? suite
"Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit. C'est ce qu'on veut dire.".
Jacquelyn Scieszka se rongeait les ongles nerveusement, assise seule au milieu d'un appartement presque vide et qui n'était pas le sien.
Kit était sortie trois heures en disant qu'elle allait marcher deux minutes. Puis elle n'avait eu aucune nouvelle pendant une heure, jusqu'à ce message qu'elle lui avait faxé et qui avait glacé tout son corps.
"Suivie. Barbe. Pas de cheveux. STOP. Je gère. STOP."
Et voilà. Plus de nouvelles. Elle sentait son cœur battre, projeter violemment son sang contre ses os, ses muscles, ses organes, lui donner envie de vomir.
"Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit. C'est ce qu'on veut dire."
Pourtant, si elle ne revenait pas...
Elle aurait pu le lui dire. Elle aurait pu mais elle ne l'avait pas fait, elle ne voulait pas que ça sonne comme un tentative de la retenir auprès d'elle alors qu'elle voulait être seule. Mais si elle ne revenait pas...
Elle avait envie de sortir, de courir la chercher, de la rattraper, de s'assurer que tout allait bien et si tout n'allait pas bien de s'assurer que tout aille bien. Mais elle ne pouvait pas. Elle ne savait pas si elle était figée ou si elle obéissait à ce qu'on lui avait toujours appris : ne pas risquer inutilement sa vie. Rester en vie avant de sauver les autres.
"Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit. C'est ce qu'on veut dire."
Elle avait compris ce qu'elle voulait dire, elle le savait. Mais elle aurait quand même aimé l'avoir dit, histoire de savoir qu'elle le lui avait dit au moins une fois. Évidemment, elle le lui avait déjà dit, cette nuit. Elle le lui avait murmuré, crié, chuchoté, pour qu'elle le sache, pour qu'elle l'entende. Mais elle aurait quand même dû le lui dire tout à l'heure. Ça ne lui aurait rien coûté. Elle ne serait peut-être même pas partie, qui sait ? Exactement ce pourquoi elle n'avait rien dit, finalement.
Et maintenant, il était possible qu'elle ne revienne pas.
Pourtant elle le pensait. Elle le pensait quand elle la regardait, quand elle la touchait, quand elle lui parlait. Elle était brillante, intelligente, courageuse, forte, honnête, intègre, créative, méticuleuse, attentive, et aussi incroyablement belle. "Incroyablement" veut dire ici qu'elle le croyait complètement mais qu'elle redécouvrait à quel point elle la trouvait belle chaque fois qu'elle l'apercevait.
Et voilà. Elle ne rentrait pas. Et dehors, il pleuvait toujours. L'eau formait comme des vagues sur les pavés, elle s'éclatait sur le sol, rebondissait, se jetait sur les murs, les colonnes, les gouttières, pour retomber et se heurter encore, claquer les vitres et les passants de toute la ville, et repartir. Même si elle était en vie, elle devait avoir froid.
Étrangement, l'idée qu'elle eut froid lui fut insupportable, pire même que l'idée qu'elle ne puisse pas revenir. Elle avait bien fait de lui donner une écharpe, mais au vu de ce qui se passait dehors ça n'avait dû lui servir que d'accessoire.
Le télécopieur grésilla, mais rien. Et la pluie, encore. Vlan. Vlan. Vlan. La pluie faisait vlan sur le trottoir. Et puis toc, toc, toc.
Elle se précipita pour ouvrir la porte d'entrée mais c'était trop tard, elle s'ouvrait déjà. Avant même qu'elle n'eut le temps de se saisir de la clef, elle tenait entre ses bras un corps trempé et épuisé. Et tremblant.
Elle ferma délicatement la porte d'une seule main, en caressant ses cheveux mouillés de l'autre. Elle ne savait pas quoi dire.
- Je ne sais pas quoi dire, dit-elle.
- Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit. C'est ce qu'on veut dire, répondit l'autre.
- Non, murmura Jacquelyn. Non.
Un carreau de la fenêtre manqua de se briser sous la violences des coups.
- Tu as froid ?
- Je suis frigorifiée.
- Déshabille-toi. Attends, je vais t'aider.
Elle se libéra de son étreinte et lui retira son manteau, sa veste, sa chemise. Elle était glacée, elle grelottait. Elle se précipita pour la sécher, la frictionna avec une serviette qu'elle venait de trouver et la couvrit de ses propres vêtements qu'elle avait laissé sur le radiateur, au cas où. Elle ne l'avait toujours pas regardée dans les yeux. Il y avait plus urgent. Elle avait cependant terriblement envie d'elle, de l'embrasser et de lui montrer qu'elle la désirait rien qu'en la regardant mais elle se dit que ce n'était dû qu'au soulagement de la voir revenir. Elle déboutonna délicatement son jean et l'aida à l'enlever. Chacun de ses vêtement crachait de l'eau sur ses bras et sur ses mains quand elle les prenait, sans même chercher à les essorer. Ses doigts devenaient glacés au contact de cette pluie froide mais depuis qu'elle était avec elle, elle ne sentait qu'une agréable chaleur s'emparer de ses membres. La peur la quittait doucement.
Ce matin en se réveillant elle s'était dit que grâce à elle, elle n'avait pas peur. Pourtant, elle n'avait jamais eu aussi peur de sa vie, et c'était pour elle qu'elle avait eu peur.
Elle mit de l'eau à bouillir sur la gazinière, qui fonctionnait à peine. Son cœur battait encore, elle resta immobile au dessus du feu pendant de longues secondes puis Kit s'écroula sur le fauteuil. Enfin, elle osa la regarder.
Ses cheveux étaient trempés, l'eau gouttait sur son front, sur ses épaules, descendait sur ses bras, dans son dos, sur ses lèvres, sans arrêt, comme si ça ne devait jamais s'arrêter. Elle tremblait encore. Sa poitrine montait et s'abaissait irrégulièrement, ses yeux étaient humides de fièvre et pire que tout : elle luttait. Elle était à bout de force, elle allait s'effondrer mais elle luttait pour vivre, encore.
Ce fut un choc. C'était effrayant. Elle luttait. La bouilloire se mit à siffler et Jacquelyn dut l'éteindre. Elle versa mécaniquement l'eau dans la théière, en sachant que Kit ne la regardait pas. Ce qu'elle se représentait comme étant métaphoriquement son cœur semblait se déchirer dans sa poitrine à cette seule pensée. Se déchirer lentement.
Elle finit par s'approcher d'elle, mais alors elle se rendit compte qu'elle ne savait ni que dire ni que faire. Elle s'agenouilla pour qu'elle la regarde. Ses yeux étaient trempés de larmes, et soudain tout n'était que pluie.
Elle la regarda. Elle eut tout d'un coup l'impression qu'elle faisait chacun de ses gestes pour la dernière fois, que c'était le seul souvenir qu'elle allait lui laisser. Elle posa sa main gauche sur son épaule, en levant le bras parce qu'elle était plus basse qu'elle, à même le sol.
- Contre qui est-ce que tu te bats ? murmura-t-elle.
Ça lui avait échappé. Elle connaissait déjà la réponse.
Elle sentit que Kit voulait lui répondre, mais qu'elle n'en avait même pas la force. Elle s'approcha d'elle, teint son oreille tout près de sa bouche, pour lui éviter un effort impossible.
- Je... je veux...
Elle s'interrompit, épuisée.
- Oui, vas-y, c'est bien. Continue ma chérie. Qu'est-ce que tu veux, qu'est-ce que... qu'est-ce que tu veux ?
- Un incendie.
Jacquelyn eut un léger mouvement de recul et Kit le sentit puisqu'elle saisit sa manche pour la ramener encore plus près d'elle, comme si elle s'y agrippait.
- Je veux tout brûler.
Il y eut quelques secondes de silence, rien que la pluie battante et des respirations irrégulières. Elles étaient immobiles.
- Je veux qu'il brûle.
Et elle lâcha sa manche.
Elle s'effondra en larmes.
Et elle tomba.
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