Chapitre 6 : Les runes

Les jours avaient repris leur rythme, englués dans une routine pesante et les visites nocturne de Elian. L'agitation provoquée par les explosions s'était peu à peu dissipée, bien que la tension demeure palpable dans les couloirs. Le culte ne s'était pas effondré. Pas encore. Les elfes, avec leur maîtrise ancienne des enchantements, avaient isolé les galeries endommagées, protégeant le sanctuaire d'un effondrement certain. Mais tout le monde savait que ce n'était qu'une solution temporaire.

Pour Thalia, la menace constante avait une saveur paradoxale : elle servait ses desseins. Sous l'ombre oppressante de Korin et des autres, elle s'était adaptée. Plus question de se rebeller ouvertement : elle devenait l'élève modèle qu'ils semblaient attendre. Fuir n'était plus une option. Pas maintenant. Elle avait besoin de savoir ce qu'ils lui cachaient, d'apprendre tout ce qu'elle pouvait, et de s'armer de patience. Elle observait. Écoutait. Absorbait chaque mot échappé des conversations, chaque fragment d'information qui circulait dans les couloirs sur le conseil, le culte et cette guerre centenaire.

Elle continuait ses entraînements avec docilité et absorbait les nouvelles notions. Après des heures de méditation et de connexion à la brume, Korin introduisit un nouvel exercice. Il déposa devant elle une cage contenant un petit oiseau, ses plumes grises ternies par l'absence de lumière.

— Ce moineau est à l'agonie, dit-il d'un ton froid. Tu dois comprendre une vérité fondamentale de ta magie : la mort n'est pas une fin. C'est un passage. Appelle-le en arrière.

Thalia écarquilla les yeux.

— Vous voulez que je... le ramène ?

Korin hocha la tête, impassible.

— Oui. Sa mort est inévitable, mais son âme peut être un outil. Utilise la brume. Ramène-le à moi.

Elle hésita, le regard fixé sur l'oiseau dont le souffle devenait de plus en plus faible. Elle détestait l'idée de jouer avec la vie, mais elle savait qu'elle n'avait pas le choix.

Elle tendit les mains vers la cage et ferma les yeux, plongeant de nouveau dans la brume. Cette fois, elle tenta de ne pas se laisser distraire par les voix ou les visions. Elle concentra toute son énergie sur la petite créature devant elle, appelant doucement à l'âme qui s'en échappait.

La cage vibra légèrement, et un instant plus tard, l'oiseau releva la tête. Mais ses mouvements étaient mécaniques, ses yeux vides de toute lumière.

— Bien, déclara Korin. C'est un premier pas.

Thalia baissa les mains, le cœur lourd. Ce n'était pas de la vie qu'elle avait ramené, mais une pâle imitation.

Après cela, les entraînement s'intensifièrent. Il attendait d'elle une parfaite maîtrise de la brume et, plus récemment, une parfaite compréhension des runes. Ces symboles, fascinants dans leur complexité, l'attiraient autant qu'ils la rebutaient. Pourquoi leur enseignait-on cette magie si peu utilisée ? Pourquoi Korin semblait-il si insistant sur leur importance ? Les questions s'accumulaient, mais les réponses restaient hors de portée.

La réponse, comme toujours, n'était pas donnée. Korin préférait des énigmes à des explications claires.

— Les runes, commença-t-il d'une voix calme mais imposante, ne sont pas simplement des symboles. Elles sont des fondations. Les briques invisibles sur lesquelles reposent les lois du monde.

Il posa une main sur l'une des tablettes, effleurant un symbole complexe gravé dans la pierre. Une lueur presque imperceptible sembla danser sous ses doigts.

— Leur étude n'est pas une quête d'ego ou de puissance. C'est un acte d'humilité. Chaque rune détient un fragment d'un savoir plus ancien que ce que l'esprit humain peut concevoir. Et chaque erreur face à elles peut être fatale.

Thalia fronça légèrement les sourcils, son regard passant des tablettes à son maître.

— Alors, pourquoi les apprendre ? Si elles sont si... dangereuses, dit-elle en croisant les bras.

Korin fixa Thalia un instant, comme s'il pesait ses mots.

— Parce que le savoir est la seule véritable arme. Ces runes, si tu les maîtrises, te permettront contrairement à la Brume, à maîtriser d'autres forces divine, tel que l'eau, la lumière ou encore le feu.

Il désigna une rune gravée en relief sur une des tablettes. Ses traits étaient simples, mais étrangement harmonieux.

— Regarde celle-ci. Elle se nomme Kael. Elle symbolise la flamme de la connaissance. Une rune basique, mais fondamentale. Comprends-la, et tu apprendras à canaliser ton pouvoir pour faire naitre une flamme.

Thalia s'approcha prudemment, étudiant la gravure. Les lignes semblaient vivantes, presque mouvantes, comme si elles murmuraient quelque chose qu'elle n'arrivait pas à entendre.

— Vous voulez que je la mémorise ? demanda-t-elle.

Korin esquissa un sourire froid.

— Non. Je veux que tu la comprennes. La mémorisation n'est qu'une ombre de la vraie compréhension. Lis ses lignes. Ressens sa structure. Pose les bonnes questions : pourquoi est-elle tracée ainsi ? Pourquoi ces courbes ? Pourquoi ces angles ?

Thalia se mordit légèrement la lèvre, perplexe.

— Et si je fais une erreur ?

Korin haussa un sourcil, un éclat glacial dans les yeux.

— Alors, tu recommenceras. Encore et encore. Jusqu'à ce que ton esprit soit assez affûté pour ne plus échouer.

Il recula légèrement, laissant Thalia seule avec la tablette et la rune incandescente. Le silence retomba dans la pièce, seulement troublé par le crépitement des bougies.

— Leçon numéro un, ajouta Korin avant de s'éloigner. Les runes ne sont pas faites pour obéir à ta volonté. Ce sont elles qui te jugeront digne de les comprendre. Bien passons à la suite.

Un soir, après un entrainement intensif, Thalia traversait les couloirs du sanctuaire d'un pas mesuré, son esprit occupé par les runes qu'elle s'efforçait d'apprendre. La lueur vacillante des torches projetait des ombres étranges sur les murs, mais elle ne s'en préoccupait pas.

Un mouvement au détour d'un virage attira son attention. Avant même qu'elle ne puisse réagir, une voix s'éleva, un mélange d'amusement et de reproche à peine voilé.

— Tu as toujours cet air concentré quand tu marches. Comme si tu étais sur le point de résoudre un mystère, mais en oubliant que tout le monde peut lire sur ton visage.

Thalia soupira et releva les yeux. Moor était là, appuyée contre un mur, ses yeux bleu perçant brillant comme deux flammes glacées. Cette fois, son visage était découvert, mais Thalia n'eut pas le temps de détailler davantage ; Moor s'était déjà détachée du mur pour s'avancer lentement.

— Et toi, tu as toujours cet air condescendant, répliqua Thalia, sèche mais pas agressive.

Moor leva un sourcil, un sourire s'étirant sur ses lèvres.

— Oh, pas toujours. Ça dépend des occasions. Et toi, apparemment, tu es une occasion en or.

Thalia croisa les bras, la défiant du regard.

— Tu comptes me sermonner encore ? Tu l'as déjà fait la dernière fois, et je t'assure, je me porte très bien.

Moor laissa échapper un ricanement léger.

— « Très bien » ? T'es sérieuse ? Tu as littéralement la tête plongée dans des grimoires que tu ne comprends qu'à moitié, avec Korin qui te pousse comme si tu étais un projet qu'il compte finir avant la fin de l'année. Tu te rends au moins compte que tu fais tout ce qu'ils veulent, non ?

Thalia serra les poings mais garda son calme. Elle savait que répondre avec colère ne ferait qu'alimenter les moqueries de Moor.

— Et toi, tu fais quoi ? Tu traînes dans les couloirs pour te moquer des autres ?

Moor s'arrêta à quelques pas d'elle, son sourire s'élargissant.

— Peut-être. Ou peut-être que je m'assure que tu ne te plantes pas lamentablement et que tu ne fasses pas quelque chose de stupide. Après tout, il serait dommage que le petit spectacle Kaida—pardon, Thalia—s'arrête si vite.

Thalia plissa les yeux, à la fois irritée et intriguée.

— Pourquoi ça t'intéresse ? Et épargne-moi les « causes perdues », tu l'as déjà sorti.

Moor éclata d'un rire clair, sincère cette fois.

— Touchée. Mais sérieux, tu m'amuses. Et aussi... peut-être que j'ai un faible pour les têtes dures. Ça me rappelle des souvenirs.

Elle détourna le regard un instant, son sourire se fanant légèrement, mais l'expression disparut presque immédiatement. Elle reprit, le ton plus moqueur :

— Allez, dis-moi, tu t'entraînes sérieusement ou tu fais semblant de suivre les règles pour qu'ils te lâchent la grappe ? Parce que franchement, si tu fais semblant, t'as encore des progrès à faire. Même moi, je fais mieux.

Thalia arqua un sourcil.

— Qu'est-ce que ça change ? Tu comptes me donner un cours sur l'art de jouer la comédie maintenant ?

Moor laissa échapper un soupir exagéré, levant les mains en signe de reddition.

— Je pourrais. Mais franchement, tu serais une élève bien trop têtue. Et puis, Korin m'en voudrait sûrement de détourner sa brillante protégée de ses grandes ambitions.

Le ton était mordant, mais pas cruel, et Thalia sentit qu'il y avait, sous cette couche de sarcasme, une pointe d'inquiétude sincère.

— Merci pour les encouragements, lança-t-elle avec ironie.

Moor lui adressa un clin d'œil avant de reculer vers l'ombre.

— Pas de quoi, princesse. Essaye juste de ne pas te faire tuer trop vite, ça ferait tache sur mon palmarès.

Et elle partit, la laissant seule avec une étrange combinaison d'agacement et de réflexion.

Mais alors qu'elle se retournait pour reprendre son chemin, une pensée la frappa. Pourquoi Moor revenait-elle toujours vers elle ?

Elle secoua la tête, chassant l'idée. Peu importait. Ce qu'elle savait, c'était que chaque rencontre avec Moor ne faisait que renforcer sa détermination à percer les mystères du culte... et à trouver sa propre voie au milieu de tout cela.

Le lendemain, comme pour confirmer les paroles de Moor, Korin l'attendait dans la salle d'entraînement avec une intensité renouvelée. La lumière des torches projetait des ombres dansantes sur les murs alors qu'il se tenait droit, les bras croisés, une tablette gravée de runes posée devant lui.

— Commençons dit-t-il sans préambule, son ton froid laissant peu de place à la discussion.

Thalia hocha la tête, bien que son esprit fût encore un peu agité par l'échange de la veille.

— Aujourd'hui, nous allons approfondir ce que je t'ai montré hier, continua Korin. Mais d'abord, une question.

Il planta son regard dans le sien, cherchant quelque chose au-delà des mots.

— Pourquoi étudies-tu les runes, Kaida?

La question la prit de court. Elle ouvrit la bouche, hésita, puis finit par répondre :

— Parce que c'est ce que vous attendez de moi, non ?

Korin haussa un sourcil, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres.

— Une réponse facile. Mais erronée. Si tu étudies les runes uniquement parce qu'on te le demande, tu échoueras.

Il effleura la rune Kael sur la tablette, la lumière vacillant légèrement au contact de ses doigts.

— Les runes exigent plus que de la discipline. Elles demandent une intention. Un but. Sans cela, elles te repousseront, ou pire, te détruiront.

Thalia sentit un frisson courir le long de son échine.

— Et si je ne suis pas prête à comprendre ce but ?

Korin pencha légèrement la tête, comme intrigué par sa question.

— Alors, trouve une autre raison. Même si elle est imparfaite. Mais sache ceci : chaque choix que tu fais, chaque acte que tu poses, tisse un fil dans le grand canevas du monde. Les runes sont le reflet de ces choix.

Il recula, lui laissant la place face à la tablette.

— Maintenant, montre-moi ce que tu as retenu de Kael.

Thalia s'avança, ses doigts légèrement tremblants, mais elle refusa de laisser la peur l'envahir. Les mots de Korin et les provocations de Moor résonnaient encore dans son esprit.

"Joue intelligemment," s'entendit-elle penser.

Elle inspira profondément, posant ses doigts sur les gravures. La rune ne réagit pas immédiatement, mais elle sentit un léger picotement, une vibration presque imperceptible, comme une reconnaissance timide.

— Bien, murmura Korin, la regardant avec une lueur d'intérêt rare. Mais souviens-toi : ce n'est que le début.

Et tandis qu'elle relâchait la rune, Thalia comprit que, malgré ses doutes et ses incertitudes, elle avançait. Un pas à la fois.

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