suite 2
Jacquelyn resta interdite quelques secondes. Elle se ressaisit rapidement : instinct de survie, en quelque sorte. De survie de l'autre.
- Kit. Est-ce que je peux te toucher ?
Elle acquiesça.
- D'accord. Je vais te porter jusqu'au matelas, et ensuite tu vas t'allonger. Ça te conviens ?
- Oui.
Sa voix était faible. Elle était faible, se dit-elle. Pourtant, la rage qui émanait de son corps - certes épuisé - avait quelque chose de presque matériel, d'effrayant aussi. De puissant. Mais le genre de puissance qui vient du fait qu'on n'a plus rien à perdre, comme la colère des communards sur les barricades : celle qui décuple les forces des individus quelques minutes, quelques heures, quelques mois avant leur mort. C'était un spectacle déchirant.
- Voilà. Est-ce que je peux m'allonger à côté de toi ?
- Je t'en prie.
Jacquelyn sourit. Elle était toujours tellement élégante. Tellement juste. Ce n'était pas qu'une formule de politesse, elle la priait vraiment de venir.
- Je peux te serrer dans mes bras ?
Kit ne répondit pas. Elle s'approcha d'elle, passa un bras autour de sa taille et...
C'était comme si elle essayait de ne pas lâcher prise. Comme si elle allait se relever d'un coup, ressortir dans la rue, retrouver le sucrier et éteindre tous les incendies. Mais non. Bien sûr que non, elle ne pouvait pas, elle ne pouvait même pas se lever.
Et puis il pleuvait dehors.
Jacquelyn l'enlaça à son tour. Elles ne dirent rien. Pendant plusieurs longues minutes, elles se contentèrent d'être l'une contre l'autre et c'était agréable parce que c'était nécessaire. Puis Kit arrêta de pleurer. Sa compagne le sentit aussitôt et aussitôt elle sentit que sa cage thoracique se desserrait, alors qu'elle avait sans doute cessé de pleurer parce qu'elle ne pouvait plus, tout simplement. Elle passa sa main sous sa chemise et se rendit compte qu'elle était encore glacée.
- Tu as froid ? dit Jacquelyn.
- Je suis frigorifiée, dit Kit.
"Frigorifiée" signifie ici "avoir la sensation de mourir de froid sans parvenir à se réchauffer".
- J'ai l'impression de mourir de froid et de ne pas parvenir à me réchauffer.
Jacquelyn la serra encore plus contre elle et frictionna son dos vigoureusement pour faire circuler son sang. Ironiquement la pluie ne manquait pas de circuler, elle. Les gouttières vomissaient des trombes d'eau et même les égouts peinaient à supporter un tel volume. Et il y avait aussi le bruit : assourdissant, brutal, violent. Une suite d'à-coups continue.
- Ça va mieux ?
- J'ai envie de toi, murmura la jeune femme.
- Kit...
- S'il-te-plaît.
Elles se regardèrent.
- Non. Non... ce n'est pas possible. Pas comme ça. Tu... pas comme ça.
Pourtant le désir qu'elle avait ressenti en la voyant rentrer tout à l'heure n'avait pas disparu. Elle avait toujours terriblement envie de l'embrasser, de la caresser. De toucher son dos, ses mains, ses épaules, sa nuque, ses lèvres, de sentir son parfum, de croiser son regard par hasard et de l'entendre rire. De la soulager, de lui offrir cette parenthèse avant qu'elle ne s'effondre à nouveau.
Mais elle ne pouvait pas. Parce que Kit était épuisée, parce qu'elle avait besoin d'elle, parce qu'elle sentait qu'elle avait toujours envie de pleurer. Ce n'était pas le moment, ç'aurait été égoïste et elle ne voulait pas trahir leurs sentiments à elles deux.
Elle se contenta de repousser une mèche qui tombait sur son front et laissait des gouttes rouler sur sa peau jusqu'à s'écraser sur la couette.
- Tu n'as pas envie de dormir ?
- Non. J'ai froid.
Elle toucha sa peau. Elle était glacée et pourtant, c'était comme si elle avait de la fièvre. Oui, elle était brûlante. Seulement l'eau l'avait gelée et son corps ne pouvait même plus la réchauffer. Elle grelottait.
Soudain, elle se mit à tousser et Jacquelyn pensa qu'elle allait vomir. Mais rien, elle toussa simplement.
- Ça... ça va ?
- Oui, oui.
- Tu es malade ?
- Non... enfin je ne sais pas. J'ai juste... j'ai juste toussé tu sais.
Jacquelyn l'observa : elle n'avait pas que froid. Elle avait une expression de terreur absolue marquée au fer rouge sur tout son corps, chaque muscle exprimait la peur.
- Tu as peur ?
- Non. Je n'ai plus peur. Je suis avec toi.
- Kit... qu'est-ce qu'il s'est passé ? Il s'est passé quelque chose, je t'en prie dis-moi. Dis-moi ce que tu veux mais dis-moi quelque chose.
Et Kit lui dit quelque chose.
Et Jacquelyn comprit - mais sans doute savait-elle déjà.
Et elles restèrent longtemps sans rien dire, parce qu'il n'y avait rien à dire.
- Kit ?
- Oui ?
- Tu as froid ?
- Non.
Jacquelyn sourit et se pencha vers elle et l'embrassa doucement, suffisamment longtemps pour que ça veuille dire quelque chose.
- Je t'aime, murmura Jacquelyn.
- Je t'aime aussi, murmura Kit.
Et Jacquelyn l'entendit rire et elle sut qu'elle allait être là pour elle à chaque moment où elle en aurait besoin.
Même s'il fallait tout brûler.
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