Chapitre 10 - Avec la vérité vient la fin
— J'ai besoin de prendre l'air.
Mamie sortit dans le jardin sous les yeux inquiets de Neal, Aya et Melanie, en laissant derrière elle une atmosphère des plus tendues. Melanie se racla la gorge.
— C'est... horrible. Tout ça est horrible.
— C'est clair... Mais au final, on ne sait toujours pas comment elle a eu les pages.
— Laisse-lui le temps, dit Aya.
Eux aussi en avaient besoin. Trop d'informations leur sont tombé dessus en une fois. Pourtant, certaines choses auraient dû leur mettre la puce à l'oreille. Le fait que Lysandre ait habité dans cette même maison qui était la leur était une coïncidence trop grande pour être ignorée.
Et pourquoi n'avaient-ils jamais songé à interroger les grands-parents à ce sujet ? C'était pourtant la chose la plus évidente à faire. Quand ils pensaient que Mamie était au cœur de toute cette histoire – et qu'elle en était la clé... Ils se demandaient comment ils avaient pu être si absorbés par le problème que la solution leur est passée sous le nez à d'innombrables occasions.
Au final Mamie est directement montée dans sa chambre. Neal, Aya et Melanie firent de même, passant la nuit mi-endormis à ruminer les événements récents. Ce n'est que le lendemain, quand Mamie elle-même remit le sujet sur le tapis, qu'ils s'autorisèrent à reparler du journal.
— Il faut trouver les pages suivantes.
— Les... pages suivantes ?
Celles qui comportaient la vérité n'étaient-elles pas les dernières ?
Mamie hocha la tête.
— Mhmm. Je sais où elles sont. On part juste après le petit-déjeuner.
Les deux cousins étaient sceptiques, mais allèrent chercher Aya sans poser de questions dès qu'ils quittèrent la table. Surprise, Aya les suivit malgré tout, curieuse d'en savoir plus.
— Je l'ai regardé souffrir si longtemps sans faire quoique ce soit. Personne n'a levé le petit doigt pour lui. Au final, il est parti. Où ? On l'ignorait tous. J'avais dix ans quand c'est arrivé.
Mamie était à l'avant de la petite bande, et marchant à pas lent, elle leur fournit ses dernières explications.
— Erwan et Angela se sont mariés peu après, et ont très vite eu leur premier enfant. J'avais espéré que Lysandre se montre, mais il n'est jamais revenu. Certains disaient l'avoir aperçu dans quelques coins du village, mais pour ne l'avoir jamais revu je ne les ai pas crus.
Au lieu de continuer sa route vers le centre du village, Mamie prit un sentier menant vers la forêt.
— Au moment où Erwan quittait la maison familiale, je partais vers un pensionnat pour filles. C'était son idée et ma mère ne l'a pas contré. Bien sûr, je n'étais pas d'accord. Mais mon avis ne comptait pas, tout comme celui de Lysandre qui n'était plus là.
Quelques minutes de marche, et Neal commença à reconnaitre le chemin qu'ils empruntaient. Ils allaient vers... la cabane ?
— Juste avant de partir, j'ai tenu à aller visiter la tombe de mon père une dernière fois. C'est là que j'ai trouvé quelque chose de coincé sous les pots de fleurs. Les pages que je vous ai montrées. Mais je ne savais pas ce que c'était ; Erwan était si pressé de partir que j'ai eu le reflexe de les cacher dans ma poche. Je ne les ai lues que bien après avoir quitté le village.
Les arbres, maintenant un peu plus espacés, laissèrent entrevoir une grande étendue d'eau. La cabane était invisible au loin, mais Neal et les autres savaient qu'elle était là.
— Je ne savais pas que j'étais censée avoir trouvé d'autres pages avant celles-ci. Le simple fait d'être tombée dessus était un pur hasard. J'aurais pu ne pas les avoir découvertes. Et cette histoire serait allée aux oubliettes, tout comme Lysandre. Ou tout compte fait... peut-être pas. C'est un miracle que vous ayez mis la main sur le journal.
Ou un coup du destin, se dit Neal. Il croyait sincèrement que l'univers repayait Lysandre pour tout ce qu'il lui a fait endurer en faisant enfin entendre sa voix.
Mamie s'arrêta.
— Nous y voilà.
— Comment tu...
— « Un regard dans l'eau ; que vois-tu ? » récita Mamie. « Me vois-tu dans la clarté des vaguelettes ou te vois-tu toi-même, ainsi qu'il en est pour moi ? »
En un seul mouvement, Neal, Aya et Melanie se tournèrent vers le lac. L'eau leur renvoya leur expression perplexe dans un reflet trouble. L'ultime réponse n'était pas dans la cabane. Elle était là.
— Les pages ne sont quand même pas dans l'eau... si ?
— Non, répondit Mamie. Si elles avaient été dans l'eau, elles auraient été repêchées avec...
La phrase de Mamie resta en suspens, et les trois amis se tournèrent vers elle dans l'attente qu'elle la finisse. Mais Mamie ne dit rien. Soulagement, car Neal n'était pas sûr de vouloir savoir.
— Lysandre adorait s'assoir ici, dit Mamie en pointant le pont du doigt. Erwan le poussait toujours à se baigner, mais Lysandre était un rêveur. Il se jetait à l'eau de temps en temps, mais il préférait la contempler et rêvasser pendant des heures. Les pages sont ici. Sans aucun doute.
Mamie ne s'était pas trompée.
Près du pont, ils durent creuser. Pas profond cependant ; à peine en dessous de la surface et des plantes, une petite boite en métal renfermait des feuilles en papier pliées.
Neal, Aya, Melanie et Mamie prirent une dernière inspiration.
Dimanche 26 Mai 1940
Il m'arrive parfois d'avoir comme des flashs.
Des images brusques, entrecoupées, rapides. Chose très étrange – bien trop étrange pour que je puisse la décrire. Cela m'arrive en cas d'émotion violente : frustration, colère, tristesse. Dès que ce trio infernal se manifeste en moi, des images prennent mon cerveau d'assaut ; très souvent je me vois m'ouvrir les veines, me planter une lame dans le cœur ou même m'éclater le crâne contre un mur. Ces situations tenant place dans un coin sombre de ma tête me sont dérangeantes, tout d'abord car il ne m'est jamais arrivé de penser à de telles choses auparavant, et surtout car j'ignore d'où elles me viennent. Mais cela a commencé il y a quelque temps ; et le pire est que, durant ces très courts instants pour le moins horrifiques, j'éprouve un bonheur absolu.
Un soulagement tel que je n'en ai jamais connu.
Est-ce le signe que je deviens fou ? Ces pigments amers, ces fragments de sentiments déchirés ; sont-ils le fruit de la folie ? Comment puis-je vouloir mourir, alors que la vie a encore tant à m'offrir ? Comment puis-je être attiré par la mort, alors que la mort est mon ennemie ?
Plus aberrant encore : comment la folie aurait-elle pu semer ses graines en moi sans que je n'y prenne garde ?
Non ! Non, il est évident que je suis sain d'esprit. Je veux dire, rien chez-moi ne laisse à croire que je perds la boule. J'avoue, ce n'est pas ce que disent les autres. D'après eux, mes pensées et les visions que j'ai sont malsaines, je devrais me faire aider. Mais par qui ? Personne ne comprend ce que je vois, ou ce que j'éprouve. Ce n'est pas un problème, cependant. Car je n'ai besoin de nulle aide. La folie, c'est quand on perd raison, quand on ne sait plus le vrai du faux ; moi, je suis simplement en proie à des émotions trop fortes.
Je ne contrôle pas mes émotions, ce sont mes émotions qui me contrôlent.
Cela fait-il de moi un fou ?
Je me dis que tout cela est la faute de ma tristesse. Qu'elle a tendance à s'imposer, à me faire délirer. Que ça s'en ira un jour ou l'autre. Sauf qu'elle ne s'en est jamais allée. Depuis toujours, j'ai l'impression, elle a été là perchée sur mes épaules.
L'inconvénient avec la tristesse, c'est qu'elle s'imprègne dans tout ce que l'on fait. Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je suis en permanence fatigué et je ne fais plus l'effort de parler. De sourire. Même ma musique en a souffert ; elle est devenue terne, mélancolique, jusqu'à ce que je n'en joue plus. Parfois c'est presque comme si j'avais arrêté de respirer. Mais l'horloge tourne ; elle ne s'arrête jamais. Tic. Tac. Tic. Tac. Tic tac tic tac tictactictacTICTACTICTACTICTAC !
Ce bruit me rend fou.
Car je suis mort sans vraiment l'être.
Nous sommes là, à espérer être remémorés à notre mort, mais il n'en est rien. Nous mourrons physiquement, mentalement, mais également dans la mémoire des êtres que nous aimons, et ce inévitablement. Toutes les photos et tous les souvenirs du monde ne suffiront pas à raviver la personne que l'on a été. La mort efface tout ; ce qui est, ce qui a été, et ce qui ne sera jamais.
Mais le pire – le pire – crois-moi, est quand tu tombes dans l'oubli alors que ton cœur bat encore.
Que reste-il quand le monde entier semble ignorer notre existence ? C'est comme si l'on avait cessé de respirer, mais que nos jours continuaient à être décomptés inlassablement, inutilement. Un supplice de plus qui afflige les morts autant que les vivants. La vie nous tient, la mort nous détient, et l'oubli nous fait sien. Alors, la vie n'est-elle autre qu'une course à l'oubli ?
Une chose est sûre : le tourbillon de l'oubli m'a, depuis longtemps, englouti.
Neal entendit un reniflement et il s'interrompit. C'était Aya, qui essuyait ses larmes tandis que Melanie lui tapotait maladroitement l'épaule. Ceci affligea quelque peu Neal. Il avait un certain talent pour faire vivre les textes qu'il parcourt. L'émotion qu'il provoquait en faisant la lecture à voix haute était perçue comme un don. Mais lui ? Il ne voyait pas en quoi c'était une qualité. Son prof de littérature avait dû arrêter de lui demander de lire des textes en cours, car la moitié de la classe finissait toujours par éclater en sanglots en l'écoutant !
Je ne suis pas sûr d'avoir encore la force de le ressasser mais aujourd'hui rien de tout cela n'a d'importance. Plus aucune. J'avais dit dès le début que la mort ne saurait tarder.
Elle est là. Il est temps.
Te rappelles-tu ce lac que l'on affectionnait tant ? Je suis dans la forêt, assis au bord de l'étendue d'eau. La même eau calme et glaciale dans laquelle nous tentions de nous baigner avec Erwan, autrefois, sans succès. Elle n'a pas changé. J'ai presque l'impression qu'elle m'a attendue durant tout ce temps. Et à présent je suis là à la contempler, à me souvenir. A patienter.
Car réunir jusqu'à la plus petite once de son courage ne se fait pas en un clin d'œil.
Je pensais que je serais fin prêt mais je me rends compte maintenant que du courage, il m'en faut. Car même si je sais qu'il est temps pour moi de partir, j'ai peur. En réalité, il s'agit là d'une sensation à la fois troublante et intrigante. Je sens la crainte me tirailler, et pourtant ma frayeur ne suffit pas à ébranler la persistante détermination qui m'habite.
Maintenant que j'y pense, j'ai mené une vie bien courte – même si elle m'a paru durer une éternité, si ce n'est plus. Le nombre d'années que j'ai écoulé sur cette terre n'a aucune valeur. Dix-huit années...
Un hoquet sonore échappa à Aya et Melanie. Quant à Neal, ses doigts se serrèrent et il froissa quelque peu le papier qu'il tenait entre les mains. C'est d'une voix tremblante qu'il poursuivit.
Dix-huit années, mine de rien. Dix-huit années de rires, de pleurs mais surtout de chagrin. Et aujourd'hui tout ceci ne rime plus à rien. Je n'ose imaginer à quelle personne merveilleuse j'ai subtilisé la vie. Cette personne aurait dû naître à ma place, pas l'inverse. Combien d'air ai-je gâché avec mon existence puérile ?
De l'air, j'en ai longtemps manqué. Et de l'air, bientôt je me passerai.
Je ne souhaite plus laisser les secondes ronger mon être. Je n'ai plus envie d'être témoin de ma propre disgrâce. Je choisis de mettre un terme à mon compte à rebours mortel. Il va tranquillement, trop lentement à mon goût. Les tic-tacs chantent le rythme effréné qui m'entraîne dans une danse inlassable ; cela m'était pénible, avant, mais je me suis laissé emporter. Et à présent, je n'en peux plus.
J'arrête.
Ce n'est pas la mort qui m'a convoqué, mais moi qui suis allé la chercher. J'ai entendu dire qu'elle était synonyme de paix. Je n'y crois guère, mais qui sait ? La dernière once d'espoir à laquelle se raccroche mon être a décidé d'y croire, elle.
La mort me tient dans sa paume. Dès que je serai prêt – et je le serai – elle refermera ses doigts sur moi. Je mettrai un pied dans le lac, puis l'autre, et j'avancerai jusqu'à ce que l'eau atteigne mon menton. Je regarderai au loin ; les arbres, le ciel, ses astres me feront face et j'aurai une dernière pensée pour toi. C'est à ce moment que je plongerai ma tête, en entier, en un coup. Je me sentirai alors comprimé, confiné, vraisemblablement piégé ; mais ne t'inquiète pas pour moi, je m'y suis habitué. J'ouvrirai la bouche. Je respirerai un grand coup. Je sentirai l'eau douloureusement emplir mes poumons. Et même si je finis par m'alarmer, je me forcerai à garder la tête sous l'eau.
Car de toute évidence, il n'y a rien qui ne m'attende à la surface.
Un blanc apparut à la suite de ce paragraphe, comme pour marquer une pause que Lysandre aurait faite pour rassembler la force de continuer.
J'ai mal. Si tu savais comme j'ai mal.
A l'heure où j'écris ceci, un poids comprime ma poitrine. Comme si une main aux doigts glacials s'était refermée sur mon cœur, l'enserrant, l'éclatant. Mon cœur a envie d'exploser, de se vider du poison qui le fait carburer. Mais mon cœur est réduit au silence, et tout ce qu'il peut faire est de continuer à pomper ce fichu venin.
Si seulement je pouvais l'arracher et le déchiqueter une fois pour toute.
Je viens de me rendre compte à quel point je peine à tracer ces mots. Mes mains tremblent si fort. Presque aussi fort que ceux de papa, cette nuit-là. Sauf que ce sont les violents frissons courant sur ma peau qui m'agitent, et ce n'est pas à cause du froid. Plutôt à cause de ce venin que mon cœur produit, ce même venin qui court dans mes veines qui ne cesse de me détruire.
Tu me manques.
Il me manque.
Tant de personnes, tant de choses me manquent. Le vide qu'à laissé leur absence dans ma vie m'étouffe, et je ne sais comment le combler. J'aimerais pouvoir te retrouver, te prendre dans mes bras. J'aimerais pouvoir réparer ce que j'ai fait, ce que je n'ai pas su contrôler.
J'aimerais avoir de l'emprise sur quelque chose. N'importe quoi.
M'en veux-tu ?
As-tu l'impression que je t'abandonne ?
Je suis sûr que oui. Mais je n'ai pas voulu t'abandonner. Jamais. Comprends bien que si j'ai décidé de partir, c'est pour une unique raison : je ne pouvais plus me battre. J'avais tenu bon, jusque là. Mais vint le jour où mes dernières forces m'ont déserté.
Je n'en pouvais plus.
Oh... Je n'avais pas réalisé que je pleurais. Mon carnet est tout mouillé, à présent ! Quel maladroit...
Et quel lâche.
Quel lâche ai-je été pour tout laisser tomber. Je crois qu'au final j'étais trop faible, même si je croyais faire la bonne chose en tournant le dos à mon passé. Au lieu de l'appréhender, de l'affronter... je l'ai subi. Je l'ai laissé me consumer. Et je l'ai laissé derrière moi, tout comme je t'ai laissé toi et tout ce qui se raccroche à ma vie d'antan.
Je suis désolé. Tellement, désespérément désolé.
Mais être désolé ne veut rien dire, hmm ?
Je ne veux rien. Je ne demande rien. Je ne mérite rien. Et car mon existence, mon être est fait de tous plein de rien, je ne souhaite qu'une chose : que quelqu'un vienne me sauver.
Ou pas.
Si tu savais combien j'ai attendu que quelqu'un vienne me sauver. J'ai tant attendu, mais... ce n'est jamais arrivé. Je n'ai pas pu me sauver moi-même et à présent il est trop tard.
A présent, je ne peux qu'implorer ton pardon.
Pardonne-moi. Je sais que c'est trop te demander, mais... Si tu en as la force, Elana, alors pardonne-moi.
Adieu.
~Lysandre
*
Neal était installé sur la banquette arrière de la voiture de ses parents. Fin de l'été rimait avec fin des vacances ; c'est avec regret qu'il avait fait ses valises pour rentrer. Dans le jardin, ses grands-parents et Aya étaient debout aux côtés de Melanie qu'on viendrait chercher plus tard. Il leur fit un coucou à travers la vitre en guise d'au revoir.
Le véhicule démarra, et alors qu'il passait devant la forêt, Neal ne put s'empêcher de repenser à Lysandre. Son journal était resté chez mamie – après tout, il lui était destiné depuis le début – mais il se rappelait avec précision les pages, leur couleur jaunâtre, leur plis, l'encre qui y a été couché et l'écriture changeante à la manière du temps. Neal se le rappelait, notamment la dernière page. La toute dernière page. Juste après la lettre de suicide.
Celle qui comportait une date distincte, puis un amas de gribouillis insensés. C'était comme ici un homme instable avait déversé sa folie sur un bout de papier. Folie agrémentée de lucidité, car parmi les ratures et autres jets d'encre hasardeux l'on pouvait distinguer des mots parfaitement compréhensibles.
Et ils étaient imprimés dans la mémoire de Neal.
Vendredi 31 Mai 1940
POURQUOI POURQUOI PoUrQUOI pOurQUOI POUrQUoI PoUrqUOi
POURQUOI PERSONNE NE VOIT ?
POURQUOI PERSONNE NE SENT ?
Pourquoi pourquoi POURQUOI ?!
POURQUOI PERSONNE N'ENTEND ?
POURQUOI ?!
...
Pourtant je crie...
FIN
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