Chapitre 4 - La fausse note

Ses céréales avaient ramolli depuis longtemps dans leur océan de lait, et pourtant Neal ne payait guère attention à son petit-déjeuner quasiment réduit en bouillie peu appétissante.

C'était chaque matin pareil : Neal se réveillait, restait dix minutes allongé dans son lit à ne rien faire. Il prenait sa douche, restait dix minutes debout sous l'eau à ne rien faire. Se mettait à table, restait dix minutes assis à ne rien faire. Il fallait toujours quelqu'un pour le ramener à la réalité. « Mon cerveau se prépare psychologiquement à la journée, laissez-lui le temps », répétait-il. Ce à quoi Melanie répondait « C'est ça, p'tit génie. Faut arrêter de trop réfléchir, tu fais buguer ton cerveau ».

Neal soupira au moment où Melanie traina des pieds dans la cuisine. Avec leurs traits tirés et leurs mouvements au ralenti, il en manquait peu pour faire d'eux de parfaits zombies. Tous deux n'avaient jamais compris comment ils pouvaient dormir douze heures d'affilée et quand même se sentir fatigués au réveil.

Melanie claqua les doigts devant le visage de Neal.

— Tu vas me bouffer ça, lui dit-elle en désignant son bol. Je ne vais pas encore jeter de précieuses céréales à cause de toi.

Neal soupira de nouveau, mais avala quand même son petit-déjeuner – ou son déjeuner il ne savait plus trop – sans riposter. Pour une fois, la télé n'était pas allumée ; à la place de voix d'acteurs dans un quelconque film, c'étaient d'autres bruits qui lui parvenaient du salon. Et puisque Mamie était chez la voisine – elle était très proche de la grand-mère d'Aya – ce devait être son grand-père qui s'affairait dans la pièce adjacente.

Neal finit ce qui lui restait de nourriture puis, curieux de découvrir quels étaient ces bruits inhabituels, se rendit dans le salon où son grand-père se tenait bel et bien.

— Bonjour, Papy ! lança-t-il d'une voix pleine d'entrain.

Il était enfin réveillé.

— Bonjour, mon petit-fils. La jeunesse se lève enfin ?

Neal esquissa un sourire las. Son grand-père et sa grand-mère s'approchaient tous deux de la quatre-vingtaine, et pourtant, ils montraient rarement signe de faiblesse. Bien sûr, le temps les affectait comme il affecterait n'importe qui d'autre, mais pour leur âge, ils se portaient merveilleusement bien. Bien mieux en tout cas que cette génération qu'ils jugeaient trop fainéante. « De notre temps, on ne se permettait pas de nous lever à midi. C'était cinq heures du mat', à tout péter ! ».

Neal haussa les épaules.

— On dirait bien. Qu'est-ce que tu fais ?

Le piano droit qui trônait dans la pièce était comme éventré et Papy, responsable du massacre, se tenait au milieu des entrailles de l'instrument.

— Tu te souviens de la fausse note ?

Neal hocha la tête ; il s'en rappelait. S'étant subitement trouvé quelques années auparavant une passion pour la musique, il jeta son dévolu sur le piano de ses grands parents. C'était, de toute évidence, un très vieux piano. D'ailleurs, aussi loin qu'il pouvait se rappeler, Neal avait toujours aperçu l'instrument dans ce coin du salon. Du temps où il jouait avec son grand-père, il s'entrainait sur de vieux chants, des mélodies assez simples qui lui permettaient de progresser doucement mais sûrement.

Sauf que la fausse note le dérangeait.

Neal s'était efforcé de l'ignorer, mais elle venait toujours souiller les belles musiques que son grand-père lui faisait découvrir. A vrai dire, plusieurs touches émettaient un son étrange qui venait entraver l'enchainement harmonieux des notes. Mais c'était en particulier cette fameuse fausse note – la fausse note – qui avait le don de lui faire grincer les dents.

— Ca fait un moment que ça me titille, poursuivit Papy. Viens voir.

L'intéressé obtempéra, se retrouvant à son tour au milieu d'outils épars. Le piano, bien qu'il semblât venir droit de l'antiquité pour Neal, fonctionnait à merveille. Les touches ainsi que le reste paraissaient être en bon état, même celles qui produisaient d'atroces sonorités. C'est pour cela que jamais ils n'avaient compris l'origine de la fausse note.

— Tu penses que le problème est à l'intérieur ?

— Je ne vois rien d'anormal à l'extérieur, donc forcément. Il a peut-être besoin d'être accordé.

Papy tentait de démonter la carcasse du piano, et il était déjà à la moitié de réussir. Le côté droit, débarrassé de sa couverture de bois, révélait une partie du mécanisme. Neal y jeta un coup d'œil tandis que son grand-père s'occupait de décrocher l'autre côté. L'enchevêtrement de cordes parfaitement parallèles lui était familier : il s'agissait là des cordes aigües, se rappela-t-il. Il reconnut aussi ce qui devait être les chevilles sur la partie supérieure, sans toutefois se remémorer leur utilité.

Neal fut soudain captivé.

Il était curieux, du genre qui s'intéressait à tout. D'ailleurs Neal soupçonnait son grand-père d'en être la source : lui aussi devait être curieux, sinon pourquoi s'amuserait-il à fouiller ce gros piano ?

Neal avait toujours eu cette soif de connaissance. Néanmoins, dès qu'il apprenait tout ce qu'il y avait à savoir sur tel ou tel sujet, son attention se portait rapidement ailleurs. Ceci l'empêchait bien souvent de maîtriser une discipline à cent pour cent, comme avec le piano. En même temps, il y avait tant à apprendre ! Neal regrettait amèrement le fait qu'une vie entière ne lui suffirait pas à découvrir tous les secrets que son monde recelait.

Et c'est en tenant des propos pareils qu'il s'était octroyé le rang d'intello auprès de son entourage.

Le terme ne le dérangeait pas, cependant ; après tout, « intello » venait de l'intellect et était étroitement lié à l'intelligence. Qu'on le prenne pour quelqu'un d'intelligent n'était pas une insulte, à ce qu'il sache, même si le mot avait une sonorité péjorative dans la bouche de certains.

— Ah !

L'exclamation qu'avait poussée Papy fit sortir Neal de ses pensées. S'approchant davantage, il découvrit l'objet de la surprise de son grand-père.

Et il n'en fut pas moins surpris.

Sur la gauche s'étalait le reste des cordes, toutes reliées d'un bout à une cheville et de l'autre au clavier. Rien d'anormal, à première vue ; sauf qu'entre certaines cordes étaient coincés deux ou trois bouts de papier qui n'avaient rien à faire là.

Ou peut-être tout.

Son souffle se bloqua dans sa gorge et Neal crut étouffer. Son grand-père allait enlever les feuilles, les sourcils froncés, mais Neal fut rapide. Prenant une grande inspiration, il se mit à courir dans le salon.

— MELANIE ! APPELLE AYA. TOUT DE SUITE.

Melanie qui venait de débarquer dans la pièce, lança un regard confus au piano, à son grand-père puis à son cousin qui était en totale hystérie. Passive, elle s'approcha de la fenêtre et hurla à plein poumons :

— AYAAAAAAAAAA !

Elle se tourna de nouveau vers son cousin.

— Voilà, c'est fait. Tu m'expliques ?

Neal bondit vers elle en tremblant d'excitation.

— L-Les p-p-pages, chuchota-t-il.

— Les pages, répéta-t-elle.

— Les paaaages, fit-il en agitant les papiers.

Melanie hoqueta.

— Les pages !

Elle les lui arracha des mains pile au moment où Aya faisait son entrée, alarmée.

— Qu'est-ce qu'il y a ? haleta-t-elle. Quelqu'un s'est fait tuer ?

Neal et Melanie étaient trop occupés à faire des petits bonds excités pour répondre.

— Qu'est-ce que c'est que tous ces cris ?

Mamie était apparue sur le seuil, mais à peine sa question émise, ceux à qui elle était adressée montaient les escaliers au pas de course.

— Parfois j'ai l'impression qu'ils ont toujours quatre ans, soupira Papy, non sans un sourire.

— Cette génération est vraiment bizarre, renchérit Mamie.

A l'étage, Aya s'interrogeait.

— Dans le piano ? Qu'est-ce que les pages faisaient dans le piano ?

Neal sortit les pages précédentes de son tiroir et pointa vers le dernier paragraphe.

« Comme te le prouvera l'objet de ma passion, je n'étais qu'un enfant et tout ce que je voulais était mon père. » lut-il.

— Et ?

L'objet de ma passion. On n'y a pas fait attention, mais on dirait bien que l'objet de la passion en question se trouve être le piano.

Aya et Melanie émirent un « Oooooh » à l'unisson.

— Donc... Tu veux dire que le piano dans le salon appartenait à Lysandre ?

— Bingo.

Neal fit signe à Melanie et Aya de s'assoir, mais elles étaient déjà installées telles des enfants attendant que leur parent leur lise une histoire. Ce n'en était pas loin, en tout cas, puisque Neal n'attendit plus une seconde de plus.

Mardi 21 Mai 1940

— Le lendemain, murmura Aya.

J'ignore si, à l'époque, tu arrivais à comprendre ce qui se passait autour de toi. Tu étais si jeune ! Encore plus jeune que moi. Mais tu étais bien moins naïve que je ne l'étais, par conséquence je me pose la question. Mais juste au cas où certaines choses t'aient échappé, ou que celles dont tu as été témoin n'aient pas eu de grande signifiance pour l'enfant que tu étais, alors je me dois de tout te conter.

Tu n'étais pas là quand papa est mort – quand je l'ai présomptivement assassiné. Mais tu dois sûrement te rappeler ma relation avec Erwan.

Neal leva les yeux vers son auditorat, ravi qu'un personnage vienne s'ajouter à la mystérieuse épopée qu'ils tentaient de décoder.

En même temps, qui pourrait oublier Erwan ?

Erwan, cet enfant si brave et intelligent. Erwan, ce jeune homme remarquable et destiné à un avenir si grand. Erwan, le valeureux prince de notre dynastie.

Mais avant tout, Erwan, mon frère.

Les regards des trois amis se croisèrent.

Comme tu le sais, il n'était pas de beaucoup mon aîné. Seulement deux ans nous séparaient, mais cet insignifiant lapse de temps a suffi à tracer une ligne entre nous, à creuser ce gouffre qui nous a tenu à l'écart l'un de l'autre. Qui me rappelait constamment qu'il était Erwan, et que j'étais Lysandre.

Et de la même manière qu'il est arrivé le premier dans ce monde, il est arrivé le premier pour absolument tout le reste.

Je n'étais que second. Second de la fratrie, second dans tout domaine. Tandis qu'Erwan réussissait dans chaque discipline qu'il entreprenait, j'étais le petit nullement doué. Surtout lorsque que l'on attendait tant de nous : être les fils d'un médecin de renommée exigeait de nous irréprochabilité. Erwan s'y prenait bien. Moi par contre, je n'étais pas fait pour les études, entre autres. Mon amour irraisonnable pour la peinture et la musique horripilait mon entourage ; je n'ai jamais réussi à leur faire voir comme ma passion me rendait vivant. Mes pinceaux étaient mes baguettes magiques, mon piano ma vocation et mon violon mon meilleur ami.

Ainsi notre existence était une pièce de théâtre, et moi j'étais un figurant puéril qu'on a jeté au second plan pour laisser toute la place à Erwan, qui se pavanait sur le devant de la scène.

Mais en toute honnêteté, je ne lui en tenais pas rigueur.

Comment lui en vouloir ? Après tout, il n'a pas choisi son destin ; c'est son destin qui l'a choisi. Il en va ainsi, je suppose : certains sont bénis, d'autres maudits. La grâce divine a le don de se montrer injuste, semble-t-il.

Cependant, j'acceptais ma destinée. Non, je n'étais pas Erwan ; et alors ? J'étais peut-être l'ombre de mon frère, un simple fantôme dans la vie qu'il menait, une brise faible et invisible parcourant le monde sur lequel il régnait... Je l'acceptais.

Car j'étais une ombre qui avait un nom. J'étais une ombre qui existait. J'étais une ombre dont on s'occupait. Voilà pourquoi être l'ombre d'Erwan ne me poussait pas à le mépriser.

Mon refuge m'a tenu à l'abri de la colère, longtemps. La haine ne s'est manifestée en mon âme que lorsque je suis devenu l'ombre de moi-même.

La voix de Neal mourut sur ses lèvres, et il leva la tête en signe que le récit était arrivé à son terme.

— Je crois qu'on a beaucoup à discuter, annonça-t-il.

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