y décèle de la pitié qui me donne la force de lâcher la seule chose que personne n'a jamais su, hormis Jack.

— Elle est devenue paraplégique.

Elle laisse échapper un hoquet de surprise et pose sa main devant sa bouche. Je suis tenté de changer de sujet, d'enlever la peine sur son visage pour la remplacer par l'une de ses moues boudeuses dont elle a le secret, mais rien ne vient. Aucune blague, aucun mot réconfortant, rien qu'une multitude d'émotions qui me balaient et me mettent à terre.

— C'est pour ça, que tu veux partir de Miami avec elle ?

J'acquiesce et retiens le reste de larmes qui menace de couler. Les hommes ne pleurent pas. Les hommes n'ont pas le droit de montrer leurs émotions.

— C'est à cause de moi. Elle était coincée entre son siège et celui de devant, j'ai dû la tirer pour la sortir avant que les flammes prennent de l'ampleur. Et sa moelle épinière en a souffert.

Elle secoue la tête sans enlever sa main de ma joue. Son index dessine le contour de mon nez, de ma mâchoire, de mon oreille. Il y a deux mois, je l'ai rassurée en lui disant qu'elle n'était pas responsable de l'accident qu'elle a vécu, et que personne n'aurait pu l'empêcher. Aujourd'hui, je lui avoue moi-même la culpabilité qui me pourchasse depuis neuf ans. À chaque fois que je pose les yeux sur ma petite sœur, clouée dans un fauteuil roulant parce que je n'ai pas su la protéger, à chaque fois que je repense à mon cousin, avec lequel j'ai grandi jusqu'à ce qu'on me l'arrache.

— Toi non plus, tu n'es pas responsable de l'accident, chuchote-t-elle en ravalant un sanglot. Tu l'as sauvée, Austin. Sans toi, elle serait morte elle aussi.

Je cligne des yeux plusieurs fois pour les faire sécher et éviter de craquer. Ivy tente un sourire rassurant qui glisse de ses lèvres la seconde d'après.

Je reste silencieux, essayant d'imprégner mon cerveau de ces mots, mon bras se resserrant autour de sa taille pour que nos corps ne fassent qu'un. J'ai juste besoin d'elle.

— Mon père menace de couper les ponts avec moi si je ne rentre pas dans la semaine, lâche-t-elle après plusieurs minutes.

Je dépose un baiser sur son front lorsque ses pleurs reviennent tremper mon tee-shirt. Elle s'y accroche d'ailleurs comme à une bouée de sauvetage, de la même façon qu'il y a quelques semaines.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? osé-je demander dans l'espoir qu'elle décide de rester.

Dans l'espoir que l'on puisse encore partager nos fardeaux les plus lourds, se disputer lorsqu'on n'est pas d'accord, s'embrasser lorsqu'on laisse nos cœurs jouer la même partition.

— Je suis partie de la maison pour aller de l'avant... Et j'y arrive. Ici, avec vous, j'ai l'impression d'être à ma place pour la première fois depuis le mois de juin.

Le soulagement me pousse à expirer tout l'air de mes poumons. Elle se pelotonne un peu plus contre mon torse et renifle bruyamment.

— Qu'est-ce qu'on est, tous les deux ? interroge-t-elle d'un ton désespéré qui me fait grimacer.

J'ai eu plus d'un mois pour y réfléchir. Mais comme elle, je n'ai pas encore trouvé la réponse. Si bien que je fais semblant de ne pas l'avoir entendue et garde le silence. C'est vrai, qu'est-ce qu'on est, tous les deux ? En couple pour les réseaux sociaux, amis lorsqu'on refuse d'être plus, amants lorsqu'on décide de succomber.

Nous sommes tout, et rien à la fois.



Il est plus de trois heures du matin lorsque je me rends compte que l'on s'est endormi. Dans la même position qu'à vingt-deux heures, après l'appel de son père. Nos jambes s'emmêlent sur les draps dans lesquels elle n'a pas pris la peine de se glisser, ma main est toujours posée dans le creux de ses reins, nos visages, toujours aussi proches l'un de l'autre. Elle inspire lorsque j'expire, j'inspire lorsqu'elle expire. Une machine rodée, un respirateur humain, qui accélère les tambourinements dans ma cage thoracique.

Elle semble tellement paisible que je décide de ne pas la réveiller. Je passe une heure de plus à détailler son visage, ses traits fins, son nez légèrement retroussé, ses lèvres pleines, à peine rosées, sa mâchoire carrée et la fossette qui creuse son menton. Ses sourcils ne sont pas épilés comme les mannequins des magazines, mais restent parfaitement dessinés.

— Je suis fou de toi, Ivy Salazar, murmuré-je dans ses cheveux.

Et dans le silence de la nuit, seul son souffle me répond.

Quelques minutes plus tard, enfin, je m'endors à nouveau en gardant ma blondinette préférée tout contre moi, puisant dans l'énergie que produisent nos corps qui s'appellent pour oublier toutes les conneries qu'on s'est balancé à la gueule les trois dernières années.

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