Chapitre 12 : Ethé

Le silence de la clairière n'avait rien de rassurant.

Thalia aurait dû se sentir soulagée. Après tout, ils avaient échappé à la mort, et la lumière du jour sur sa peau était une preuve indiscutable qu'ils étaient enfin sortis de ces maudits tunnels. Pourtant, elle ne ressentait rien de tout cela.

Elle tremblait.

Pas seulement à cause de l'épuisement, pas seulement à cause du poids de Moor laissée derrière eux. Non, c'était autre chose. Une peur viscérale qui lui nouait l'estomac.

L'air ici était différent. Plus dense. Chargé d'une énergie invisible qui lui effleurait la peau, lui picotait les nerfs, s'insinuait jusque dans ses os. Rien à voir avec la Terre. Là-bas, tout était stable, immobile. Ici... tout respirait.

Elle déglutit difficilement, levant les yeux vers le ciel. Il n'était pas bleu.

Du moins, pas comme elle l'aurait cru. Une teinte plus profonde, parcourue de lueurs irisées, comme si le firmament lui-même contenait un fragment d'univers. Les nuages, légers et vaporeux, semblaient danser lentement, portés par une brise qu'elle ne sentait même pas.

Elle s'accrocha inconsciemment à une touffe d'herbe sous ses doigts, cherchant une sensation familière. Mais même ça... même ça était différent. La texture était plus soyeuse, presque irréelle, et lorsqu'elle la serra trop fort, une faible lumière bleutée pulsa sous sa paume.

Son souffle se fit plus court.

— Thalia ?

La voix d'Elian lui parut lointaine.

Elle se retourna vers lui, réalisant seulement maintenant qu'il l'observait avec attention. Son visage était fatigué, marqué par la douleur, mais c'était elle qui l'inquiétait.

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit d'abord. Comment expliquer ce qu'elle ressentait ?

Comment mettre des mots sur l'impression terrifiante d'être un grain de sable perdu dans l'infini ?

— C'est... murmura-t-elle, cherchant ses mots. C'est pas réel. Rien de tout ça ne l'est.

Elian ne répondit pas tout de suite. Il s'accroupit face à elle, son regard plus doux qu'elle ne l'aurait imaginé.

— C'est réel, Thalia. C'est Éthé.

Elle secoua la tête.

— Non. Je ne suis pas censée être là.

Sa propre voix tremblait. Elle se rendait compte à quel point elle avait refoulé ce sentiment depuis le début. Depuis son arrivée, tout s'était enchaîné trop vite. Elle n'avait jamais eu le temps de réfléchir, de comprendre ce qu'elle vivait.

Elle avait combattu. Couru. Vu la mort de près.

Mais maintenant qu'elle était dehors, face à cette réalité qui n'avait rien de terrestre, tout s'effondrait.

Elle passa une main tremblante dans ses cheveux, tirant légèrement dessus comme pour s'ancrer dans l'instant.

— J'étais sur Terre, Elian. Il y a encore... quoi, quelques jours ? J'avais une vie normale. Je me réveillais, j'allais en cours, je...

Sa voix se brisa, et elle sentit ses yeux brûler.

— Maintenant je suis ici. Un autre monde. Je fuis un fou qui a failli nous tuer, Moor est restée derrière, et...

Elle s'arrêta, posant une main sur sa poitrine.

— Et il y a elle.

Elian ne bougea pas, mais elle sentit son attention se tendre.

Thalia ferma les yeux.

La déesse.

Pas n'importe laquelle. La Mort.

Ce n'était pas une simple coïncidence. Elle le savait, elle le sentait. Depuis que ses pouvoirs s'étaient éveillés, elle avait compris que quelque chose clochait. Mais savoir que son lien avec cette entité allait bien plus loin que de simples capacités... c'était autre chose.

Et surtout...

Plus elle devenait forte, plus la déesse le devenait aussi.

Elle posa ses deux mains sur ses tempes, essayant de contenir le vertige qui la prenait.

— Qu'est-ce que je suis, Elian ? souffla-t-elle.

Il l'observa un instant, avant de répondre :

— Toi.

Elle releva brusquement la tête.

Il ne plaisantait pas.

— Peu importe ton lien avec la déesse, ce que ça signifie. Tu es Thalia. Et c'est tout ce qui compte.

Son ton était ferme, mais il y avait une douceur dans ses mots. Comme s'il comprenait exactement ce qu'elle traversait.

Elle inspira profondément.

Ça ne calmait pas tout. Ça ne faisait pas disparaître cette sensation d'étrangeté, cette peur lancinante d'être en train de devenir autre chose.

Mais c'était suffisant pour l'instant.

Elle hocha la tête, essayant de stabiliser sa respiration.

Elian se releva avec difficulté, s'appuyant contre un arbre.

— On doit aller à l'Empire de Feu, reprit-il après un silence.

Thalia fronça les sourcils, encore trop bouleversée pour comprendre immédiatement.

— Pourquoi ?

— Parce que nous sommes trop faibles, admit-il. Nous ne pouvons pas affronter Revor seuls. Nous avons besoin de renforts. Et l'Empire est notre meilleure chance.

Il marqua une pause avant d'ajouter :

— Mais d'abord, on doit se reposer.

Elle le regarda plus attentivement. Il était pâle, sa respiration irrégulière. Il était à bout.

Et elle aussi.

Elle n'avait pas la force de protester.

Alors, quand il lui fit signe de le suivre, elle se leva en silence.

Une part d'elle voulait encore hurler, pleurer, rejeter tout ça.

Mais une autre savait qu'ils n'avaient pas le choix.

Ils marchèrent à travers la forêt étrange, sous un ciel qui n'était pas le sien, dans un monde qui n'avait rien à voir avec celui qu'elle avait toujours connu.

Et pour la première fois depuis son arrivée...

Elle réalisa pleinement qu'il n'y avait aucun retour possible.

L'air était plus léger ici. Plus frais.

Et pourtant, il lui semblait étouffant.

Thalia avançait derrière Elian sans un mot, ses pensées vrillant dans tous les sens. Chaque bruissement dans les feuillages, chaque odeur inconnue lui rappelait qu'elle était ailleurs. Pas sur Terre. Plus chez elle.

Elle s'était battue, elle avait fui, elle avait perdu Moor dans ce maudit souterrain... et maintenant, elle réalisait seulement l'ampleur de ce qu'elle avait traversé.

Le sol sous ses pieds était trop doux, l'herbe trop vive, le ciel trop grand. Tout était trop différent.

Trop réel.

Elle voulut fermer les yeux, juste un instant, pour échapper à ce vertige. Mais dès qu'elle le fit, l'image du golem surgit dans son esprit. Puis celle de Moor, dressant son mur d'eau, son dernier regard avant que tout ne s'effondre.

Un poids s'abattit sur sa poitrine.

Elle aurait dû faire quelque chose. Trouver un moyen. Elle n'aurait pas dû la laisser derrière.

Un frisson la parcourut. Elle se força à relever la tête. Ce n'était pas le moment de se laisser engloutir par la culpabilité.

— On s'arrête ici, déclara Elian d'une voix rauque.

Ils étaient arrivés près d'un ruisseau. L'eau courait sur les pierres lisses, paisible, en parfait contraste avec le tumulte en elle.

Elian s'adossa contre un arbre, visiblement épuisé. Thalia s'assit en silence sur une racine exposée, les bras entourant ses genoux.

Le silence s'étira.

— On aurait dû l'aider, finit-elle par murmurer.

Elian ne répondit pas tout de suite. Lorsqu'il parla, sa voix était basse, presque lasse.

— On aurait été tués.

Thalia secoua la tête.

— Ça ne change rien.

— Si. Parce que maintenant, on peut revenir pour elle.

Elle tourna lentement la tête vers lui.

— Tu y crois vraiment ?

Il la fixa un instant, puis hocha la tête.

— Oui.

Elle voulait le croire. Mais au fond d'elle, une part refusait de se laisser apaiser.

Elle détourna le regard et fixa l'eau du ruisseau.

Elle n'était plus sur Terre.

Elle devait l'accepter.

Mais ce soir-là, elle ne trouva pas le sommeil.

Après avoir marché un long moment, ils avaient trouvé un petit repli entre les arbres, à l'abri du vent. Elian, malgré sa fatigue évidente, avait rassemblé du bois mort tandis que Thalia traçait un cercle de pierres pour contenir les flammes.

Il tendit une main tremblante, et une étincelle jaillit du bout de ses doigts, enflammant l'amoncellement de brindilles. La lumière vacilla un instant, puis une flamme plus stable s'éleva, projetant une lueur chaude autour d'eux.

Le feu crépitait doucement, projetant des ombres vacillantes sur les troncs noueux des arbres. L'odeur du bois brûlé se mêlait à celle de la terre humide, créant une sensation à la fois apaisante et étrangère.

Thalia était assise près des flammes, les genoux ramenés contre sa poitrine, le regard perdu dans les braises. Loin devant elle, au-delà des ténèbres de la forêt, Moor était toujours sous terre. Peut-être en train de se battre encore. Peut-être...

Elle secoua la tête violemment, comme pour chasser cette pensée.

Non.

Moor était forte. Elle allait s'en sortir. Elle devait s'en sortir.

— Bois.

La voix d'Elian la tira de sa torpeur. Il lui tendait une gourde d'eau. Elle mit quelques secondes avant de tendre la main et de l'attraper. Ses doigts tremblaient.

Elle but une gorgée, mais la sensation fraîche contre sa gorge ne la soulagea pas autant qu'elle l'aurait voulu.

— Tu devrais essayer de dormir, reprit Elian, assis en face d'elle, de l'autre côté du feu.

Thalia lâcha un rire sans joie.

— Dormir ? Avec tout ce qui vient d'arriver ?

Elle vit la lueur des flammes danser dans ses yeux sombres. Il semblait fatigué lui aussi, mais contrairement à elle, il paraissait savoir comment verrouiller ses émotions. Comment faire taire la peur, la culpabilité.

— Il faut qu'on soit en état de voyager demain, dit-il simplement.

— Voyager où, exactement ? demanda-t-elle en posant la gourde à côté d'elle.

Elian marqua une pause.

— L'Empire de Feu.

Thalia fronça les sourcils.

— Pourquoi là-bas ?

— C'est mon pays d'origine et le seul endroit où on pourra trouver des renforts contre Revor et le culte.

Revor.

Ce nom résonna comme un coup de fouet dans son esprit. Tout s'enchaîna brutalement dans sa mémoire : leur combat perdu, leur fuite désespérée, le golem lancé à leurs trousses. Ils n'avaient pas seulement perdu Moor. Ils avaient perdu. Tout court.

Elle détourna le regard vers les arbres autour d'eux, leurs silhouettes sombres se découpant sur la nuit étoilée.

— Combien de temps ça prendra ?

— Plusieurs jours. Peut-être une semaine.

Une semaine.

Elle sentit son estomac se nouer. Elle ignorait combien de temps Moor pourrait tenir seule face à une créature pareille.

Et pourtant, elle ne voyait pas d'autre solution.

Elle serra les poings.

— D'accord.

Un silence s'installa, seulement troublé par les crépitements du feu.

Elle pensa à tout ce qu'elle avait traversé ces derniers jours. Tout ce qui lui était tombé dessus sans prévenir. Cette révélation absurde : qu'elle était liée à une déesse, et pas n'importe laquelle. La Déesse de la Mort.

À chaque pas qu'elle faisait dans ce monde, elle s'éloignait un peu plus de celle qu'elle était avant. De sa famille. De son frère.

Ici, rien ne lui était familier. L'odeur de l'air, la couleur du ciel, même la gravité semblait légèrement différente.

Elle se sentait perdue. Vidée.

— C'est la première fois que tu respires l'air libre d'Éthé, pas vrai ?

La voix d'Elian était plus douce cette fois.

Elle hocha lentement la tête.

— Ça se voit ?

Il esquissa un sourire en coin.

— Un peu.

Elle baissa les yeux.

— Tout ici est... trop. Les couleurs, la lumière, l'air... même le silence est étrange.

Elian l'observa un instant avant de regarder autour de lui.

— Je suppose que pour quelqu'un qui vient d'un autre monde, oui, ça doit être un choc.

Un choc.

C'était un euphémisme.

Elle n'était plus chez elle.

Et pour la première fois depuis qu'elle avait mis les pieds sur Éthé, elle en prenait pleinement conscience.

Un frisson parcourut sa peau.

Elle inspira profondément, cherchant un semblant d'ancrage dans cette nuit qui n'avait rien de familier.

Elle était coincée ici. Dans un monde qu'elle ne comprenait pas. Avec une déesse dans son ombre.

Et pourtant...

Elle ne pouvait pas se permettre de sombrer.

Elle n'avait pas le choix.

Elle releva les yeux vers Elian.

— On part à l'aube ?

Il hocha la tête.

— Oui.

Elle serra les poings.

— Alors on va le faire.

Elle ne savait pas où cette route allait la mener. Ni ce qui l'attendait à l'Empire de Feu.

Mais elle allait avancer.

Parce que c'était tout ce qu'il lui restait.

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