* Chapitre 10 *
Un lynché. Un assassiné. Et un mort à venir. Tom avait fait l'effort de se rendre à la marche blanche mais son esprit était ailleurs. Il avait fait le tour du village en silence, songeant à quelle vitesse les morts commençaient à s'enchaîner : le jeu s'accélérait. Des choses se passaient autour de lui et il n'y comprenait rien. Qui était ce mystérieux joueur au pouvoir d'assassiner les autres ? Était-ce un nouveau rôle ? Était-il sous l'influence du MJ ou agissait-il de plein gré ? Visait-il au hasard ou en connaissance du personnage qu'il tuait ? Tom ne savait pas. Il ne savait plus. Il avait juste peur. Pour dire, il n'était même plus sûr de sa propre stratégie de jeu. Mais, au final, en avait-il déjà expérimenté une seule ?
̶ Tom !
Il sursauta. C'était le boucher, un grand moustachu toujours souriant et avenant, qui l'avait interpellé : il s'approchait de lui à grand pas, deux de ses enfants sur les talons.
̶ Tom ! Grand Dieu, ça fait du bien de te voir... lança-t-il en guise de salut. Tout va bien?
Il semblait fatigué, d'une espèce de tristesse empathique que les gens trop émotifs dégagent en présence de personnes endeuillées. Sa fille, peut-être encore trop innocente pour partager la morosité collective, fit un timide signe de la main à Tom ; son fils, quant à lui, paraissait trop occupé à tirer la laisse de son beau berger allemand pour le saluer. Il se contentait de regarder Tom avec un faux air sympathique, le sourire clairement forcé, sans rien dire.
̶ L'ambiance est lourde, avoua le joueur, mais ça va...
̶ N'essaye pas de me rassurer, mon petit ! rétorqua le boucher. Ça fait dix minutes que tu es planté là, à fixer les géraniums de la mairie ! Ne me dis pas que tout va bien !
̶ J'ai juste...un gros mal de crâne, mentit Tom.
̶ Oh... déplora l'homme. Tu veux un anti-douleur ? J'en ai sur moi, si ça peut t'int...
̶ Laisse tomber, le coupa son fils. Il est insensible aux médocs.
Tom le dévisagea.
̶ Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
̶ J'ai croisé ta mère tout à l'heure, lui répondit le fils. Elle m'a dit pour tes nuits blanches. Navré que même les somnifères ne fonctionnent pas sur toi, mec.
̶ Laure ?! s'exclama le boulanger. Je ne lui ai pas parlé depuis des lustres ! Où l'as-tu vue ?
̶ Devant le mémorial des disparus. Je lui ai parlé de la veillée de ce soir.
̶ Oh ! Excellente idée ! s'enthousiasma son père. Je vais aller la rejoindre...
Il s'éloigna en compagnie de sa fille et se fraya un chemin jusqu'au mémorial. Son fils resta près de Tom et regarda sa famille s'éloigner, son chien gentiment assit à ses pieds.
̶ Je te le propose à toi aussi, mais j'imagine que ça ne t'intéressera pas, lui dit-il sur un ton particulièrement tranchant.
̶ Proposes toujours, le défia Tom.
̶ Mon père a organisé une veillée à l'église, ce soir. Un truc avec le curé et la paroisse. Ça t'intéresse ?
̶ Non. Je crois pas à tout ça.
Le fils vrilla son regard dans celui de Tom. Il avait l'air de le détester pour une raison que l'adolescent ignorait complètement. Il essaya de se remémorer les rares souvenirs qu'il avait de ce type. Aussi loin qu'il s'en souvenait, ils ne s'étaient jamais fait de crasse. C'était à n'y plus rien comprendre... De toute façon, dans une atmosphère pareille, bien des comportements étaient incompréhensibles.
̶ OK, cracha l'autre. Alors reste bien au chaud chez toi et barricade-toi. On sait jamais ce qui peut traîner dehors.
Sur ces mots, il tourna le dos à Tom et se fondit dans la foule. Cet échange avait vraiment été...bizarre. Peut-être que l'amertume de ce type était un contrecoup de l'angoisse générale : peut-être même qu'il ne s'en rendait pas compte. Pour être franc, Tom lui-même se s'était jamais interrogé sur ses propres réactions. C'est à dire qu'il avait la tête à bien, bien d'autres choses...
Son téléphone d'urgence sonna.
̶ Si j'étais toi, je ferais tout le contraire de ce que ce mec a dit et j'irais à la veillée. Ne serais-ce que pour lui enfoncer son comportement de connard jusqu'à la prostate.
̶ Je t'ai pas demandé ton avis, Keyros.
Ce regroupement de gens anxieux commençait à l'étouffer. Il traça sa route à travers la masse grouillante d'habitants jusqu'au seul coin de la place vidé de toute population. Toute, ou presque : Delmes se tenait devant le monument aux morts, l'air rêveur, une cigarette entre les lèvres. Il vit Tom arriver du coin de l'œil et lui adressa un pâle sourire de bienvenue.
̶ Content de te voir ici, Tom.
Il se tourna lentement vers lui et attrapa sa cigarette du bout des doigts. Un épais nuage de fumée s'échappa de ses narines alors qu'il demandait :
̶ Tu as pu te reposer depuis hier ? Aucun intrus n'est venu troubler ton sommeil ?
̶ Ni l'un, ni l'autre...
̶ Hum... Je suis rassuré. Car ça n'a pas été le cas de tout le monde.
̶ Ah...?
̶ Deux nouvelles personnes sont portées disparues.
Tom feignit l'étonnement, même s'il savait déjà cela. Mieux : il savait de qui ils'agissait, du moins ce à quoi les disparus ressemblaient. Un homme d'une trentaine d'années aux cheveux coupés courts et une personne recouverte de piercings dont Tom avait du mal à déterminer le sexe. Deux villageois.
̶ Merde... pesta-t-il en toute sincérité. Quand ça ?
̶ Hier et cette nuit.
Delmes fouilla dans ses poches pour en ressortir un gros portefeuille : il était plein à craquer de petits mémos en tout genre, de cartes de fidélité, de billets volants et même de tablettes de médicaments. Tom s'étonna qu'il réussisse à l'ouvrir sans rien faire tomber, surtout lorsqu'il extirpa deux petites photos de son barda.
̶ Les voilà, dit l'inspecteur en les tendant à Tom. Tu les connaissais ?
L'intéressé les regarda de plus près : il y avait le garçon (ou la fille) gothique sur la première photo mais sur la deuxième figurait, à la place de l'homme assassiné, un garçon à la peau sombre un peu plus âgé que Tom. Le mort de cette nuit. Il déglutit.
̶ Non, répondit-il à Delmes. Absolument pas.
L'inspecteur récupéra ses photos en soupirant. Sa cigarette venait de s'éteindre : il l'écrasa nerveusement sur le bitume avant de ranger son porte monnaie. Il en profita pour jeter un coup d'œil à sa montre.
̶ Bon... grommela-t-il. Il est temps que je retourne au commissariat. Si jamais tu disparaîs pendant la nuit, n'hésite pas à m'appeler... rajouta-t-il sur un ton sarcastique. Je vais finir par me faire greffer mon téléphone à la main, au rythme où vont les choses.
Il s'éloigna en râlant, la tête rentrée dans les épaules. Tom avait beaucoup de respect pour les gens comme lui : il fallait un moral d'acier pour avoir la force d'affronter tous ces drames en face. La responsabilité devait lui peser sur les épaules jour et nuit, ainsi que toutes les espérances de ceux qui avaient perdu un proche...et la peur de ne pas pouvoir les leur rendre. La culpabilité que Tom ressentait en sa présence était indescriptible. Il se promit de lui laisser un message, codé s'il le fallait, avant de disparaître. Il savait trop de choses pour se permettre de les laisser mourir avec lui.
Il était en train d'y réfléchir lorsque sa mère vint le chercher et lui proposa de rentrer. Depuis la foule, de nombreuses mains se levèrent pour les saluer, et Tom leur rendit leur geste en souriant. Il ne s'en doutait pas encore mais c'était peut-être la dernière fois qu'il avait l'occasion de le faire.
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