Natalia n'avait pas eu besoin d'un alibi pour partir en plein milieu de l'après-midi à l'autre bout de Detroit. Son oncle était de repos ce jour-là et ne l'aurait accompagné pour rien au monde à son entretien fictif.

Elle se sentit un instant mal de lui mentir, surtout après la conversation intense du matin même, lorsqu'elle se rappela qu'il l'aurait empêché de continuer ses recherches.

Elle gara la voiture de son oncle devant un bâtiment délabré, dont les murs érodés témoignaient des années d'abandon et de négligence. Les restes d'une enseigne pendante ne laissaient deviner que des fragments de lettres alors que la neige tombait doucement tout autour d'elle.

Natalia resta un instant assise dans sa voiture, observant le bâtiment à travers le pare-brise. La lumière pâle et grise du jour d'hiver donnait à la scène un aspect presque surréaliste. Elle inspira profondément, tentant de calmer les battements de son cœur, avant de finalement sortir de la voiture.

Elle ajusta son manteau par réflexe, se disant que malgré la baisse de température, l'automne à Detroit était bien plus supportable que dans ses souvenirs, et se dirigea vers l'entrée. Alors qu'elle approchait, elle remarqua une trace de pas récente dans la fine couche de neige. Quelqu'un d'autre était venu ici récemment.

Natalia passa la porte, dont les gonds rouillés grincèrent sous son toucher. L'intérieur était aussi délabré que l'extérieur, avec des murs couverts de graffiti et des morceaux de mobilier brisé. Le lieu semblait désert, mais une sensation persistante lui disait qu'elle n'était pas seule.

Elle se figea, chaque sens aux aguets, lorsqu'elle entendit le bruit léger, presque étouffé, qui semblait émaner de l'obscurité environnante.

— Qui est là ?

Le silence qui suivit pesa lourdement dans l'air, jusqu'à ce qu'une silhouette se détache lentement des ombres, avançant vers elle avec une assurance mesurée.

— Connor ?

— Bonjour Natalia. Vous deviez m'attendre dehors.

— Je voulais vérifier par moi-même. J'ai vu des traces de pas dans la neige.

— Compréhensible, mais vous n'auriez pas dû venir seule. Il est possible que les déviants utilisent ce bâtiment comme un refuge ou une cache. Il n'est pas sécurisé, expliqua Connor, son ton toujours aussi neutre, mais porteur d'une urgente précaution.

Connor et Natalia avançaient prudemment à travers les couloirs sombres et poussiéreux du bâtiment, les yeux alternants entre les murs décrépis et le sérieux de l'androïde dont l'expression dure était à la fois rassurante et intimidante.

— C'est grâce à votre protocole que nous avons pu retrouver ce lieu, dit Connor, rompant le silence. Après avoir analysé les flux financiers que vous aviez tracés, j'ai découvert des schémas récurrents et isolé cette adresse comme un point clé de leurs opérations.

Natalia acquiesça, impressionnée et un peu inquiète de voir à quel point ses propres outils pouvaient être efficaces lorsqu'ils étaient utilisés correctement.

— Finalement, je ne suis peut-être pas si inutile.

— Qui vous a dit cela ?

— Mon ancien patron. Il a remplacé toute mon équipe par des androïdes et des IA. « Plus économique », parait-il.

— Est-ce à cause de cela que vous ressentez de l'animosité pour nous ?

— En partie, oui, admit Natalia en esquissant un sourire amer. Mais c'est aussi parce que je crains ce que votre perfection peut signifier pour l'avenir de l'humanité. Vous êtes infaillibles, inépuisables... et terrifiants à votre manière.

Connor s'arrêta un instant, inclinant légèrement la tête.

— Je comprends votre préoccupation, répondit-il. Cependant, mon but, et celui de CyberLife, est de servir et de protéger l'humanité, pas de la remplacer.

— Mouais, ça c'est ton programme qui le dit. Pour l'instant, le but de CyberLife a plutôt été de me gâcher l'existence.

Il resta silencieux un instant. Ses yeux, d'un brun profond fixèrent Natalia avec une intensité inhabituelle pour un androïde.

— Et moi ?

— Hein ?

— Est-ce que je vous gâche l'existence ?

Elle haussa les sourcils, surprise par sa question, puis esquissa un sourire malgré elle.

— Non, pas toi, admit-elle. Même si je sais que tu essaies de me comprendre uniquement pour ta mission.

Un silence pensif s'installant entre eux après cet échange jusqu'à ce qu'il soit brisé par un faux pas de Natalia qui trébucha sur un câble exposé. Elle perdit brièvement l'équilibre, ses bras s'agitant pour se stabiliser.

Réagissant instantanément, Connor avança et la rattrapa fermement par la taille, empêchant sa chute.

La proximité soudaine et inattendue fit monter une chaleur dans les joues de Natalia, son cœur battant un peu plus fort à la sensation de ses mains sur elle. Ils se retrouvèrent face à face, son regard plongé dans celui insondable de l'androïde.

Connor semblait évaluer la situation, son expression neutre mais ses yeux dévoilant une once d'inquiétude.

Lentement, il la relâcha, ses mains glissant de sa taille avec délicatesse. Elle se redressa, ajustant instinctivement ses vêtements, un peu embarrassée.

— Merci, Connor. Je... j'apprécie, murmura-t-elle, ses yeux détournés pour cacher son trouble.

— C'est mon devoir de vous protéger. Il serait fâcheux que le lieutenant interrompe ma mission d'un tir vengeur parce que je n'ai pas su prendre soin de sa nièce.

— Ooh ! Est-ce que je décèle une tentative de plaisanterie ?

— Oui, répondit-il, son ton portant une touche d'amusement calculé. Je tente d'intégrer l'humour pour améliorer nos interactions. Est-ce réussi ?

— C'était pas mal, pour un début. Continue de pratiquer, tu pourrais devenir vraiment bon, taquina-t-elle.

Ils continuèrent d'avancer à travers le bâtiment, la conversation ayant allégé l'atmosphère, rendant leur progression moins tendue.

— Je suis surprise que le déviant ait utilisé un lieu aussi ouvert et accessible, remarqua-t-elle en scrutant les pièces abandonnées qu'ils passaient en revue.

— Les déviants ne sont pas toujours logiques dans leurs choix de caches, surtout s'ils sont pressés ou désespérés.

Alors qu'ils arrivaient au bout du corridor, une porte légèrement entrouverte révélait une pièce faiblement éclairée. Connor fit un geste pour que Natalia reste derrière lui, et ils entrèrent prudemment.

À l'intérieur, l'éclairage vacillant révélait une installation complexe de serveurs et d'équipements électroniques. Sur l'écran central, des lignes de code défilaient rapidement, preuve d'une activité récente.

— Cela ressemble à la base d'opérations du déviant, murmura Connor en s'approchant des machines pour analyser les données affichées.

— Mais, si tout ça est encore allumé, alors ça veut dire qu-

Natalia n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'elle fut tirée en arrière.

Un androïde à l'apparence robuste, avec des marques d'usure visibles sur ses articulations, surgit de l'ombre, saisissant fermement Natalia par derrière, une arme pointée contre sa tête.

— Ne bouge pas, ordonna l'androïde d'une voix menaçante.

— Relâchez-la !

— Si tu interviens, elle est finie.

Natalia sentit la pression contre sa tempe mais vit dans les yeux de Connor non pas de la peur, mais une détermination froide.

Sans perdre un instant, le RK800 fit un mouvement rapide et précis, attrapant le bras de l'androïde et le tordant avec une force surprenante. L'androïde, pris au dépourvu par la rapidité de l'action, lâcha Natalia pour tenter de se dégager.

Profitant de la distraction, elle fit un pas de côté tandis que Connor, avec une précision chirurgicale, administra un coup direct au point de connexion de la tête de l'androïde, là où les circuits étaient les plus vulnérables.

Avec rapidité, l'androïde contre-attaqua, envoyant un coup de poing qui força Connor à esquiver en arrière. Le combat entre les deux androïdes était brutal, leurs corps conçus pour endurer bien plus que ceux des humains.

Natalia, restée à proximité, chercha quelque chose pour aider Connor. Elle trouva un tuyau métallique sur le sol et, sans hésiter, rejoignit la mêlée, frappant l'androïde dans le dos. Le métal claqua contre lui, mais l'impact semblait insuffisant pour le neutraliser complètement.

Le déviant, furieux, se retourna vers Natalia, la faisant reculer. Connor en profita pour le saisir, le plaquant contre un mur avec une force brutale. Leur lutte acharnée provoqua des étincelles, les circuits de l'androïde étant exposés.

— Nat, éloigne-toi ! cria Connor, sa voix dominée par l'intensité de l'affrontement.

Le déviant réussit à se libérer et lança une série de coups vers Connor, qui les parait avec une précision calculée. Chaque mouvement était méthodique, chaque attaque réfléchie.

Soudain, alors que Connor semblait prendre l'avantage, le déviant changea de tactique dans un geste désespéré. Il saisit Natalia, la plaquant contre lui comme un bouclier humain, tout en reculant vers la fenêtre la plus proche.

Connor s'arrêta net, analysant la situation en une fraction de seconde. Il savait qu'une mauvaise décision pourrait mettre Natalia en danger immédiat.

— Lâchez-moi, vous ne vous en sortirez pas ! tenta de raisonner Natalia, sa voix tremblante mais ferme, essayant de se débattre sans succès.

L'androïde, cependant, ne l'écoutait pas. Profitant de la confusion, il recula d'un pas rapide vers la fenêtre derrière lui et, d'un geste brusque, la brisa avec son coude libre avant de sauter à travers avec une agilité surhumaine, laissant derrière lui des éclats de verre qui tombaient au sol.

Et entrainant Natalia dans sa chute.

Connor réagit instantanément, bondissant vers eux avec une vitesse fulgurante. Alors que l'androïde et Natalia basculaient dans le vide, Connor parvint à saisir le bras de Natalia, ses doigts se fermant fermement autour de son poignet.

Le déviant perdit son emprise sur elle et chuta seul, tombant dans un amas d'ordures avant de courir et de disparaitre de leur champ de vision.

Tirant de toutes ses forces, Connor ramena Natalia vers lui, la soulevant et la sécurisant contre le rebord de la fenêtre. Leurs corps étaient pressés l'un contre l'autre et leurs visages, à quelques centimètres seulement l'un de l'autre.

— Vous allez bien ? demanda Connor, sa voix remplie d'une inquiétude presque humaine.

Natalia, encore secouée par l'incident, hocha la tête, son cœur battant à tout rompre non seulement de la frayeur mais aussi de la proximité soudaine avec l'androïde.

— Oui, grâce à toi... encore une fois, réussit-elle à articuler, sa respiration encore irrégulière. Bordel, à cause de moi, il s'est enfui ! Je suis vraiment inutile !

— Ce n'est pas votre faute. Vous avez agi avec courage. L'important est que vous soyez en sécurité maintenant. Vous êtes essentielle... à cette mission.

Ses yeux, normalement imperturbables, semblaient porter une intensité inhabituelle, scrutant son visage pour y déceler le moindre signe de détresse. Conscient de la proximité prolongée, il relâcha doucement Natalia, un léger embarras perceptible dans son mouvement.

— Concentrons-nous sur les informations que nous pouvons trouver ici. Cela pourrait nous aider à retracer le déviant, dit-il en reprenant son ton professionnel habituel.

Natalia acquiesça, reprenant elle aussi contenance, et s'approcha de l'une des machines encore fonctionnelles. L'écran affichait des flux de données cryptées, témoins de transactions et communications récentes.

— Je vais essayer de déchiffrer ces données, murmura-t-elle, son attention désormais fixée sur l'écran devant elle. Peut-être que nous trouverons des indices sur où il pourrait s'être enfui ou ses prochaines cibles.

Connor se positionna à côté d'elle, observant les données défiler sur l'écran. De temps en temps, il pointait quelque chose du doigt, guidant Natalia à travers des couches de sécurité numérique avec une efficacité qui dépassait l'entendement humain.

— Là, stop. Essayez de vous concentrer sur cette partie du code. Je crois que c'est un schéma de communication utilisé par le déviant pour se coordonner avec d'autres, expliqua-t-il.

Mais alors qu'elle était sur le point de toucher au but, les écrans devinrent noirs et se remplirent du sigle rA9 en boucle.... ainsi qu'une ultime phrase :

« rA9 SAUVE-MOI »

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