Austin - Lyon, 17 juillet 2024
J'ai cru l'avoir retrouvée, ce matin. Sa mine colérique, ses gros mots, la façon dont elle m'a engueulé lorsqu'elle a compris que j'étais à l'origine de la réservation...
J'ai réellement pensé qu'Ivy Salazar était de nouveau elle-même.
Jusqu'à maintenant. Jusqu'à ce que je me retrouve à devoir la consoler encore une fois. Au début, je croyais que c'était ma conduite qui la rendait malade. Et puis je l'ai rejointe sur le bord de la route, j'ai entendu sa respiration hachée, j'ai vu son regard plongé dans le vide, alors qu'elle murmurait des paroles incompréhensibles en boucle, sans entendre les miennes.
Et j'ai eu terriblement peur de ne pas réussir à la faire revenir sur terre. Elle est casse-pieds, grossière, boudeuse, immature... et brisée, sensible, terrifiée, endeuillée.
Je déteste cette deuxième Ivy, parce que je ne sais pas comment la gérer. Je ne sais pas ce que je dois dire ou faire pour rassurer l'âme en peine qui erre sans but, qui ne se montre que rarement et qui tente ensuite de se réfugier derrière des insultes.
Mon téléphone, resté dans le minibus, n'arrête pas de sonner. Les répétitions auraient dû commencer il y a plus de dix minutes, mais Ivy n'est toujours pas entièrement calmée et j'ai encore mes bras autour d'elle alors qu'elle renifle contre moi.
— Je te ramène à l'hôtel ? proposé-je en posant une main sur sa joue.
Elle secoue la tête, et semble prendre conscience de notre proximité lorsqu'elle s'écarte d'un bon pas et lève le visage vers le ciel. Ses larmes ont laissé des traces sur sa peau, qui brillent sous les rayons du soleil. Ses paupières se ferment, ses poumons se gonflent d'air, qu'elle relâche lentement tout en me regardant à nouveau.
— Non. Tu vas finir par rater le concert, souffle-t-elle en me contournant.
Elle s'installe sur le siège passager et ferme la portière, alors que je reste une seconde à la regarder, à admirer sa force, avant de reprendre ma place derrière le volant.
Je ne dépasse pas les vingt kilomètres-heures sur le reste de la route. Les autres voitures nous doublent, klaxonnent, me balancent des insultes par leur vitre ouverte, et je les ignore sans cesser de m'assurer qu'Ivy ne fait pas une autre crise de panique à côté de moi. Elle semble perdue dans ses pensées, une unique larme s'échouant parfois sur ses lèvres, qu'elle efface rapidement du pouce. Je n'ose pas lui demander comment elle va, car je ne me sens pas légitime de le faire. Qui suis-je pour elle, mis à part le connard qu'elle pense connaître ? Personne.
— Ne le dis pas à Rose, implore-t-elle lorsque je me gare à l'arrière du stade.
— Ivy...
Je me tourne pour la regarder, et me retrouve face au même visage que ce matin. Froid, fermé, qui n'exprime rien si ce n'est une profonde colère qu'elle n'arrive pas à contrôler.
— S'il te plaît, Austin. Elle a déjà assez de trucs à gérer elle-même, et c'était juste un coup de mou, rien d'autre.
Je retiens les mots qui se forment sur le bout de ma langue pour éviter de la crisper plus qu'elle ne l'est déjà. À la place de quoi, je hoche simplement la tête alors qu'elle ouvre sa portière et sort, troquant la part d'elle qu'elle m'a laissé voir contre celle qu'elle offre aux autres.
Je laisse ma tête partir en arrière et passe une main sur mon visage, ne pouvant m'empêcher de m'inquiéter pour elle. Depuis quatre ans, elle ne montre que la Ivy légèrement folle, souriante, parfois bornée, qui crie sur tout le monde la plupart du temps. Celle que je suis habitué à voir, à supporter, celle avec qui je prends plaisir à m'adonner à des joutes verbales juste pour me sentir un peu plus vivant, a totalement disparu depuis le début de la tournée. Elle tente encore de le masquer, mais je sais, au fond de moi, qu'elle n'arrive plus à gérer son deuil.
La vérité, c'est que la disparition de sa meilleure amie a chamboulé toute son existence. C'est qu'elle s'est rendue compte que personne n'est invincible. Elle-même, elle a frôlé la mort, et il lui a fallu un mois pour en prendre conscience.
Moi aussi, un jour, j'ai été cet abruti qui refusait de voir ce qu'il avait juste devant les yeux. Aujourd'hui, je sais reconnaître un cœur brisé lorsque j'en vois un, et celui d'Ivy est déjà en train de semer ses morceaux alors qu'elle tente d'en protéger un bout derrière un mur de pierres infranchissable.
Et j'ai beau l'avoir détestée de tout mon être durant plus de quatre ans, je ne peux pas la laisser comme ça. Je refuse de la voir couler toujours plus profondément sans essayer de lui tendre la main pour la sortir du puits dans lequel elle tombe jour après jour.
Je veux l'entendre me balancer des horreurs à la gueule, hurler contre le monde entier, taper des pieds pour montrer son désaccord. Je veux continuer à la détester pour éviter de trop penser.
— T'as deux secondes pour te foutre derrière la batterie, Collins ! s'époumone John lorsque je fais enfin mon entrée. Bordel, t'as cru quoi, au juste ? Que tu pouvais disparaître comme ça, sans prévenir, et que j'allais me jeter à tes pieds sous prétexte que je gagne ma vie grâce à toi ?!
— J'ai prévenu Isaac, pesté-je en montant les quelques marches qui me séparent de la scène. Et ce que je fais de mon temps libre ne te regarde pas.
Je n'ai croisé ni Ivy, ni Rose. Ben et Harper s'occupent de vérifier la salle pour le Meet & Greet et le Q&A, les trois abrutis qui me servent de potes tirent la gueule derrière leurs instruments, et je ne suis pas d'humeur à m'engueuler avec qui que ce soit.
— Ton putain de temps libre devait s'arrêter il y a quarante minutes, note l'ingénieur son d'un ton tranchant. Je sais que t'en as plus rien à foutre de Sparkling Echoes, mais on te demande de tenir encore neuf mois, Austin, pas d'envoyer chier tout le monde à la moindre occasion !
Je n'en ai pas encore rien à foutre. Je suis juste fatigué de devoir vivre en faisant attention à tous mes faits et gestes, de ne voir ma sœur que deux fois dans l'année et de faire semblant d'être quelqu'un que je ne suis pas pour faire plaisir aux fans.
— C'est bon, j'ai compris ! explosé-je alors qu'il s'apprête à ajouter autre chose. On peut en finir avec les réglages à la con, maintenant, ou tu comptes encore me faire la morale une heure de plus ?
Ethan lève les sourcils en grattant sa guitare, Jack me dit de me calmer, Isaac pianote sur son clavier sans prêter attention à nous. Je me laisse tomber sur le tabouret derrière la batterie, saisis les baguettes et appuie sur la pédale pour faire résonner la grosse caisse. Je sais que mon énervement retombera une fois que je serai plongé dans les musiques. Je les connais toutes sur le bout des doigts, et bien que je déteste les chanter, j'adore en donner le rythme en me déchaînant sur les différentes parties de mon instrument.
C'est cette sensation de pouvoir me défouler autrement qu'avec mes poings qui m'a plu dans la batterie. Mon père m'avait inscrit à la boxe lorsque j'étais petit, mais il m'a vite retiré lorsque j'ai cassé une dent à l'un de mes camarades. Ensuite, un soir, il m'a amené dans une salle du quartier où des petits groupes locaux jouaient de temps en temps. C'était la première fois que je voyais une batterie en vrai. Et puis le groupe est monté sur scène, le batteur a commencé à jouer, et j'ai su que je voulais faire ça pour relâcher la frustration de voir mes parents séparés, la colère de voir ma mère refaire sa vie avec un enfoiré, la peine de voir mon père passer de moins en moins de temps avec moi pour se consacrer à sa nouvelle femme. J'avais huit ans, l'impression que personne ne me comprenait, et j'ai supplié mon père de m'acheter l'instrument pour Noël. J'ai pris des cours, je me suis entraîné sans relâche, d'abord dans ma petite chambre d'enfant chez ma mère, puis dans le cabanon du jardin lorsque Willow est née quelques mois plus tard. Treize ans après, mes talents derrière les cymbales m'ont mené ici. En tournée mondiale avec le boys-band le plus en vogue du moment. Et l'instrument que j'affectionnais tant, mon défouloir, est devenu l'une des principales raisons de ce mal-être qui me ronge peu à peu.
Ce n'est pas seulement Sparkling Echoes que je vais laisser derrière moi à la fin de tout ça. C'est aussi la batterie, et tout ce qu'elle a eu comme répercussions dans ma vie.
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