Bonus - Un homme, un journal
Le journal de Lysandre au complet et sans interruption.
– Lys –
Si je rédige ce journal, aujourd'hui, c'est pour y relater la vérité. Non la vérité que tout le monde croit connaitre, mais la vérité telle qu'elle est réellement. Car bien des fois, on se borne à porter nos croyances sur des choses qui nous arrangent seulement.
Ce qui les a arrangés, c'est d'avoir trouvé un coupable.
Mais ce n'est pas aussi simple. Rien n'est simple à vrai dire, sauf que personne n'est prêt à le croire. Même moi, il m'arrive de me perdre dans mon jugement, dans ce que je crois. Pourtant, la seule chose qui me paraisse être d'une certitude absolue est que ce qui s'est passé n'est qu'un affreux, et misérable accident.
Mais alors, dis-moi : pourquoi me sens-je si coupable ?
Tu ne comprends rien à ce que je dis. Je sais. Personne ne comprend, de toute manière. Mais tourne la page et, peut-être, mes mots t'éclaireront un peu.
Peut-être que mes mots atteindront enfin quelqu'un en ce monde couvert de silence.
J'aurais pu tout écrire et te déposer mon journal sur ton lit. Cela aurait été tellement plus simple. Mais nous savons tous les deux que l'indiscrétion est de coutume sous notre toit, et je ne voudrais pas mettre ma vérité en danger. Ils pourraient tenter de te l'enlever... De m'effacer une fois de plus à tes yeux.
C'est pour cela que c'est si important de le cacher. De plus, je sais à quel point tu aimes les jeux. Te souviens-tu comme nous nous amusions à jouer aux détectives ? Nous voyions des énigmes en tout. Une cuillère disparaissait, et nous passions la journée à en chercher la cause. Cela pouvait paraitre bête pour les autres, mais qu'est-ce que j'aimais ces moments avec toi !
Mon journal est là, pour toi. Je ne pense pas que tu puisses imaginer à quel point il m'est douloureux de voir cette tristesse dans tes yeux. Je sais ce qu'ils t'ont dit, ce que tu penses de moi – mais je ne t'en veux pas. Je ne pourrais jamais t'en vouloir.
Laisse-moi seulement t'expliquer. Il y a tant de chose que je garde en moi. Tant de chose que j'ai tenté d'exprimer, mais qui n'ont jamais pu quitter les cloisons de mon cœur. J'aimerais tant tout te dire de vive voix, te voir une dernière fois, mais je ne m'en sens pas capable. Et peu importe comment, si mes mots te parviennent, alors je trouverai enfin la paix.
Il ne me reste plus beaucoup de temps. Je le sais. La mort viendra me chercher bientôt et aujourd'hui, il ne me reste que toi et ce journal.
Mes derniers espoirs.
Alors, va. Mes mots te guideront durant un long voyage à travers le temps et ses vestiges ; j'espère que tu iras jusqu'au bout. Ici marque ton point de départ, et ta prochaine destination se trouve être notre belle demeure. Surtout, garde discrétion. Et rappelle-toi que peu importe où je puis me trouver, je serai toujours à tes côtés. Avec toi.
Trouve la vérité.
Elle n'attend que toi.
– Lundi 20 Mai 1940 –
Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour écrire ceci ?
Tout simplement car j'étais autrefois trop jeune pour comprendre. Mais à présent assez de temps s'est écoulé. Mes yeux se sont ouverts et je réalise enfin l'embarras dans lequel je m'étais empêtré sans prendre gare.
Tout a commencé ce soir, où le malheur s'est invité dans notre maison.
Papa est mort...
Papa est mort. Il est mort, et au lieu de le pleurer, de lui rendre hommage, tout le monde cherche un responsable. Il n'est pas mort naturellement ; ça, les autres l'ont bien vite compris. Et je le savais aussi, puisque j'étais là.
Ce que j'ignorais, cependant, était la raison pour laquelle on me pointait du doigt.
C'est vrai, quoi de plus facile que de m'accuser. Ils m'ont trouvé avec lui, après tout. Ils m'ont trouvé debout devant le lit de mon père, à fixer absentement son corps inerte. Je l'ai vu mourir. Mais je ne comprenais pas. Je ne comprenais rien. Pourquoi papa devenait tout rouge ? Ne savait-il plus comment respirer ? Je devais probablement prendre la main qu'il essayait de me tendre. C'est ce que je fis, mais ses doigts me serraient si fort ! Tentait-il de parler ? Oui. Oui, il me semblait le voir tenter de m'adresser quelque chose. Mais sa bouche ne fit qu'articuler des mots silencieux, des mots que je ne discernai pas. Ses yeux étaient affolés, mais il s'arrangea pour m'exprimer un dernier « Je t'aime » à travers eux. C'est alors que son corps se raidit et retomba sur le matelas.
Et il fallut un certain temps pour qu'on me retrouve là, à ne rien faire d'autre que regarder le corps sans vie de mon papa.
J'aurais pu faire quelque chose. Appeler quelqu'un, au moins, au lieu de rester de marbre, comme si la scène qui se déroulait sous mes yeux ne m'affectait guère. Et c'est ce qui me rendit coupable, à mon avis. Mais en vérité, je ne savais que faire. Je n'en garde qu'un souvenir confus, tant tout est arrivé trop vite pour un esprit embrumé comme le mien.
La confusion, et surtout la panique m'avaient tenu immobile. Pouvait-on blâmer l'enfant impuissant que j'étais ?
Je n'étais qu'un enfant qu'on ne pouvait pardonner. Car la haine est bien plus facile à déchainer. Le pardon, lui, est trop dur à accorder. Je pense les comprendre, en un sens. Nous avons tous subi une grande perte, et la faute devait forcément retomber sur quelqu'un. Dieu, mon père lui-même, ou... moi. Mais je n'étais qu'un enfant fragile et ignorant.
De toute évidence, mes yeux m'ont trompé. Comment aurais-je pu savoir ? Comment, à l'époque où j'ignorais tant de choses sur le monde et sur moi-même, aurais-je pu deviner que ma vie entière rimait avec mensonges ? J'étais aveugle, d'une certaine manière. Mais je n'en savais rien. Personne n'était au courant, et de ce fait, ils ne pouvaient comprendre ma position dans l'histoire, ni même ce qui s'était passé réellement.
A présent, la vérité peut être rétablie. Mais mérite-t-elle d'être connue ? A quoi bon tenter de prouver quoique ce soit après tant d'années ? Après que tout se soit brisé au-delà du réparable, y compris moi ?
Il n'y a aucun intérêt à cela. Aucun intérêt, à part toi. Car après toutes les tempêtes qui se sont abattues sur ma tête, tu as su rester auprès de moi. Aussi près que possible, en tout cas, car je sais que ton éloignement n'est dû qu'à l'entêtement des autres. Tu n'avais pas le choix, contrairement à eux. Et c'est ce qui fait que tu sois la personne à laquelle je dédie ces pages.
Ces pages te feront comprendre aussi bien que moi que tout ceci n'est qu'un malentendu. Que c'est le ciel qui m'a fait ainsi et que ce qui est arrivé était destiné à arriver. Que ce je n'ai rien prémédité. Que je ne suis pas, et n'ai jamais été le diable que l'on voyait en moi.
Je n'étais qu'un enfant... Un enfant fragile, ignorant. Et aveugle. Oui, aveugle... Oh, comme je l'ai été. Et je demeure le même aujourd'hui. Le même enfant, oui...
Ne pouvaient-ils le voir ?
Comme te le prouvera l'objet de ma passion, je n'étais qu'un enfant et tout ce que je voulais était mon père.
– Mardi 21 Mai 1940 –
J'ignore si, à l'époque, tu arrivais à comprendre ce qui se passait autour de toi. Tu étais si jeune ! Encore plus jeune que moi. Mais tu étais bien moins naïve que je ne l'étais, par conséquence je me pose la question. Mais juste au cas où certaines choses t'aient échappé, ou que celles dont tu as été témoin n'aient pas eu de grande signifiance pour l'enfant que tu étais, alors je me dois de tout te conter.
Tu n'étais pas là quand papa est mort – quand je l'ai présomptivement assassiné. Mais tu dois sûrement te rappeler ma relation avec Erwan.
En même temps, qui pourrait oublier Erwan ?
Erwan, cet enfant si brave et intelligent. Erwan, ce jeune homme remarquable et destiné à un avenir si grand. Erwan, le valeureux prince de notre dynastie.
Mais avant tout, Erwan, mon frère.
Comme tu le sais, il n'était pas de beaucoup mon aîné. Seulement deux ans nous séparaient, mais cet insignifiant lapse de temps a suffi à tracer une ligne entre nous, à creuser ce gouffre qui nous a tenu à l'écart l'un de l'autre. Qui me rappelait constamment qu'il était Erwan, et que j'étais Lysandre.
Et de la même manière qu'il est arrivé le premier dans ce monde, il est arrivé le premier pour absolument tout le reste.
Je n'étais que second. Second de la fratrie, second dans tout domaine. Tandis qu'Erwan réussissait dans chaque discipline qu'il entreprenait, j'étais le petit nullement doué. Surtout lorsque que l'on attendait tant de nous : être les fils d'un médecin de renommée exigeait de nous irréprochabilité. Erwan s'y prenait bien. Moi par contre, je n'étais pas fait pour les études, entre autres. Mon amour irraisonnable pour la peinture et la musique horripilait mon entourage ; je n'ai jamais réussi à leur faire voir comme ma passion me rendait vivant. Mes pinceaux étaient mes baguettes magiques, mon piano ma vocation et mon violon mon meilleur ami.
Ainsi notre existence était une pièce de théâtre, et moi j'étais un figurant puéril qu'on a jeté au second plan pour laisser toute la place à Erwan, qui se pavanait sur le devant de la scène.
Mais en toute honnêteté, je ne lui en tenais pas rigueur.
Comment lui en vouloir ? Après tout, il n'a pas choisi son destin ; c'est son destin qui l'a choisi. Il en va ainsi, je suppose : certains sont bénis, d'autres maudits. La grâce divine a le don de se montrer injuste, semble-t-il.
Cependant, j'acceptais ma destinée. Non, je n'étais pas Erwan ; et alors ? J'étais peut-être l'ombre de mon frère, un simple fantôme dans la vie qu'il menait, une brise faible et invisible parcourant le monde sur lequel il régnait... Je l'acceptais.
Car j'étais une ombre qui avait un nom. J'étais une ombre qui existait. J'étais une ombre dont on s'occupait. Voilà pourquoi être l'ombre d'Erwan ne me poussait pas à le mépriser.
Mon refuge m'a tenu à l'abri de la colère, longtemps. La haine ne s'est manifestée en mon âme que lorsque je suis devenu l'ombre de moi-même.
– Mercredi 22 Mai 1940 –
Angela.
Tu dois encore être en contact avec elle. Je me souviens que tu l'aimais beaucoup.
Et bien, comme tu l'auras sans doute remarqué, moi aussi.
Quand le chaos que j'avais créé à la maison menaçait de m'engloutir, je fuyais. Mes absences me valaient souvent une gifle, le soir venu ; mais au moins profitais-je d'un moment de répit dans ma cabane, là où personne ne pouvait me trouver.
Après un certain temps passé à errer dans la forêt, j'ai pu constater que la cabane était abandonnée. J'en ai fait mon chez-moi. Et chez-moi, je pouvais être qui je voulais, faire ce qui me plaisait. Personne ne me reprochait d'être moi-même, personne ne m'empêchait de rêver.
J'étais libre.
Je passais mon temps à peindre et à perfectionner mes talents en musique –chose que l'on me défendait de faire à la maison car cela me distrayait de mes études en plus d'agacer tout le beau monde. Bien que mon art dans les deux domaines ne puisse jamais égaler celui des plus grands, j'y prenais du plaisir. L'art était quelque chose d'unique. De beau. Tandis que j'étais forcé de me contenir face aux autres, l'art, lui, me laissait donner libre cours à mes émotions.
Des émotions, des pensées que je ne partageais avec nul autre.
Du moins, jusqu'à Angela.
La façon dont elle est entrée dans ma vie reste, encore à ce jour, pour moi un mystère. Elle est juste apparue, comme ça, sans que ni elle ni moi n'en décidions. Et Dieu sait combien j'en avais besoin.
Je jouais de mon violon ; seule ma musique venait troubler le silence de la forêt. Jusqu'au moment où j'entendis un éternuement étouffé et que je tende l'oreille. Angela se tenait à la fenêtre, et regardait à l'intérieur avec des yeux contrits.
Je ne comprenais pas alors ce qui m'arrivait. Que faisait-elle là ? Dieu m'envoyait-il un de ses anges pour apaiser mes peines ? Pour alléger le poids de ma solitude ? Car peu de temps après, c'était exactement la sensation que j'avais.
Je l'invitais à entrer dans mon royaume, chaque jour où elle se présentait à ma porte. Nous ne parlions pas beaucoup. Elle ramenait des livres qu'elle disait vouloir me montrer ; quelques fois elle me faisait même la lecture tandis que je regardais le soleil décliner dans le ciel. Je lui disais alors que je ne comprenais pas grand-chose, mais que je trouvais sa voix envoutante. Et elle riait. Quant à moi, je lui faisais écouter les morceaux de musique sur lesquels je travaillais, ou alors lui montrais mes tableaux et elle me disait, d'un air hésitant : « C'est très... original ? ». Et là, c'est moi qui riais.
Je riais. Moi, Lysandre ; je riais.
Je ne vivais désormais plus que pour nos rendez-vous dans ma cabane. Notre cabane. Angela rendait mon cœur si léger qu'un jour, j'ai eu l'audace de lui dire que je l'aimais. Un autre, j'ai même eu l'audace de l'embrasser. De la chaleur, de la plénitude. De la vie. Voilà ce que je ressentais.
En parallèle, l'idée d'un mariage pour Erwan planait dans la famille. Et tandis qu'il se cherchait la femme idéale, je découvrais l'amour de mon côté. Pour une fois que je pouvais avoir la même chose ! Quelques baisers volés ne voulaient rien dire, mais pour moi ils étaient tout.
Car Angela était comme moi. Elle fuyait une famille surprotectrice au sein d'une maison qui la retenait prisonnière. Pas de sortie, pas même dans le jardin. Nul contact avec les enfants du village, ni personne au-delà de leur porte d'entrée, d'ailleurs. Parce qu'elle était précieuse, lui disaient-ils, qu'ils ne pouvaient pas risquer de la perdre. Mais Angela avait plus d'un tour dans son sac : elle soudoyait sa nourrice pour la laisser sortir en cachette.
Elle était un oiseau enfermé dans une cage en or.
J'étais un monstre retenu derrière des barreaux.
Tous deux, nous fuyions.
Pour nous perdre ; pour nous trouver.
Surtout pour nous trouver.
Je suis certain que tu as du mal à comprendre. Tu ne savais rien de tout cela, après tout.
Moi aussi, j'ai été surpris. C'est peu de le dire...
Tu ne peux pas imaginer le choc qui m'a secoué de la tête aux pieds lorsque j'ai découvert que la promise d'Erwan n'était autre qu'Angela.
C'est cela... Tu as rencontré Angela pour la première fois le jour où nous sommes allés rendre visite à sa famille, pour discuter des termes du mariage. Il semblerait que cette union soit née de l'accord entre papa et son ami, père d'Angela qui se trouvait aussi être notre voisin.
J'ai découvert le visage de la future épouse de mon frère en même temps que toi. Mais tandis qu'il t'était inconnu, moi je le connaissais par cœur. J'ignore comment j'ai fait pour ne pas vomir sur le parquet, ou comment Angela a réussi à ne pas trahir son propre étonnement.
Et j'ignore comment je n'ai pas déjà succombé à la douleur en sachant qu'à l'heure où j'écris ceci, Angela et Erwan célèbrent la venue au monde de leur premier enfant. Une fille. Elise.
Je n'ai pas été invité, évidemment. Ni même mis au courant. Juste une information que j'ai récoltée alors que le bouche à oreille se faisait au village.
Qu'ils aient voulu de moi n'aurait rien changé, de toute manière. Je n'aurais pas pu assister à ça, tout comme je n'ai pas été capable de me présenter à leur mariage il y a de cela une année.
Tiens, aujourd'hui je suis bien loquace ! Tout comme le voisinage. Mais en quelques mots...
Angela était l'unique rayon de soleil qui perçait l'obscurité dans laquelle je me noyais.
Même ça, il a fallu qu'Erwan se l'approprie.
Et je n'aurais pas supporté être témoin d'un bonheur que l'on m'a volé.
– Jeudi 23 Mai 1940 –
Le noir. Et le blanc.
Le noir pour le mal, le blanc pour le bien.
Le gris est pour quoi, alors ?
Un équilibre parfait entre le bien et le mal ? Mais il y a maintes nuances de blanc, multiples tons de noir et plusieurs teintes de gris. Je ne vois que ça, le gris. La lumière et l'ombre s'y enchevêtrent en une symbiose harmonieuse. Je pourrais presque dire que c'est beau. Mais à trop le voir, la beauté de l'image terne qui se dresse sans arrêt devant mes yeux s'évapore et laisse alors paraitre le mensonge tordu qui s'y cache.
Le gris n'est pas que dans le ciel. Il est dans ma tête, dans mes yeux, dans mon cœur ; dans tout ce que j'observe ou visualise. Je ne vois que ça, le gris. Bien que, quand je regarde autour de moi, je ne puis m'empêcher de penser que le monde aurait aussi bien fait d'être plongé dans le noir.
J'imaginais que m'éloigner de la maison m'aiderait à oublier. J'avais tout faux. L'école était pour moi un supplice. L'une des raisons pour cela était que l'on me rabâchait sans cesse les oreilles de leçons qui ne me serviraient à rien. C'était désagréable. Mais je crois que le plus pénible est ce que je subissais en même temps.
Une mort lente et silencieuse.
Il n'y a pas de cela si longtemps, mais rien n'a changé depuis. Je me sens honteux. Humilié. Cela fait si mal d'être en permanence malmené. Etre si faible et vulnérable me tue. Et ces gens ! Ces gens qui se font une joie de m'écraser, de me porter coup après coup. Ces gens qui me répètent à chaque instant que je ne vaux rien. Inutile de me le rappeler... Mes yeux sont déficients, mon cœur tempétueux ; mais ma tête se porte bien et elle n'a besoin de nul rappel pour se remémorer à quel point je ne vaux rien.
Tous se délectaient de me marquer au fer rouge.
Et moi, je fuyais comme je savais si bien le faire.
Quand je ne me réfugiais pas dans ma cabane, je me cachais derrière le bureau de papa. Comme tu l'as constaté, il passait le plus clair de son temps dans son cabinet, plus bas dans le village. Mais le bureau lui permettait de terminer son travail tardif – et de boire en cachette, mais ne dis rien à maman...
Non que ça ait de l'importance à présent.
Tu as déjà vu l'espace entre l'arrière du bureau et la clôture ? C'est minuscule, juste à ma taille. Je me cachais là car nul ne pouvait me trouver. Car nul ne pouvait me jeter des mots amers à la figure. J'en ai vite fait mon second abri, en gravant mon nom dans le bois. Lysandre. Pas Erwan, pas Angela, ni personne d'autre. Juste LYSANDRE.
Enfin quelque chose à moi et à moi seul.
Cet endroit me rassurait, en quelque sorte, car il me donnait une impression de sécurité – même si s'y assoir devenait drôlement inconfortable après un certain moment. Seulement, être ainsi isolé voulait dire me retrouver seul avec mes pensées, même les moins agréables. Mes idées n'étaient pas toutes roses, et une grande partie apparaissait lorsque je ressassais les mêmes vieilles histoires : les vies des autres qui orbitaient autour de moi et entraient en collision avec la mienne.
Et avant que je comprenne ce qu'il m'arrivait, l'amertume emplit mon cœur tel un acide brûlant.
Tu sais quoi ? Je crois que mon problème est que j'attends toujours des autres un comportement semblable à celui dont j'use.
Je m'attends à ce qu'ils soient ouverts. Je m'attends à ce qu'ils parlent du fin fond d'un cœur pur. Je m'attends à ce qu'ils me témoignent autant de gentillesse que je leur en offre. Je m'attends à ce qu'ils soient aussi honnêtes que je le suis. Je m'attends à ce qu'ils me respectent, juste comme je les estime.
J'attends des autres qu'ils me traitent de la manière dont je les traite : comme un humain.
Mais non. Les autres ne sont, hélas, plus bons. Ouvre-toi à eux et ils mettront un masque. Parle-leur avec décence et ils répondront avec saleté et cruauté. Montre-leur de la gentillesse et ils t'utiliseront. Sois honnête avec eux et ils te rempliront de mensonges. Témoigne-leur du respect et ils te traiteront comme un moins que rien.
Cela semble être un combat vain, mais je suis tiraillé entre deux perspectives : traiter les autres comme je voudrais être traité, ou les traiter comme eux me traitent. Un combat qui ne devrait même pas avoir lieu. La bonté n'est-elle pas censée être spontanée ? La gentillesse une évidence ? L'humanité est-elle devenue un crime ?
Je ne connais pas le protocole pour me faire des amis, cela semblait se faire si naturellement entre les autres ! J'ai fini par penser que c'était à moi de changer les choses. Qu'il fallait arrêter de me cacher. Mais comme je l'ai décrit jusque là, mon monde et le leur étaient incompatibles. Eux étaient joyeux, insouciants. Moi, j'ignorais la définition de ces deux mots. Ils ont dû tout avoir. N'en ont-ils pas eu assez ? Pourquoi, en plus, vouloir mon âme ?
Toutefois, je n'ai nulle envie de les détester.
Car éprouver un tel sentiment à leur égard prouverait que je me soucie de leur personne. Or, je n'en ai cure. Ils m'accordent peut-être assez d'importance pour me persécuter, mais je ne leur en accorde pas assez pour réagir. Alors je reste là, figé, comme une bulle à la fois fragile et indestructible. Une bulle solitaire, insensible à leurs mots mortels et leurs jeux cruels.
J'aurais aimé qu'il en soit de même vis-à-vis de mon frère.
J'aurais aimé être immunisé contre lui, comme je l'étais avec les autres. J'aurais aimé qu'il devienne étranger, un inconnu pour lequel je ne m'arrêterais pas si je le croisais en chemin. Quelqu'un qui n'aurait aucun lien avec moi, avec lequel je n'aurais aucun lien. Quelqu'un qui ne pourrait pas m'atteindre, qui ne pourrait pas me toucher. Alors je ne sentirais rien, rien qui ne fasse mal. Oui, alors je serais immunisé.
Mais – car il y a un « mais », et pas des moindres – ... Je l'aime.
Il est mon frère, et je l'aime beaucoup trop.
Qu'il soit direct ou indirect, intentionnel ou non volontaire, le mal qu'il me fait ne cesse de me détruire. Les coups de fouets furtifs et douloureux meurtrissent peut-être ma chair, mais c'est bien quand les mots toxiques poignardent mon âme que je flanche, que je peine à me relever... car malgré tous mes efforts, la douleur s'est changée en quelque chose de bien pire.
Une haine d'une noirceur impénétrable.
Le ressentent-ils ? Derrière leurs sourires hideux se cache-t-elle une once de désespoir ? Savent-ils ce qu'est la douleur ? Si c'est le cas, alors tout le monde semble se relever après être tombé ; et moi je demeure à terre. A pleurer. A saigner.
A mourir.
Les autres me croient un peu bête. Ce n'est pas totalement faux. Après tout, je reste là, immobile, à prendre coup après coup sans même riposter. Ils me pensent faible. Mais comment puis-je me réparer quand chaque part de ma personne est brisée en petites pièces ? Tant de misère dans ce monde, et les autres se demandent pourquoi je ne souris pas. Ce qu'ils ignorent, c'est que si je refuse de percevoir la vie en couleurs, ce sont mes yeux qui m'en empêchent...
Je suis perdu.
Ma vie, faite d'ombre et de lumière, n'est que succession de méandres identiques. Ma vision est trouble, les pierres tombales sont alignées. Tant de chemins entrelacés que je m'efforce à parcourir en courant, dans l'espoir de fuir ces forces malfaisantes qui me pourchassent. Mais mes ennemis sont nombreux, différents ; ils me trompent si facilement, quand ils se déguisent de visages familiers et amicaux. Je me laisse piéger, je me laisse faire. Je ne sais plus quoi croire ni en qui placer ma confiance. Se réveiller tous les jours est pour moi avancer dans un brouillard peuplé uniquement de blanc et de noir. Ainsi, dans le grand labyrinthe de ma vie, je me suis perdu.
Et je me cache.
Car être perdu ne veut pas forcément dire aspirer à retrouver le bon chemin. Ou... me mens-je à moi-même ? Je passe mon temps à me dire que ce qui est perdu est mieux ainsi : perdu. Mais me mens-je à moi-même, alors que tout ce que je désire réellement est d'être retrouvé ?
– Vendredi 24 Mai 1940 –
Plusieurs raisons se sont tassées au fil du temps, et il m'a fallu partir. Tu sais maintenant quel a été le dernier élément déclencheur de mon départ.
Angela était arrivée dans ma vie, avec au creux de ses mains l'espoir qu'il me manquait pour avancer. Erwan, sans le savoir, me l'a volée ; elle et l'espoir avec. Il m'a pris tout ce qui me restait. J'aurais bien proposé à Angela de continuer à fuir avec moi ; fuir pour de bon. Mais même si elle avait une petite once rebelle en elle, la bienséance la forçait à rester et à prendre ses responsabilités. D'épouse, de maman.
Et à l'instar de ma chère et tendre famille, elle se mit à oublier ma personne.
Car je n'étais qu'un reclus. Un exilé. Un fugitif dont elle est tombée amoureuse avant de trouver un meilleur parti, aux dépens du pauvre Lysandre qui s'est encore une fois retrouvé seul.
Mais ce n'est pas tout.
J'ignore quand l'enchaînement des événements a débuté exactement. Peut-être depuis ma naissance, qui sait ? Ce qui est certain, c'est que l'effet boule de neige n'a pas cessé depuis.
D'après les leçons d'Angela, un écrivain aurait un jour dit que les yeux étaient les fenêtres de l'âme. Ou était-il question d'un miroir ? Peu importe. L'idée est que les yeux reflètent ce qui se cache en nous, ce qui n'est point visible à la surface mais ancré au plus profond de nous. Mais si cela était réel, pourquoi personne n'a su discerner la vérité dans les miens ?
Elle était pourtant là, limpide.
La vérité en quelques mots ?
Je ne vois pas les couleurs.
Comment est-ce possible ?
Je n'en sais rien, mais je sais que c'est vrai.
Quand j'étais petit, cela ne m'a pas alarmé, pas une seule fois. Un monde fait de gris, un monde sans couleurs où se mêlent seulement le blanc et le noir : cela était pour moi la définition du normal. Quand on me parlait de rouge, je voyais quelque chose de sombre. Quand c'était du jaune, c'était nettement plus clair. Voilà comment je distinguais les couleurs, par nuances plus claires ou plus foncées que d'autres.
Comme j'ai été ignorant.
Ma prise de conscience de ma déficience a été le jour où j'ai entendu Erwan discuter de son dernier sujet de recherches, il y a de cela trois ans. Le Daltonisme. En temps normal, j'aurais simplement baissé la tête vers mon assiette et aurais envié les louanges que son intelligence suscitait chez ma famille. Mais ce jour-là, mon instinct me poussa à tendre l'oreille, comme si le sujet abordé me concernait intimement. Les informations qu'il débitait m'ont intrigué, mais c'est quand j'ai secrètement lu les articles scientifiques qu'il détenait que j'ai compris ma condition. J'ai une anomalie aggravée.
Mes yeux sont éteints.
Voilà pourquoi j'ai porté des lunettes très tôt. Voilà pourquoi j'éprouvais des douleurs si intenses en des jours ensoleillés. Voilà pourquoi mes yeux avaient ces mouvements bizarres qui faisaient peur à mes camarades. Voilà pourquoi je confondais certaines couleurs et que mes professeurs étaient convaincus que j'étais attardé. Voilà pourquoi Angela fronçait le nez en voyant mes peintures, qui n'étaient au final qu'un amas de couleurs n'ayant de sens que pour moi. Voilà pourquoi les gens me fuyaient, pourquoi ma famille me méprisait. Voilà pourquoi je suis responsable de la mort de papa.
Ah... nous y sommes.
Nous voilà à cette nuit fatidique où j'ai brûlé plusieurs vies avec la mienne.
Je n'avais qu'une tâche. Celle d'apporter les médicaments à papa. En général, c'était maman qui le faisait – tu sais comme elle tenait absolument à le faire elle-même. Mais ce soir-là, j'avais en particulier marre de me sentir inutile, et voyant que tout le monde était occupé... Je suis allé prendre les médicaments de papa pour les lui apporter.
C'est là que mes yeux rentrent en jeu.
Bien sûr que l'on m'a appris les couleurs, comme à tout enfant. Mais moi, je ne voyais pas ces couleurs comme toi tu verrais le bleu, le jaune, ou le cramoisi. Mes couleurs à moi s'étalaient sur une palette allant du blanc au noir, en passant par le gris. Mais au final, ce n'est pas si grave. Ce n'est ni ton problème, ni celui des autres. Ce n'était peut-être même pas le mien, puisque j'aurais pu mener une vie tout à fait ordinaire.
Mais, eh... j'ai toujours eu l'art de tout gâcher simplement en respirant.
Comme tu le sais, papa avait un médicament à prendre chaque soir. Maman s'en était toujours chargé ; mais sachant que je l'ai observée le lui donner à maintes reprises, j'étais persuadé que je reconnaitrais les comprimés dans sa vaste pharmacie.
Mauvaise idée, Lysandre.
Je me suis retrouvé face à deux boîtes de pilules à la forme identique. Rouge ou vert, vert ou rouge. Pour moi il n'était pas question de couleurs, mais d'ombres. Ainsi, je me suis reposé sur ma vision que je croyais parfaite à l'âge de huit ans, et ai choisi l'une des deux nuances.
Ce soir-là, j'aurais juré avoir pris la pilule verte au lieu de la rouge.
Mais au lieu de cela, j'ai fait boire à papa du poison.
J'imagine souvent que la scène se soit passée différemment. Qu'au moment où je me sois avancé vers le lit de papa, maman serait entrée dans la pièce et m'aurait surpris. Je serais probablement encore puni à l'heure qu'il est mais au moins m'aurait-elle empêché de faire une grave erreur. Mais non. Au lieu de cela, j'ai eu tout le temps de m'approcher de papa qui, malgré sa surprise, eut une confiance aveugle en moi et ouvrit la bouche sans même vérifier ce que je tenais dans ma paume. Je le regardai faire descendre la pilule avec de l'eau. Et quand j'ai repris le verre, il était trop tard.
Le pire ? J'étais content.
J'aurais volontiers craché sur ma pauvre et pathétique personne.
J'étais content. Te rends-tu compte ? J'étais fier de moi ! Qu'est-ce que j'ai fait, Elana ? Qu'est-ce que j'ai fait ?!
Un regard dans l'eau ; que vois-tu ? Me vois-tu dans la clarté des vaguelettes ou te vois-tu toi-même, ainsi qu'il en est pour moi ? A la manière d'un miroir, tout ce que mon reflet me fait percevoir est mon fatal défaut. Cette déficience aura causé la mort de mon père, puis ma perte. Mais ce n'est pas cette dernière qui me fend le cœur.
Chaque jour, je souhaite que mes fenêtres cassées se referment pour de bon. Peu importe si l'on ne peut plus voir à l'intérieur, peu importe si tout devient noir. Les fenêtres ont beau être grandes ouvertes, le noir a toujours régné de l'autre côté. Ce côté qui abrite mon âme. Ce côté que nul n'a su entrevoir.
Chaque jour je souhaite que ce soit moi et non lui.
– Dimanche 26 Mai 1940 –
Il m'arrive parfois d'avoir comme des flashs.
Des images brusques, entrecoupées, rapides. Chose très étrange – bien trop étrange pour que je puisse la décrire. Cela m'arrive en cas d'émotion violente : frustration, colère, tristesse. Dès que ce trio infernal se manifeste en moi, des images prennent mon cerveau d'assaut ; très souvent je me vois m'ouvrir les veines, me planter une lame dans le cœur ou même m'éclater le crâne contre un mur. Ces situations tenant place dans un coin sombre de ma tête me sont dérangeantes, tout d'abord car il ne m'est jamais arrivé de penser à de telles choses auparavant, et surtout car j'ignore d'où elles me viennent. Mais cela a commencé il y a quelque temps ; et le pire est que, durant ces très courts instants pour le moins horrifiques, j'éprouve un bonheur absolu.
Un soulagement tel que je n'en ai jamais connu.
Est-ce le signe que je deviens fou ? Ces pigments amers, ces fragments de sentiments déchirés ; sont-ils le fruit de la folie ? Comment puis-je vouloir mourir, alors que la vie a encore tant à m'offrir ? Comment puis-je être attiré par la mort, alors que la mort est mon ennemie ?
Plus aberrant encore : comment la folie aurait-elle pu semer ses graines en moi sans que je n'y prenne garde ?
Non ! Non, il est évident que je suis sain d'esprit. Je veux dire, rien chez-moi ne laisse à croire que je perds la boule. J'avoue, ce n'est pas ce que disent les autres. D'après eux, mes pensées et les visions que j'ai sont malsaines, je devrais me faire aider. Mais par qui ? Personne ne comprend ce que je vois, ou ce que j'éprouve. Ce n'est pas un problème, cependant. Car je n'ai besoin de nulle aide. La folie, c'est quand on perd raison, quand on ne sait plus le vrai du faux ; moi, je suis simplement en proie à des émotions trop fortes.
Je ne contrôle pas mes émotions, ce sont mes émotions qui me contrôlent.
Cela fait-il de moi un fou ?
Je me dis que tout cela est la faute de ma tristesse. Qu'elle a tendance à s'imposer, à me faire délirer. Que ça s'en ira un jour ou l'autre. Sauf qu'elle ne s'en est jamais allée. Depuis toujours, j'ai l'impression, elle a été là perchée sur mes épaules.
L'inconvénient avec la tristesse, c'est qu'elle s'imprègne dans tout ce que l'on fait. Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je suis en permanence fatigué et je ne fais plus l'effort de parler. De sourire. Même ma musique en a souffert ; elle est devenue terne, mélancolique, jusqu'à ce que je n'en joue plus. Parfois c'est presque comme si j'avais arrêté de respirer. Mais l'horloge tourne ; elle ne s'arrête jamais. Tic. Tac. Tic. Tac. Tic tac tic tac tictactictacTICTACTICTACTICTAC !
Ce bruit me rend fou.
Car je suis mort sans vraiment l'être.
Nous sommes là, à espérer être remémorés à notre mort, mais il n'en est rien. Nous mourrons physiquement, mentalement, mais également dans la mémoire des êtres que nous aimons, et ce inévitablement. Toutes les photos et tous les souvenirs du monde ne suffiront pas à raviver la personne que l'on a été. La mort efface tout ; ce qui est, ce qui a été, et ce qui ne sera jamais.
Mais le pire – le pire – crois-moi, est quand tu tombes dans l'oubli alors que ton cœur bat encore.
Que reste-il quand le monde entier semble ignorer notre existence ? C'est comme si l'on avait cessé de respirer, mais que nos jours continuaient à être décomptés inlassablement, inutilement. Un supplice de plus qui afflige les morts autant que les vivants. La vie nous tient, la mort nous détient, et l'oubli nous fait sien. Alors, la vie n'est-elle autre qu'une course à l'oubli ?
Une chose est sûre : le tourbillon de l'oubli m'a, depuis longtemps, englouti.
Je ne suis pas sûr d'avoir encore la force de le ressasser mais aujourd'hui rien de tout cela n'a d'importance. Plus aucune. J'avais dit dès le début que la mort ne saurait tarder.
Elle est là. Il est temps.
Te rappelles-tu ce lac que l'on affectionnait tant ? Je suis dans la forêt, assis au bord de l'étendue d'eau. La même eau calme et glaciale dans laquelle nous tentions de nous baigner avec Erwan, autrefois, sans succès. Elle n'a pas changé. J'ai presque l'impression qu'elle m'a attendue durant tout ce temps. Et à présent je suis là à la contempler, à me souvenir. A patienter.
Car réunir jusqu'à la plus petite once de son courage ne se fait pas en un clin d'œil.
Je pensais que je serais fin prêt mais je me rends compte maintenant que du courage, il m'en faut. Car même si je sais qu'il est temps pour moi de partir, j'ai peur. En réalité, il s'agit là d'une sensation à la fois troublante et intrigante. Je sens la crainte me tirailler, et pourtant ma frayeur ne suffit pas à ébranler la persistante détermination qui m'habite.
Maintenant que j'y pense, j'ai mené une vie bien courte – même si elle m'a paru durer une éternité, si ce n'est plus. Le nombre d'années que j'ai écoulé sur cette terre n'a aucune valeur. Dix-huit années...
Dix-huit années, mine de rien. Dix-huit années de rires, de pleurs mais surtout de chagrin. Et aujourd'hui tout ceci ne rime plus à rien. Je n'ose imaginer à quelle personne merveilleuse j'ai subtilisé la vie. Cette personne aurait dû naître à ma place, pas l'inverse. Combien d'air ai-je gâché avec mon existence puérile ?
De l'air, j'en ai longtemps manqué. Et de l'air, bientôt je me passerai.
Je ne souhaite plus laisser les secondes ronger mon être. Je n'ai plus envie d'être témoin de ma propre disgrâce. Je choisis de mettre un terme à mon compte à rebours mortel. Il va tranquillement, trop lentement à mon goût. Les tic-tacs chantent le rythme effréné qui m'entraîne dans une danse inlassable ; cela m'était pénible, avant, mais je me suis laissé emporter. Et à présent, je n'en peux plus.
J'arrête.
Ce n'est pas la mort qui m'a convoqué, mais moi qui suis allé la chercher. J'ai entendu dire qu'elle était synonyme de paix. Je n'y crois guère, mais qui sait ? La dernière once d'espoir à laquelle se raccroche mon être a décidé d'y croire, elle.
La mort me tient dans sa paume. Dès que je serai prêt – et je le serai – elle refermera ses doigts sur moi. Je mettrai un pied dans le lac, puis l'autre, et j'avancerai jusqu'à ce que l'eau atteigne mon menton. Je regarderai au loin ; les arbres, le ciel, ses astres me feront face et j'aurai une dernière pensée pour toi. C'est à ce moment que je plongerai ma tête, en entier, en un coup. Je me sentirai alors comprimé, confiné, vraisemblablement piégé ; mais ne t'inquiète pas pour moi, je m'y suis habitué. J'ouvrirai la bouche. Je respirerai un grand coup. Je sentirai l'eau douloureusement emplir mes poumons. Et même si je finis par m'alarmer, je me forcerai à garder la tête sous l'eau.
Car de toute évidence, il n'y a rien qui ne m'attende à la surface.
J'ai mal. Si tu savais comme j'ai mal.
A l'heure où j'écris ceci, un poids comprime ma poitrine. Comme si une main aux doigts glacials s'était refermée sur mon cœur, l'enserrant, l'éclatant. Mon cœur a envie d'exploser, de se vider du poison qui le fait carburer. Mais mon cœur est réduit au silence, et tout ce qu'il peut faire est de continuer à pomper ce fichu venin.
Si seulement je pouvais l'arracher et le déchiqueter une fois pour toute.
Je viens de me rendre compte à quel point je peine à tracer ces mots. Mes mains tremblent si fort. Presque aussi fort que ceux de papa, cette nuit-là. Sauf que ce sont les violents frissons courant sur ma peau qui m'agitent, et ce n'est pas à cause du froid. Plutôt à cause de ce venin que mon cœur produit, ce même venin qui court dans mes veines qui ne cesse de me détruire.
Tu me manques.
Il me manque.
Tant de personnes, tant de choses me manquent. Le vide qu'à laissé leur absence dans ma vie m'étouffe, et je ne sais comment le combler. J'aimerais pouvoir te retrouver, te prendre dans mes bras. J'aimerais pouvoir réparer ce que j'ai fait, ce que je n'ai pas su contrôler.
J'aimerais avoir de l'emprise sur quelque chose. N'importe quoi.
M'en veux-tu ?
As-tu l'impression que je t'abandonne ?
Je suis sûr que oui. Mais je n'ai pas voulu t'abandonner. Jamais. Comprends bien que si j'ai décidé de partir, c'est pour une unique raison : je ne pouvais plus me battre. J'avais tenu bon, jusque là. Mais vint le jour où mes dernières forces m'ont déserté.
Je n'en pouvais plus.
Oh... Je n'avais pas réalisé que je pleurais. Mon carnet est tout mouillé, à présent ! Quel maladroit...
Et quel lâche.
Quel lâche ai-je été pour tout laisser tomber. Je crois qu'au final j'étais trop faible, même si je croyais faire la bonne chose en tournant le dos à mon passé. Au lieu de l'appréhender, de l'affronter... je l'ai subi. Je l'ai laissé me consumer. Et je l'ai laissé derrière moi, tout comme je t'ai laissé toi et tout ce qui se raccroche à ma vie d'antan.
Je suis désolé. Tellement, désespérément désolé.
Mais être désolé ne veut rien dire, hmm ?
Je ne veux rien. Je ne demande rien. Je ne mérite rien. Et car mon existence, mon être est fait de tous plein de rien, je ne souhaite qu'une chose : que quelqu'un vienne me sauver.
Ou pas.
Si tu savais combien j'ai attendu que quelqu'un vienne me sauver. J'ai tant attendu, mais... ce n'est jamais arrivé. Je n'ai pas pu me sauver moi-même et à présent il est trop tard.
A présent, je ne peux qu'implorer ton pardon.
Pardonne-moi. Je sais que c'est trop te demander, mais... Si tu en as la force, Elana, alors pardonne-moi.
Adieu.
~Lysandre
– Vendredi 31 Mai 1940 –
POURQUOI POURQUOI PoUrQUOI pOurQUOI POUrQUoI PoUrqUOi
POURQUOI PERSONNE NE VOIT ?
POURQUOI PERSONNE NE SENT ?
Pourquoi pourquoi POURQUOI ?!
POURQUOI PERSONNE N'ENTEND ?
POURQUOI ?!
...
Pourtant je crie...
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