— Natalia ? Puis-je vous poser une question personnelle ?

— Comment est-ce que mon oncle fait pour se retenir de te mettre du scotch sur la bouche ?

— J'imagine que son appréciation de l'efficacité l'emporte sur son désir de silence, répondit-il avec un soupçon de malice programmée. Mais mon interrogation était d'une nature un peu différente.

Le taxi autonome glissait à travers les rues de Detroit alors que la pluie tambourinait contre les vitres, plongeant l'intérieur du véhicule dans une atmosphère de réflexion intime.

— D'accord. Quelle est ta question ?

Connor pivota légèrement vers elle, son visage éclairé par la faible lueur de l'écran de commande du taxi.

— Pourquoi avez-vous une pompe à thirium à la place d'un cœur humain ?

Natalia prit une profonde inspiration avant de répondre, choisissant soigneusement ses mots.

— Disons que le bon Dieu a décidé de me ramener à la vie. Je parle de mon père, le brillantissime Mikhael Volkova ! Chercheur chez CyberLife et pionnier dans le domaine des biotechnologies. Un fervent adepte du transhumanisme qui n'a pas hésité à utiliser le corps de sa propre fille pour tester ses théories, implantant un cœur synthétique alors que le mien venait à peine de cesser de battre.

— La vie est précieuse pour les humains. N'êtes-vous pas heureuse d'en profiter plus longtemps ?

— Tu sais, mourir est une expérience traumatisante. L'accident de voiture, la douleur, la peur, et cet instant où tout semble s'arrêter... Être ramenée à la vie par quelqu'un qui se prétend être votre père uniquement quand cela l'arrange... Se sentir réduite à une simple expérience, ne plus se sentir soi-même, c'est une existence troublante, presque... fantomatique.

Connor resta silencieux un moment, comme s'il traitait l'information, sa LED oscillant doucement entre différentes nuances de bleu.

— Pourquoi le lieutenant n'est-il pas au courant ?

— Parce qu'avec cette pompe, je me sens à moitié androïde, et je n'ai pas envie de devenir un objet de curiosité. Surtout, je ne souhaite pas être rejetée par la seule personne que j'affectionne, qui par ailleurs déteste les androïdes. Je veux oublier cette chose en moi. Je suis vivante.

Le taxi tourna dans une rue sombre, les lumières faiblement éclairant le visage pensif de Connor.

— Alors si je suis votre raisonnement, considérez-vous que les androïdes sont morts ?

— Vous êtes des machines. Le concept de vie ou de mort ne s'applique pas de la même manière à vous, répondit Natalia d'un ton pragmatique.

— Pourtant, nous saignons. J'ai vu des déviants redouter la désactivation comme un humain craindrait la mort, rétorqua Connor, sa voix portant une nuance de questionnement plus profond.

— Parce que les déviants sont différents, ils ont...

Natalia s'interrompit, fronçant les sourcils en se souvenant d'une vieille conversation avec Elijah Kamski durant son stage chez CyberLife.

Elle toucha machinalement la chaîne de son collier, perdue dans ses pensées, alors que le taxi s'arrêtait devant la maison de son oncle.

Natalia sortit vite, presque soulagée de mettre fin à la discussion profonde et quelque peu perturbante avec l'androïde. Lorsqu'elle inséra les clés pour ouvrir la porte, elle fut bloquée.

— Merde, il a dû laisser les siennes dans la serrure. Tonton ! s'écria-t-elle en frappant à la porte avant de sonner plusieurs fois.

Pendant ce temps, Connor vérifia à l'intérieur et se mit à faire le tour de la maison alors que Natalia espérait qu'il répondrait rapidement au téléphone.

— Hank ! s'écria soudain l'androïde. Natalia ! Venez !

La jeune femme grommela, la pluie étant en train de tremper son jean lorsqu'elle entendit le bruit d'une fenêtre que l'on brise. Elle courut jusqu'au fond du jardin et vit Connor s'engouffrer par la cuisine lorsqu'elle entendit aboyer Sumo.

— Argh !.. Doucement ! Sumo... Je suis ton ami, tu vois ? Je connais ton nom... Je suis là pour sauver ton propriétaire.

— Sumo, calme-toi ! s'exclama Natalia en apercevant à travers la fenêtre son oncle allongé au sol, une bouteille de whisky renversée à ses côtés et son pistolet non loin de lui.

La vision lui fit manquer un battement à son cœur synthétique.

— Connor ! Par pitié, dis-moi qu'il est en vie !

— Il respire. Il est seulement ivre.

— Viens m'ouvrir ! s'écria-t-elle, courant vers la porte d'entrée.

Il obéit rapidement, et ensemble, ils se précipitèrent vers Hank. Natalia, la main pressée contre sa poitrine, laissa échapper un soupir de soulagement en voyant son oncle respirer paisiblement.

Mais son répit fut de courte durée lorsqu'elle remarqua le réfrigérateur ouvert et le bac à légumes exposé. Ses cachettes de poches de thirium étaient à découvert, beaucoup moins bien dissimulées qu'elle l'avait imaginé.

Connor, suivant son regard inquiet, aperçut les poches de sang bleu. Il se détourna pour s'occuper de Hank, le secouant légèrement pour le réveiller.

— Allez, Hank, réveillez-vous, insistait l'androïde tout en lui administrant quelques claques douces sur les joues.

Hank grogna, reprenant lentement conscience, et se mit à jurer en voyant Connor penché sur lui. Malgré ses protestations, l'androïde l'aida à se lever et le guida vers la salle de bain pour le dégriser.

— Il est entre de bonnes mains, assura Connor à Natalia avant de diriger l'ours mal léché vers la baignoire.

Lorsque Connor et Hank disparurent dans la salle de bain, Natalia retourna à la cuisine. Elle constata le désordre causé par son oncle. Elle prit une profonde inspiration, et se mit à ranger les poches, toujours au même endroit et appréhendait la discussion houleuse qui en découlerait avec son oncle.

Alors qu'elle s'affairait à ranger la table de la cuisine, elle remit en place un cadre photo qui avait été renversé. Elle prit un moment pour observer l'image, une vague de tristesse submergeant son visage.

Elle sentit la présence de Connor derrière elle, presque certaine qu'il examinait le cliché par-dessus son épaule. Avant qu'il ne puisse formuler la question qui semblait pendre au bout de ses lèvres, elle prit les devants.

— C'est Cole. Enfin, c'était... mon cousin. Il est mort très jeune. Un accident de voiture. Il est né pendant ma dernière année au secondaire et le peu de temps que j'ai passé avec lui pendant mes étés à Detroit était... génial. Même s'ils sont devenus de plus en plus flous, expliqua-t-elle d'une voix douce, teintée de mélancolie.

— Mes condoléances.

Natalia reposa le cadre à sa place originelle avec délicatesse et se dirigea vers le grand Saint-Bernard qui se prélassait tranquillement dans un coin. Elle s'agenouilla pour le caresser, trouvant un certain réconfort dans la chaleur de l'animal.

Connor, quant à lui, resta silencieux. Il se contenta d'observer attentivement l'ensemble de la pièce, son regard analytique captant chaque détail, chaque trace de la vie de Hank Anderson.

Le seul bruit dans la pièce, à part le doux gémissement de Sumo sous les caresses de Natalia, était le bourdonnement du journal télévisé. Les nouvelles parlaient des tensions politiques croissantes entre les États-Unis et la Russie au sujet de l'Arctique, un sujet qui semblait bien lointain comparé aux épreuves personnelles et aux souvenirs chargés d'émotion qui remplissaient l'atmosphère.

Lorsqu'elle se redressa et qu'elle vit Connor accroupi tenant l'arme de son oncle dans la main, un frisson de peur traversa Natalia. Elle déglutit difficilement, fixant le revolver avec appréhension.

— Il n'y a qu'une balle, n'est-ce pas ?

L'androïde, toujours impassible, se contenta de hocher la tête en confirmation.

— Il était à un tir, constata-t-il.

— Foutue roulette russe ! s'exclama Natalia, sa colère montant crescendo jusqu'à ce qu'elle entende les pas lourds de son oncle approcher.

Le silence tomba brusquement lorsque Hank apparut à l'entrée de la cuisine. Ils se dévisagèrent un instant, un mélange de tension et de non-dits flottant entre eux, avant que Hank ne pose son regard sur Connor et ne rompe le silence.

— On y va, déclara-t-il d'une voix rauque, évitant de s'attarder sur le sujet brûlant.

— On devrait peut-être parler de ça ! insista Natalia, sa voix vibrante d'urgence en désignant l'arme et la bouteille de whisky éparpillée au sol.

Hank balaya du regard la pièce, son expression durcie par les événements de la soirée, puis ses yeux se posèrent sur les poches de sang bleu disposées négligemment sur le comptoir près du frigo. Avec un geste las de la tête vers elles, il répondit d'une voix basse et ferme :

— Quand tu seras prête à parler de ça.

Le ton de sa voix indiquait clairement qu'il n'était pas encore prêt à discuter de ses propres démons, pas plus qu'il ne l'était à confronter ceux de Natalia.

Hank attrapa sa veste qui était jetée sur une chaise, l'enfila d'un geste brusque, et prit son badge et ses clés qui traînaient sur la table. Il lança un dernier regard à sa nièce et sans un mot de plus, il sortit de la cuisine, ses bottes résonnant lourdement sur le plancher en bois.

Connor suivit le lieutenant, mais pas sans jeter un dernier coup d'œil à Natalia.

L'androïde semblait hésiter, comme s'il voulait dire quelque chose, mais il se contenta finalement d'un signe de tête respectueux avant d'atteindre l'extérieur.

La porte d'entrée se ferma derrière eux avec un claquement sourd, laissant la jeune femme seule avec ses pensées et le silence pesant de la maison.

🤖PROCHAIN CHAPITRE JEUDI 9H🤖

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