8🤖Flocons
Natalia lançait pour la cinquantième fois la balle en mousse de Sumo alors que la fine pluie s'était transformée en neige. Le Saint-Bernard courait à l'autre bout du parc, sa grosse fourrure éclairée par les lampadaires dont la lumière faiblissait progressivement avec le défilement des minutes.
L'insomnie, un classique après sa prise de sang bleu, l'avait poussée à sortir "quasiment" seule après minuit. Il y a quelques années, elle aurait déconseillé à n'importe quelle femme de se promener la nuit à Detroit.
Maintenant qu'elle avait goûté à la mort, elle avait l'impression que rien de pire ne pourrait lui arriver.
Jusqu'à ce que le regard lubrique de l'inspecteur Gavin Reed lui revienne en mémoire, provoquant en elle un frisson de dégoût.
Elle essaya de se changer les idées en relisant les pistes de recherches consignées sur son portable quelques heures plus tôt. Elle s'attendait à recevoir une notification d'un certain androïde qui lui confirmerait les mouvements suspects d'argent qu'ils avaient réussi à pister ensemble à la laverie.
Natalia poussa un soupir en récupérant la boule pour la lancer de nouveau, ses pensées allant désormais vers le regard inconsciemment intense de Connor.
Elle avait beau avoir des réserves sur les androïdes à cause de leurs rôles dans sa vie familiale chaotique, le RK800 avait su attirer son attention.
Autant par ses capacités supérieures aux autres que par ce qui le rendait presque « humain ». Très rapidement, et peut-être grâce à ses interactions avec Hank, Connor adoptait de plus en plus une attitude le rendant plus vivant.
La jeune femme avait l'espace d'un instant, en l'observant dans le taxi, oublié qu'elle parlait à une machine. Il avait ce quelque chose d'à la fois enfantin avec toutes ses questions, mais également très sérieux voire inquiétant dans son impassibilité.
Pourtant, à chaque fois qu'il s'adressait à elle pour lui poser ses fameuses questions personnelles, Connor semblait s'efforcer d'avoir l'air le plus amical possible.
« Est-ce que les androïdes peuvent ressentir de l'amour envers les humains ? »
En repensant à la question d'Elijah Kamski, elle tira sur la chaine de son collier et regarda le cercle ressemblant à s'y méprendre à la LED circulaire d'un androïde.
— Qu'attendiez-vous de moi, monsieur Kamski ? murmura-t-elle. N'aviez-vous pas bien trop d'espoir sur moi ?
Soudain, son portable vibra dans sa main. Elle déglutit, s'imaginant que l'ancien CEO de CyberLife l'avait entendu et lui avait répondu... jusqu'à ce qu'elle voit la notification d'un message reçu de la part d'un numéro inconnu : 313 248 317-51.
Ainsi qu'une localisation GPS. Lorsqu'elle les rentra sur son application, elle ne perdit pas de temps pour s'y rendre en taxi avec Sumo, l'adresse lui rappelant de vieux souvenirs.
Arrivée à l'endroit indiqué, Natalia descendit, resserrant son manteau contre elle de façon mécanique alors qu'elle sentait à peine le froid. Sumo, aussi indifférent à la baisse des températures, fouettait l'air avec sa queue, son souffle formant de petits nuages de condensation.
La neige tombait doucement, éclairée par les lampadaires de l'aire de jeu déserte alors que l'Ambassador Bridge se dressait majestueusement en arrière-plan, ses lumières se reflétant dans les eaux sombres de la rivière.
L'endroit était isolé, les bruits de la ville étant à peine audibles au loin. Elle scruta les alentours lorsqu'elle repéra rapidement la voiture de son oncle.
Mais alors qu'elle ouvrait la porte arrière pour que Sumo s'y installe, elle entendit des voix près de la berge. Le pas silencieux, elle s'approcha et, cachée derrière un arbre, elle vit son oncle et l'androïde se faire face.
— Tu aurais pu descendre ces deux filles, mais tu ne l'as pas fait. Pourquoi t'as pas tiré, Connor ? T'as des scrupules qui germent dans ton beau programme ?
Natalia perçut à la fois l'animosité de son oncle, certainement troublé par l'alcool, mais également une sincère hésitation chez l'androïde qui après un court temps de réflexion, avoua d'une voix ferme :
— Non. J'ai décidé de ne pas tirer, Lieutenant. C'est tout.
Soudain, Hank dégaina son arme et la pointa devant Connor, ce qui provoqua un sursaut chez Natalia qui se retint d'aller retenir son oncle.
— Mais est-ce que tu as peur de mourir ?
— Je trouverais ça clairement regrettable d'être ainsi... « interrompu », avant d'avoir pu conclure cette enquête.
— Qu'est-ce qui se passe si j'appuie sur la gâchette ? Rien du tout ? Le trou noir ? Le paradis des robots ?
— Je doute qu'il existe un paradis pour les androïdes.
— On a des doutes existentiels, Connor ? T'es sûr que t'es pas un déviant toi aussi ?
La main sur la poitrine comme pour calmer son cœur pendant tout cet instant de tension, Natalia sentit soudain le regard de Connor dans sa direction et s'arrêta de respirer.
— Je fais des diagnostics réguliers, déclara-t-il. Je sais ce que je suis et je sais ce que je ne suis pas.
À cette réponse, Hank baissa son arme et s'éloigna avec lassitude de l'androïde pour reprendre une bière du pack qu'il avait posé sur un banc.
— Où allez-vous ?
— Me mettre une mine, déclara Hank avant d'enfin remarquer la présence de sa nièce. Qu'est-ce que tu fous là à cette heure-ci toi ? Et toute seule.
— Insomnie. Sumo est dans la voiture. T'es fait comme un cartable, tonton.
Hank ferma les paupières, visiblement exténué, avant de boire une gorgée de bière et de murmurer :
— T'es bien humaine, pas vrai Nat ?
La jeune femme ne répondit rien, vexée mais cachant ce sentiment avec impassibilité pour couper court à une discussion qui n'aurait aucun intérêt avec son oncle ivre. Ce dernier n'attendit de toute façon pas sa réponse avant de se diriger vers la voiture.
— Tu viens ? dit-il enfin.
— Pas encore. Attends-moi à l'intérieur.
Il grommela mais accepta de rester en arrière avec son chien, tandis que Natalia progressait lentement vers l'androïde resté immobile. Saisissant une bière du pack abandonné sur le banc, elle l'ouvrit d'un geste vif et s'avança vers Connor, le dépassant pour s'appuyer à la rambarde surplombant le fleuve.
— 313 248 317-51, lança-t-elle en désignant du bout de sa bière le dos de la veste de l'androïde. C'est ton immatriculation. Quand j'ai vu l'adresse, j'ai deviné que c'était toi qui m'avais envoyé un message. J'ai déjà été ici plusieurs fois avec Cole quand il était petit.
Connor resta étrangement silencieux avant de rejoindre Natalia, s'adossant à la rambarde à ses côtés. Son expression était grave, et elle pouvait percevoir une certaine tension résiduelle de l'altercation intense avec son oncle.
— Ne t'inquiète pas, dit-elle pour le rassurer, ce n'est pas la première fois que le chef sort son flingue. Et s'il ne t'a pas tiré dessus, alors que tu es un androïde, c'est peut-être bon signe.
— Vous nous avez entendus.
— Tu m'avais dit que ta mission était de traquer les déviants. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda-t-elle, curieuse.
Connor décrivit leur soirée à l'Eden Club, un club qui proposait des androïdes pour réaliser les fantasmes humains. Natalia songea un instant à sa mère qui avait craqué et acheté l'un de ces modèles pour refaire sa vie avec, mais elle ramena rapidement son attention sur ce qu'il lui racontait.
Il lui parla d'un meurtre, d'une androïde déviante qui, après la mort de sa collègue, avait tué son client par peur de subir le même sort. Ils avaient traqué la déviante à travers le club, ce qui avait abouti à un affrontement tendu avec deux déviantes que Connor avait finalement épargné au dernier moment.
— Mon oncle m'a parlé de ta course poursuite avec une déviante et une enfant qui se sont échappées en traversant l'autoroute. Ce n'est pas la première fois que tu sembles hésiter. Pourquoi ?
— Elles se protégeaient et tenaient l'une à l'autre. Hank m'a dit qu'elles s'aimaient. Pourtant, nous simulons et reproduisons des comportements humains pour nous adapter à eux, mais dans ce moment précis, leurs actions semblaient... différentes. C'était comme si elles ressentaient vraiment quelque chose de profond l'une pour l'autre, une connexion qui semblait presque humaine.
Connor se tourna vers Natalia, ses yeux cherchant les siens, comme s'il essayait de comprendre ses propres pensées à travers elle.
— Cela m'a fait questionner la nature de ce que nous, les androïdes, pouvons réellement ressentir. Sur les différences des déviants. Si un programme corrompu peut générer un comportement qui imite si parfaitement l'amour, jusqu'à un point où il semble réel, où se situe la limite entre la programmation et de véritables sentiments ?
Natalia regardait le fleuve sombre devant eux en observant la neige qui continuait de tomber doucement. Elle prit une profonde inspiration avant de répondre :
— Peut-être que la question n'est pas de savoir si vos sentiments sont réels ou programmés, mais ce que ces sentiments signifient pour ceux qui les ressentent. Si ces androïdes se protégeaient par amour, vrai ou non, cela change-t-il vraiment la nature de leurs actions ?
Connor considéra ses mots, son regard dérivant vers l'eau noire en contrebas, comme s'il essayait de trouver les réponses dans le reflet de la nuit.
— Cela change peut-être tout, poursuivit-elle. Un jour, j'ai parlé d'amour avec... peu importe. Ce que j'ai conclu de cette discussion fut qu'il n'y aurait qu'une façon d'expliquer de réels sentiments chez une machine.
— Par un virus ?
— Par le développement d'une conscience. Peut-être que ce qui importe n'est pas l'origine des sentiments, mais ce qu'ils nous poussent à faire. Pour mon oncle, pour toi, et même pour moi.
Connor se tourna vers Natalia, ses yeux captant les flocons de neige qui se posaient sur ses cheveux, les faisant briller faiblement dans la lumière diffuse du réverbère proche. Un silence étiré s'installa entre eux, rompu seulement par le murmure du vent et le clapotis doux de l'eau du fleuve.
Il fit un pas imperceptible vers elle, réduisant la distance entre leurs corps. Le mouvement était subtil mais chargé d'une intention claire, comme s'il était attiré par la chaleur de son humanité ou simplement par le besoin de comprendre ce qui les rendait si différents, et pourtant si proches.
— Avez-vous déjà ressenti... quelque chose de similaire ? Quelque chose que vous ne pouviez pas expliquer, mais qui était réel pour vous ?
Natalia sentit son cœur battre plus fort, non pas à cause de sa pompe à thirium, mais par la proximité inattendue de cet androïde qui, malgré tout ce qu'elle savait sur la programmation et les limites de la technologie, semblait incroyablement humain dans ce moment suspendu.
Elle ressentit une chaleur inattendue lui monter aux joues, et elle détourna rapidement le regard, ne voyant pas la LED de l'androïde vaciller entre différentes nuances de jaune et de bleu indiquant sa réflexion profonde.
— Oui, je... je pense que j'ai ressenti quelque chose de similaire quand j'étais plus jeune, répondit Natalia, cherchant ses mots avec soin. Et c'est à la fois terrifiant et magnifique.
Connor resta un instant silencieux, comme s'il assimilait ses mots, son visage androïde trahissant une légère tension, presque imperceptible pour quiconque n'aurait pas été aussi attentif que Natalia.
Les flocons de neige continuaient de tomber doucement autour d'eux, certains s'accrochant aux mèches sombres de Natalia. Observant cela, Connor leva doucement la main, ses doigts effleurant délicatement ses cheveux pour retirer un gros flocon.
Natalia retint son souffle, surprise par la douceur inattendue de l'action. Connor, réalisant ce qu'il venait de faire, observa ses propres doigts, comme surpris par son audace, puis releva les yeux vers elle.
Ses traits androïdes, habituellement si maîtrisés, trahissaient une nuance d'embarras.
— Je m'excuse si cela était inapproprié, murmura-t-il d'une voix douce, marquant une rare incertitude.
Elle esquissa un sourire.
— Ce n'était pas inapproprié, Connor. C'était... humain, répondit-elle doucement, son cœur synthétique battant un peu plus vite que d'habitude.
Il sembla réfléchir profondément aux mots de Natalia. Avant qu'il n'ait le temps de répondre, elle se rappela la raison première de leur rencontre nocturne.
— Je dois ramener mon oncle chez nous, dit-elle, jetant un coup d'œil à son portable. Il se fait tard.
Connor acquiesça de nouveau, sa LED pulsant d'une teinte bleue calme et constante, signe de son retour à un état plus neutre.
— Bien sûr. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à me contacter. Je serai là pour aider, assura-t-il.
Natalia esquissa un sourire avant de s'éloigner du bord du fleuve, la neige continuant de tomber doucement autour d'eux, effaçant doucement les traces de leur échange, comme si rien n'avait changé...
Alors qu'en réalité tout avait subtilement changé, au moins un peu, entre eux.
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