II. Façade
5 février 2054 – 10h21
Commissariat, ouest de San Francisco, Californie
10°C, précipitations 23%, humidité 34%, vent 42km/h.
C'était blanc. Tout était blanc. Le sol, le plafond, et les murs aussi. Aucune fenêtre. Aucun visage. Cette luminosité, cette pièce avait quelque chose de familier, de rassurant.
Pourtant, aucun meuble ne venait égayer ce cube. Il n'y avait rien à l'exception d'un banc cloué au mur du fond, couvert d'une fine couche de poussière et de quelques traces jaunâtres qu'il préférait ne pas identifier. Il n'avait jamais vu une pièce si vide, mais les murs n'étaient pourtant pas nus, loin de là. Cette décoration était, certes, un peu plus rustique que ce qu'il avait l'habitude de voir, mais elle avait le mérite de donner une touche de vie à l'ensemble. « Je vous emmerde », « vous allez payer pour ça », « j'ai rien fait de mal », et une suite de chiffres ne répondant à aucune logique suivi du prénom « Stacy ». Certains de ces mots étaient gravés dans le béton, tracés à l'aide d'un objet tranchant, d'autres avaient été marqués au stylo ou au feutre. Son doigt retraça les courbes des cinq lettres du prénom féminin. Il ne connaissait aucune Stacy.
— Il est là.
Guidé par la voix, le jeune homme laissa son bras retomber le long de son corps et tourna la tête en direction de la seule et unique paroi vierge et transparente du cube. La seule et unique sortie, aussi. Avec ces trois visages postés derrière la paroi en verre, et six yeux rivés sur lui, il lui semblait soudain comprendre où il se trouvait. Un zoo. Et cette pièce était son enclos : l'odeur, à elle seule, suffisait à confirmer sa théorie. Peut-être que la série de chiffres précédent le prénom « Stacy », sur le mur, était le numéro de série de la précédente attraction.
— Alors c'est lui, la victime assassinée qu'Howard a fait revenir d'entre les morts ?
Deux hommes et une femme. Une femme. C'était peut-être Stacy. Peut-être que lui aussi allait laisser son enclos à quelqu'un d'autre et faire le tour du zoo.
— Putain, je croyais qu'il avait arrêté de boire depuis que sa femme s'est tirée.
— C'est le cas ! Je ne l'ai jamais vu avaler autre chose que du café bien noir.
Ah. Cette voix, il la reconnaissait. Sa tête se retourna face au mur tandis que ses paupières se fermaient, le plongeant dans l'obscurité.
Il faisait sombre. Et puis, il y avait eu un flash blanc, un œil aveuglant rivé sur lui, un halo immaculé qui caressait sa peau, ses cheveux, son corps affalé sur quelque chose de froid et de dur. Cette chose correspondait à l'idée que les humains semblaient se faire de la mort. Une lumière au bout d'un interminable tunnel. Il avait fait des recherches là-dessus, la première fois qu'Alistair avait prononcé ce mot en sa présence. Il n'avait trouvé aucune indication de ce qu'il pouvait lui offrir pour l'aider à affronter ce qu'il appelait « le grand voyage ».
Deux doigts s'étaient glissés au creux de son cou. La peau était sèche, légèrement cornée, chaude. Tandis qu'ils parcouraient sa gorge, un son avait transpercé ses tympans... Une voix. Une voix humaine. Combien de temps cela faisait-il depuis la dernière fois qu'il avait entendu des lèvres former des mots ? Des mots. Il ne les avait pas compris, mais soudain, tout lui avait pourtant paru très clair : la respiration lente, les battements de cœur réguliers, cette odeur de terre mouillée, d'eau de pluie, l'humidité. Alors, il avait esquissé un mouvement pour se détacher de cette chose dure et inconfortable sur laquelle il était allongé. Une vague d'énergie traversa ses membres, comme une impulsion électrique si puissante qu'il en frémit jusqu'aux orteils.
— Bzeldl dz mcxje !
Ce cri lui vrilla les tympans, laissant place à un sifflement strident. Cette voix... Il ne la reconnaissait pas. Qu'avait-il dit ? Était-ce à lui qu'il s'adressait ? Bon sang, sa vision était si... imprécise. Les éclats de lumière laissaient place à une centaine, à un millier de traits verticaux découpant maladroitement la silhouette d'un homme, mais il bougeait tant... Son visage. Il devait voir son visage.
— Bjkde pns ! Pksbdn !
— Idsbuiqjbdr !
Cette voix. C'était celle-ci, celle de ce visage anonyme qui l'observait derrière la vitre du cube blanc. Le deuxième homme. Il avait trois ombres, silencieuses. Ce battement qui parcourait son corps ne parvenait pas à supporter son poids. Ça faisait trop longtemps. C'était ça : il lui fallait plus de temps. Plus de temps pour reprendre ses forces, plus de temps pour que ses tympans parviennent à saisir tous ces sons qui sortaient de leur bouche, plus de temps pour qu'il en saisisse le sens, plus de temps...
Mais il voulait voir le visage de cet homme qui sentait l'eau de pluie.
Des picotements désagréables parcoururent sa nuque. De la chaleur... ça brûlait. Les traits, les couleurs qui se précipitaient devant ses yeux se brouillaient. Et puis, une fraction de seconde avant qu'il ne sombre à nouveau dans l'inconscience, il vit deux iris d'un bleu gris se planter dans les siens.
Il rouvrit les yeux. Il était debout, face au mur blanc, face à « Stacy » et son numéro de série. Il retourna la tête en direction de la vitre, où les yeux des trois personnes s'étaient détachés de lui, escortant une quatrième silhouette qui s'était soudainement invitée dans leur petit groupe. C'était un homme, grand, aux cheveux si blonds qu'ils en semblaient aussi blancs que les murs de son enclos. Une profonde ride passait entre ses sourcils froncés et des cernes violacées soulignaient ses yeux bruns, froids, impénétrables. Hm. Il lui rappelait ce vieux documentaire qu'il avait déniché, à propos des meutes d'animaux sauvages telles qu'il en existaient encore au début du vingt-et-unième siècle. Peu importait quel membre du groupe avait coincé la proie : c'était le chef qui avait droit à la première bouchée.
— Foutez-le moi en salle d'interrogatoire.
Les humains, en fin de compte, n'étaient parfois pas aussi évolués qu'ils semblaient le croire.
***
— Alors, que sait-on de notre nouvel ami ?
Le dossier claqua sur le bureau, si léger qu'il ne fit même pas trembler la surface noire de la tasse de café qui y reposait. Marty haussa vaguement les épaules en direction d'Howard tandis qu'il s'affalait sur l'une des chaises à ses côtés, adressant simplement un regard en coin au Chef Johnson installé contre le mur de la salle d'observation. À voir ses cernes, c'était à se demander lequel d'entre eux avait passé la nuit sur une scène de crime. Quoique, s'il était aussi agréable avec sa femme qu'avec ses collègues, son bel appartement n'allait pas tarder à en devenir une.
— Ce qu'on sait ? Pour être honnête, rien du tout, inspecteur Harrison. Il n'a pas prononcé un mot depuis son réveil, d'après les personnes qui étaient de garde cette nuit. On a passé la matinée à éplucher les avis de recherches de toute la Californie, mais il ne correspond à aucun disparu. J'ai aussi personnellement vérifié les actes de naissance de la famille O'Sullivan, mais le vieux n'avait apparemment pas d'enfant plus jeune que Desmond.
— Le revenant a plutôt intérêt à avoir passé ce temps à s'inventer un alibi en béton armé, fit remarquer Johnson avec un mouvement de menton en direction de la vitre sans tain donnant sur la salle d'interrogatoire. S'il n'est pas capable d'expliquer ce qu'il foutait en compagnie d'un cadavre, je te l'envoie au trou en deux temps trois mouvements.
Howard et Marty échangèrent un regard las avant que les pupilles de l'inspecteur ne se reportent sur le garçon. En vingt ans de carrière, il avait vu des centaines de personnes s'asseoir à cette place, le bout des doigts tapotant nerveusement la table et les yeux passant sur les caméras postées à chaque recoin de la pièce rectangulaire. Jamais personne, en revanche, ne s'était comporté de la même façon que lui : le dos impeccablement droit, les genoux serrés et les chevilles collés, il s'était contenté de joindre les mains sur la table, fixant obstinément le mur qui lui faisait face de ses yeux bruns. Howard ne parvenait même pas à voir son torse se soulever sous sa respiration. Il devait être incroyablement calme pour ne pas se sentir essoufflé sous le poids de l'appréhension mais, de toute façon, ce détail était loin de lui déplaire : Howard se retrouvait rapidement agacé de devoir passer des heures à interroger quelqu'un qui soufflait comme un bœuf entre chaque mot.
— Ok. Je commence, dit-il en se levant, donnant une petite tape sur l'épaule de Marty avant de passer la porte.
Dès l'instant où Howard avait passé le seuil de la porte, les yeux bruns du garçon s'étaient détachés du mur pour se planter sur son visage. C'était étrange de le revoir ainsi, si... si conscient. Mise à part sa pâleur, il n'avait plus rien d'un cadavre, à présent. Quelques mèches de ses cheveux légèrement ondulés retombaient sur son front, mais il fut néanmoins capable de voir l'un de ses sourcils tressauter à sa vue, comme secoué d'un léger spasme nerveux. Ses pupilles escortèrent Howard jusqu'à la chaise vide placée de l'autre côté de la table, sans jamais laisser ses paupières interrompre son observation le temps d'un cillement. Il était d'une beauté fascinante, et même Howard était bien obligé de l'admettre malgré sa répugnance à admettre les qualités des autres hommes sans en ressentir une amère jalousie. Mais son charme avait quelque chose de contradictoire. Son regard profond, sa peau lisse et blanche, sa mâchoire bien dessinée, ses lèvres fines d'un rose discret et ces boucles brunes, tout chez lui dégageait une douceur élégante, attirante ; mais il y avait aussi cette ombre, comme un masque invisible, qui étouffait ses attraits sous l'indifférence glaciale avec laquelle il observait le monde qui l'entourait.
— Comment tu t'appelles ?, demanda Howard en reposant son dos contre la chaise, ressentant le besoin soudain d'assurer une distance respectable entre eux.
Le garçon pencha presque imperceptiblement la tête vers la droite à cette question, plissant légèrement les paupières. Howard avait soudainement l'impression désagréable de se trouver à nouveau sous l'œil inquisiteur de cet abruti de psychologue qu'il voyait une fois par semaine. Lorsque le jeune homme ouvrit finalement la bouche, il s'attendit presque à entendre sa voix déclarer que la séance était terminée et qu'il lui devait soixante-dix dollars.
— Je m'appelle Isaac.
Mais il n'avait pas du tout la voix rauque et traînante de ce vieux con à qui il remplissait les poches parce qu'il avait la bonté de l'écouter raconter sa vie. La sienne était posée, douce, maîtrisée. Il articulait chaque syllabe avec soin, comme s'il s'adressait à quelqu'un d'intellectuellement limité peinant à saisir le sens de ses paroles.
Howard retourna brièvement la tête en direction de la large vitre noire à sa droite, tombant nez-à-nez avec leur reflet, mais devinant les yeux de Marty et Johnson rivés sur eux de l'autre côté.
— Isaac. D'accord. Quel âge as-tu ?
Cette fois-ci, ses lèvres fines demeurèrent closes, ses iris bruns plongés dans ceux d'un bleu gris de l'inspecteur. Ces yeux, et ces paupières légèrement tombantes... Si la voix n'était pas un indice suffisant, il était à présent sûr et certain qu'il s'agissait de cet homme qui sentait l'eau de pluie, et dont les doigts à la peau sèche avaient touché son cou. Aujourd'hui, il sentait le café, et ses cheveux mi-longs et bouclés, d'un brun grisonnant et noués sur sa nuque, sentaient le shampooing bon marché.
— Où es-tu né ?
Il y avait quatre miettes coincées dans les longs poils de son bouc. Ça semblait provenir des viennoiseries distribuées par les boulangeries françaises florissant en ville. Un petit cadeau quotidien sûrement, ou peut-être hebdomadaire, pour se motiver à affronter une longue journée de travail. Un profond soupir s'échappa par les narines de l'inspecteur, agitant les poils de sa moustache tandis qu'il appuyait ses coudes contre la table.
— D'accord, comme tu veux, passons aux choses sérieuses. Connaissais-tu Alastair O'Sullivan ?
Son corps s'était raidi, ses mains crispées, sa mâchoire serrée.
— Comment l'as-tu rencontré ? Quand ça ? Quelle relation aviez-vous ?
Sa température corporelle augmentait. Sa voix était devenu plus grave, plus tranchante.
— Que faisais-tu sur les lieux du crime ?
Il connaissait bien tout cela.
— Est-ce toi qui a tué cet homme ?
La colère.
Howard frappa un grand coup sur la table, échouant à obtenir ne serait-ce qu'un sursaut de la part du jeune homme. Bon sang, cette façon qu'il avait de le dévisager avec son petit air d'analyste... Il voyait ses pupilles détailler chaque recoin de son visage, de la racine de ses cheveux à son menton, comme s'il était capable de deviner tout un tas d'informations sur lui en un simple coup d'œil. Comme si, en fin de compte, c'était Howard qui se faisait, malgré lui, sonder sans même qu'il n'ait à poser la moindre question. Il savait que le Chef Johnson n'allait pas lui en vouloir de lui en coller une pour asseoir son autorité, mais une part de lui, plus ou moins consciente, refusait l'idée de décevoir Marty, si irréprochable, en ayant recours à ce genre de procédés. Ou de se décevoir lui-même, peut-être.
— C'est ton droit de garder le silence, déclara-t-il finalement en essuyant ses paumes moites sur son pantalon, mais ton manque de coopération ne va pas t'attirer la faveur des juges.
Alors qu'il esquissait un mouvement pour se lever, la voix posée du jeune homme résonna, pour la seconde fois, à ses oreilles.
— Vous ne comprenez pas, Inspecteur Harrison. C'est trop tard.
Howard se retourna lentement face à lui, toujours parfaitement assis sur sa chaise, les mains jointes devant lui et ce calme révoltant sur le visage. Ce silence qu'il venait de briser avait brusquement souligné un détail qui, autrement, n'aurait même pas frôlé sa conscience : depuis qu'il était entré dans cette pièce, coupé du monde, Howard n'entendait plus rien d'autre que sa propre respiration. Une seule et unique respiration.
— Comment tu connais mon nom ?, demanda-t-il soudainement, sans même le réaliser.
Cette fois-ci, les paupières d'Isaac vinrent brièvement couvrir ses iris bruns, créant une fine barrière entre leurs pupilles comme par besoin de rompre leur contact visuel avant que la tension ne monte. Mais, durant un court instant, si court, il vit son regard se fixer sur la vitre sans tain à ses côtés, à l'endroit exact – et Howard en aurait mis sa main à couper – où était assis Marty.
— Tu...
— Votre téléphone, inspecteur.
— De quoi tu p...
Ses yeux se posèrent sur la poche gauche de sa veste à l'instant où une sonnerie étouffée retentit dans la pièce. Quelques notes simples tournaient en boucle, attendant patiemment que la main d'Howard, tiré de sa torpeur, daigne se mouvoir jusqu'à l'appareil. Dès que l'écran fin fut entre ses doigts et que l'image d'un petit garçon apparut sous ses yeux, il crut voir, du coin de l'œil, l'attention d'Isaac s'attarder un instant sur la photographie. Un enfant blond, les cheveux coupés au bol, le sourire percé par une dent de lait déjà tombée et un large pull bleu ciel sur le dos, il avait bondi sur le dos de son père, joueurs, complices. Harrison avec une quinzaine d'années de moins.
Mais avant qu'il n'ait le temps de détailler davantage l'image, Howard souffla un petit « merde » avant de quitter la salle d'un pas rapide, portant son téléphone à son oreille.
***
Il était presque vingt-deux heures lorsque deux ombres s'étaient étendues sur le mur du couloir qu'il pouvait voir à travers la vitre de son enclos. Isaac avait ouvert les yeux dès que les premiers bruits de pas lui étaient parvenus, mais il n'avait pas ressenti le besoin de se lever de son banc pour s'intéresser aux nouveaux-venus. Il était simplement assis là, à côté de la tâche jaunâtre, le dos droit et les mains posées sur ses genoux, à attendre. Il ne savait pas vraiment ce qu'il attendait, mais cela n'avait aucune importance.
— Tu vas finir par avoir une cellule à ton nom, tu sais ?
Ses lèvres s'entrouvrirent à l'entente de cette voix légèrement rauque, mais il les referma avant que la silhouette de l'inspecteur Harrison n'entre dans son champ de vision. Il ne l'avait pas revu depuis leur entrevue du matin mais, à l'exception de l'uniforme de police troqué pour une tenue civile, il était toujours aisément reconnaissable par cette masse bouclée grisonnante négligemment nouée sur sa nuque et par ce bouc à la moustache un peu trop longue. En revanche, ses yeux clairs ne se posèrent même pas sur lui tandis qu'il traversait le couloir, une main posée dans le dos d'une jeune femme menottée. Elle, cependant, portait une tenue pour le moins inhabituelle : ses cheveux d'un roux foncé laissaient entrevoir deux anneaux dorés accrochés aux lobes de ses oreilles, à première vue principalement composés d'acier teinté. Ses lèvres étaient colorées d'un rouge inégal qui s'était légèrement étalé sur le bas de sa joue gauche, couvrant l'apparition d'un petit hématome bleuté germant sur sa peau. Sur ses épaules, une veste en cuir noir recouvrait une robe courte et échancrée dévoilant ses cuisses dénudées, et ses pieds nus sur le carrelage froid lui faisait faire des petits bonds d'inconfort.
— Avoue-le, Howard, tu t'ennuies lorsque je ne suis pas là !, dit-elle avec un petit gloussement haché.
Elle avait un accent intéressant, qu'il ne parvint pas à reconnaître. À la fin de cette phrase, les traits fins de son visage se crispèrent et ses incisives, légèrement plus longues que le reste de ses dents, se plantèrent dans sa lèvre inférieure. La douleur. Isaac baissa les yeux sur l'hématome de sa mâchoire, à l'instant où la jeune femme tourna la tête dans sa direction, s'immobilisant au beau milieu du couloir. Son mascara avait fait des petits paquets sur ses cils et des traces noires à moitié essuyées soulignaient ses yeux d'un brun sombre.
Durant de longues secondes, la jeune femme se contenta de l'observer avec un intérêt indiscret, le détaillant des pieds à la tête tandis qu'Howard, derrière elle, poussa un grognement agacé en pressant sa main contre son dos.
— Allez, princesse, il est grand temps que je rentre chez moi, alors laissez-moi vous accompagner à votre chambre, marmonna-t-il.
Isaac pencha la tête vers la droite. Étrange. Son ton était différent lorsqu'il s'adressait à cette jeune femme. Sa voix était devenue plus traînante, moins forte, comme s'il craignait de la blesser avec de simples mots.
— Attends, attends, c'est qui, lui ? Il a l'air encore moins dangereux que le poisson rouge de ma voisine, qu'est-ce qu'il fiche ici ?
— Tu ne devrais pas autant te fier aux apparences.
D'un mouvement de main, il désigna vaguement la blessure sur le visage de son accompagnatrice, sans poser les yeux sur cette marque encore discrète sur sa peau. Encore. C'était comme ce ton doux, protecteur qu'il avait : il semblait craindre qu'elle ne se sente agressée par un simple regard. Isaac arqua un sourcil.
— Tu l'as bien vu ce soir...
— Ce connard ? C'était pas une menace. Il a juste eu un coup de chance. S'il avait été un peu plus bourré, j'aurais réussi à choper son fric et à me barrer avant qu'il me chope.
— Si tu le dis, Phoebe. Je ne doute pas que tes clients soient des gens charmants et que tu prennes un vrai pied à les escroquer, mais tu ferais mieux d'arrêter de fréquenter ce genre de malades. Trouve-toi un vrai boulot, t'es trop jeune pour fréquenter les trottoirs.
— Facile à dire. Quel boulot tu veux que je fasse ?
Maintenant, ils avaient quittés le champ de vision d'Isaac. Howard inspira profondément, comme si un poids avait quitté son estomac dès qu'il s'était libéré de son observation pesante. Ce gamin le mettait mal-à-l'aise, à rester assis comme une statue de cire sur son banc, sans même toucher au plateau de nourriture qu'un de ses collègues lui avait déposé deux heures plus tôt. Merde, il n'avait pas dormi, mangé ou même demandé à aller pisser depuis qu'il avait quitté la chambre du vieux O'Sullivan. Plusieurs fois durant la journée, Howard avait ressenti le besoin incompréhensible de se poster à l'entrée du couloir menant aux cellules, les yeux rivés sur la lumière rouge illuminant le pas de la porte de celle où était enfermé ce garçon. Il était bien là. Ce n'était pas l'un de ces songes sans queue ni tête qu'il faisait parfois, et desquels il se réveillait sans savoir s'il avait rêvé ou cauchemardé.
— Homicide ?
— Quoi ?
Phoebe se retourna face à lui dès que ses poignets furent libérés de leurs menottes, posant ses mains contre sa taille en rejetant ses longs cheveux en arrière d'un coup d'épaule.
— Le beau mec bien propre sur lui, à côté. Il a buté quelqu'un ?
— Ouais. Peut-être. C'est ce que croit Johnson, en tout cas.
— Et ? Pas toi ?
Howard sentit sa gorge s'assécher. Ni Johnson, ni même Marty n'avaient été capable de voir cet infime détail, ce geste si insignifiant qu'Howard n'avait cessé de se repasser mentalement depuis l'instant où il avait mis fin à l'interrogatoire. Ce geste, c'était celui de ses yeux. Il avait hésité entre répondre ou garder le silence. Ce n'était arrivé qu'à l'instant où il avait posé sa dernière question.
Comment tu connais mon nom ?
Il avait cillé. Il avait fui son regard. C'était la première fois. La seule.
— Non.
Sa main se plaqua contre la vitre de la cellule et, aussitôt, la porte transparente se referma devant le nez de Phoebe, qui eut à peine le temps d'ouvrir la bouche avant que l'isolation parfaite n'étouffe les mots qu'elle prononça. Agacée et résignée, la jeune fille eut un mouvement d'humeur contre l'air avant d'aller s'asseoir à même le sol, dégoûtée par la simple idée de s'approcher du banc poisseux. De toute façon, elle savait bien que se mettre à hurler à la mort n'y changerait rien, puisque personne ne pouvait l'entendre : après ses innombrables garde-à-vue, elle avait bien compris qu'il n'y avait rien de plus à faire qu'attendre le petit matin.
Howard lui adressa un dernier sourire narquois avant de tourner les talons, traversant lentement le couloir. Le bruit de ses pas résonnait entre les murs nus, seul et unique bruit, désormais, à briser le silence. Cela faisait déjà au moins une heure qu'il avait terminé son service et ses collègues travaillant de nuit étaient encore massés à la cafeteria, les yeux rivés sur l'écran de la télévision, profitant du dernier épisode de leur série avant d'aller somnoler devant l'ordinateur de leur bureau. Premier arrivé, dernier parti, songea Harrison en haussant les épaules. L'homme qui se plongeait dans le travail jusqu'à en oublier de vivre, telle était l'épitaphe qu'on écrirait sur sa tombe, il en était certain. Rien que le fait qu'il connaissait mieux Phoebe Paige, cette gamine d'une vingtaine d'années qui avait le don de se fourrer dans les pires problèmes qu'elle pouvait trouver, qu'il ne connaissait son propre fils Sean en disait long. Et inversement, d'ailleurs. Cette fille avait deviné les pensées qui le travaillaient en un clin d'œil.
Ses pieds s'immobilisèrent. Bordel.
D'un geste lent, il se retourna face à la grande vitre encadrée de lumières rouges donnant sur l'un de ces cubes blancs sentant l'urine et le vomi. Le garçon, assis bien droit sur le banc au fond de la pièce, avait déjà les yeux rivés sur lui, les paupières légèrement plissées comme s'il était complètement happé par cette observation à laquelle il se livrait dès que quelqu'un entrait dans son champ de vision.
Vous ne comprenez pas, Inspecteur Harrison.
Il y avait quelque chose, quelque chose qui lui avait échappé. Il y avait quelque chose de plus que cette beauté élégante toujours intacte après vingt heures de garde-à-vue. Pas une minute de sommeil et pas la moindre cerne sous ses yeux bruns. Pas une douche, et pas la moindre odeur de sueur sur son corps et ses vêtements. Pas un seul regard sur ce plateau de nourriture posé au sol de la cellule, pas une seule plainte sur le manque de confort épuisant auquel il était soumis.
Il était juste là. À attendre. À attendre quoi ?
C'est trop tard.
Lentement, comme s'il craignait de le faire fuir, Isaac se leva de son banc et, les bras le long du corps, traversa en quelques pas la distance qui le séparait de la vitre. Il s'immobilisa, conservant exactement la même distance entre la façade transparente et son corps qu'Howard de l'autre côté. Ses pupilles plantées dans les siennes, les lèvres closes, il se mit alors à copier comme un miroir les mouvements les plus infimes de l'inspecteur : son index tapotant inconsciemment le haut de sa cuisse, ses sourcils qui se fronçaient comme pour retenir les pensées bourdonnant dans son esprit. Mais lorsqu'Isaac, une fois de plus, pencha doucement la tête vers la droite, ce fut Howard qui, instinctivement, accompagna son geste.
— Qu'est-ce que tu essayais de me dire ?, murmura-t-il.
Il savait bien qu'aucun son ne pouvait traverser cette vitre et que ce gamin avait vu ses lèvres bouger sans saisir le sens de ses paroles silencieuses. C'était à peu près ce qu'il avait ressenti durant ces longues minutes passées en tête-à-tête dans la salle d'interrogatoire. Parler à un mur.
Isaac cligna lentement des yeux. Ceux d'Howard, en revanche, balayèrent chaque bout du couloir, s'assurant que personne ne l'observait. Il n'y avait rien d'autre que sa conscience pesant sur son estomac et enserrant sa gorge comme un étau. Et puis, avant même qu'il ne s'en aperçoive lui-même, sa main se plaqua contre la porte transparente de la cellule et les lumières rouges virèrent au vert lorsque le verre qui le séparait d'Isaac coulissa vers la droite.
— Merde. Merde.
Howard recula d'un pas, sans jamais briser le contact visuel qui l'unissait au garçon. Pas la moindre surprise n'avait déformé ses traits. En fait, aucune émotion n'avait jamais semblé prendre possession de son visage depuis l'instant où Howard avait posé les yeux sur lui pour la première fois.
— Qu'est-ce que je fous, bordel ?, marmonna-t-il pour lui-même en baissant les yeux vers sa main.
Isaac restait là, les bras pendants le long de sa taille fine. Peut-être que lui savait la réponse, peut-être qu'il avait compris qu'Howard serait incapable de fermer l'œil de la nuit en abandonnant ce gamin à peine plus âgé que son propre fils entre ces quatre murs, alors qu'il était intimement persuadé, sans parvenir à mettre le doigt sur ce qui avait fait naître chez lui une telle conviction, qu'il n'était pas celui qui avait assassiné le vieux O'Sullivan. Ça ne collait pas. En fait, aucune pièce du puzzle ne semblait avoir le moindre sens.
— Qu'est-ce que tu attends, putain ?! Sors de là !
Isaac fit aussitôt deux pas rapides en avant, retournant lentement la tête vers la vitre de la cellule lorsqu'elle se referma derrière lui.
Non. Howard ne pouvait décemment pas le laisser entre les mains du Chef Johnson, il ne pouvait pas le condamner à la prison sans avoir compris qui était ce garçon, sans avoir une preuve de sa culpabilité dans toute cette affaire. Pour lui et sa façon insupportable de dévisager la moindre personne qu'il croisait, ce serait une condamnation à mort. S'il passait une seule nuit enfermé avec d'autres détenus, il allait se faire éventrer avant le lever du jour.
— Mais bordel, qu'est-ce que tu fous encore là, planté devant moi comme un poteau ? Rentre chez toi avant que quelqu'un te trouve là !
Les sourcils fins d'Isaac se froncèrent doucement à cette dernière phrase. Durant une seule et unique seconde, ses yeux se détachèrent d'Howard pour se perdre dans le vide et ses lèvres s'entrouvrirent sans qu'aucun son n'en sorte. Tiens... de la confusion ?
— Quoi ? Tu ne sais pas comment rentrer chez toi ?
— Ce n'est pas ça.
Howard réprima un sursaut à l'entente de sa voix douce et posée. Il ne s'attendait même plus à recevoir la moindre réponse face à ce gosse.
— Je... Je suis navré mais je ne comprends pas où je dois « rentrer ».
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Votre ordre, Inspecteur. Je ne saisis pas ce que vous attendez de moi. Je n'ai pas d'endroit où rentrer.
Howard sentit une boule envahir sa gorge. Sans même le réaliser, ses yeux quittèrent brièvement le visage d'Isaac pour se poser sur la vitre de la cellule où il venait d'enfermer Phoebe Paige. Cette fille de vingt ans, recroquevillée contre le mur froid de cette pièce vide, avec un goût de sang dans la bouche et ses pieds nus sur le carrelage glacé. Si sa mère savait quelle vie menait sa fille aux États-Unis, bien loin de ses rêves de star hollywoodienne ou d'icône de la Silicon Valley, elle serait capable de venir la chercher elle-même et la rapatrier en Nouvelle-Zélande en la tirant par l'oreille s'il le fallait. Mais Phoebe était incapable d'envisager la possibilité de s'avouer vaincue. Peu importait combien elle peinait à payer son loyer ridiculement élevé pour un placard à balais. Peu importait combien de fois elle avait vu ses rêves exploser en morceaux devant ses yeux. Elle n'avait nul part où rentrer, puisque sa « maison » lui semblait être une prison à ciel ouvert.
Et Sean... Howard pinça les lèvres. Sean... Lui aussi devait souvent prononcer cette phrase. « Je n'ai pas d'endroit où rentrer ».
Un soupir s'échappa de ses lèvres lorsqu'il reporta son attention sur le visage d'Isaac, qui s'était libéré de son voile de confusion pour reprendre son éternelle indifférence.
— Sors d'ici sans te faire remarquer et attends-moi à la sortie du commissariat. Tu le comprends, cet « ordre » ?
Isaac redressa légèrement la tête avant d'acquiescer avec lenteur. Sans un mot de plus, il tourna les talons et traversa le couloir, abandonnant Howard devant son enclos. Cet ordre là, oui, il lui semblait clair comme de l'eau de roche. Mais il y avait bien un détail, comme un paramètre incohérent qui se détachait de cette commande et clignotait au sein de son esprit, qu'il ne parvenait pas à analyser.
Lorsque l'inspecteur Harrison avait prononcé ces mots, le timbre de sa voix s'était adouci de la même façon que lorsqu'il s'adressait à Phoebe.
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