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Avant de rentrer au manoir, nous étions passés récupérer les chiens chez le couple où Maximilian les déposait dès qu'il en avait besoin. Habituellement, les trois s'agitaient sur le ponton en entendant le bruit du bateau - et Maximilian arborait un magnifique sourire - cependant, là, ils n'étaient que deux.

Étrange.

Peut-être qu'Aerton dormait trop profondément pour venir nous accueillir, ce qui me fit sourire malgré moi.

Une fois le bateau amarré, j'avais sauté sur le ponton et m'étais laissé accueillir par les chiens. Maintenant, ils me considéraient comme faisant partie de la famille, Eros contrôlait ses réactions, sans pour autant les minimiser. Et Cléa restait égale à elle-même, à vérifier que j'étais en un seul morceau, à identifier toutes les odeurs que je portais sur moi... Et sa langue ne manquait jamais de lécher mon visage.

Ils m'avaient manqués tous les deux, mais pas autant qu'Aerton. Lui qui passait son temps à veiller sur moi, comme un prolongement de Maximilian lui-même... Ne pas entendre sa respiration quand j'étais dans une pièce, et ses pas derrière moi dès que je me déplaçais, ça m'avait vraiment manqué ! Cette présence était aussi rassurante que celle de Maximilian.

Les deux retraités chargés de veiller sur nos amis à quatre pattes nous rejoignirent, mal à l'aise. Habituellement, ils étaient chaleureux, accueillants, et nous invitaient à prendre un thé avant que l'on ne reparte... Cette fois-ci, l'invitation était plus forcée, plus retenue.

Nous prenions place dans le salon pendant que la maîtresse de maison faisait chauffer l'eau.

- Il y a eu un problème, commença le vieil homme. Avec Aerton.

Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressenti ce coup de massue qui accompagne les mauvaises nouvelles de ce genre. Et j'aurais préféré l'éviter.

Jamais il ne m'était venu à l'esprit que quoi que ce soit puisse arriver à Aerton ! Même si son âge était avancé, qu'il semblait plus lent et fatigué qu'avant... C'était impossible qu'il disparaisse.

- La vieillesse, enchaîna l'homme, dans un murmure. Peu après votre départ, il s'est endormi et...

Et il ne s'était pas réveillé.

Maximilian avait une drôle d'expression sur le visage, une que je n'avais pas encore vue. De la tristesse mêlée à cette sorte de résignation, ce fameux « c'est normal, il était âgé » qui n'aidait en rien à supporter la douleur...

Je ne savais pas vraiment quoi faire, quoi dire. Peut-être qu'il prendrait mal que j'intervienne maintenant, que je dise exactement ce qu'il ne fallait pas, qu'il avait simplement envie d'être seul pour prendre la nouvelle, la digérer et... sa main passa sur mes épaules délicatement, puis, avec douceur, il m'attira contre lui.

- Shhh, ça va aller, murmura-t-il alors.

Ce fut à ce moment précis que je me rendis compte que les larmes inondaient mes joues, en plus d'avoir une sorte de pique dans le cœur, insupportablement douloureux...

J'étais plus qu'ébranlé par la nouvelle, comme si on m'avait retiré une partie de moi, quelque chose d'important, et que je ne retrouverais jamais... Qu'à présent, je devais faire sans et j'avais du mal à m'y faire.

Aerton était la présence rassurante, le gardien attentif, celui qui avait apprivoisé ma Bête, une part importante de ma nouvelle vie... et accepter qu'elle ne soit plus jamais comme ça m'était difficile.

Maximilian intériorisait beaucoup plus que moi, même si je sentais sa peine, son désarroi, ainsi que ses yeux brillants, qui laissèrent échapper une larme, qui dévala sa joue lentement...

Nous étions restés ainsi quelques secondes, avant que Maximilian remonte le ponton pour rejoindre le couple de retraités. J'étais ralenti, encore sous le choc, et ne l'avais suivi qu'avec de nombreuses secondes de retard... Eros et Cléa restaient près de moi, la chienne cherchait le contact avec moi, comme pour me soutenir, mais j'étais trop absent mentalement pour y prêter attention.

Pendant que Maximilian discutait avec le vieil homme dans le jardin, sa femme m'avait proposé un thé, que j'avais accepté. Au bout de plusieurs minutes, où seul le tic-tac de l'horloge troublait le silence morbide, elle m'avait donné une planche de bois peinte.

Elle était de couleur bleu azur, au nom d'Aerton, entouré de petites fleurs colorées, semblables aux peintures qui recouvraient les meubles, les tableaux, dans toute leur propriété, et qu'elle peignait jour après jour depuis une trentaine d'années.

C'était une sorte de plaque commémorative en son honneur et ça me touchait vraiment... j'imagine que Maximilian aussi serait touché par l'attention.

Eros et Cléa m'encadraient lorsque je m'étais assis sur le canapé, et je n'arrivais toujours pas imaginer que je ne verrais plus Aerton, qu'il ne poserait plus sa tête sur ma jambe, que je ne lui gratterais plus le crâne...

Que nous étions à présent amputés d'un membre. Qu'il manquait une âme dans la maison. Qu'il manquait une partie de nous.

Maximilian n'avait pas ouvert la bouche de tout le trajet et je l'avais respecté religieusement. Même les chiens semblaient déprimés.

Je n'avais pas vraiment tenu à voir le corps inerte du chien, je voulais garder de lui un souvenir positif et je savais pertinemment que tout serait occulté si je le voyais mort. Et son maître semblait l'avoir compris - tout du moins, il ne m'avait pas demandé de l'aider.

Cela lui avait pris plus de temps que la normale, pourtant il avait réussi à creuser une tombe dans un coin du verger. À l'ombre d'un bel arbre fruitier. Moi, je l'observais de la fenêtre de la cuisine, ne sachant pas si je devais descendre l'aider, le soutenir, ou s'il valait mieux lui laisser ce moment d'introspection...

Je ruminais mentalement moi-même, encore sous le choc, essayant de me reconnecter à la réalité... Jusqu'à ce que Maximilian m'enlace tout en déposant un baiser dans mon cou. Nous étions restés là un moment, sans rien dire, sans bouger, appréciant juste la présence et le contact de l'autre.

Visiblement, nous en avions besoin l'un comme l'autre.

- Ce n'était pas n'importe quel chien, lâcha-t-il finalement dans un souffle. C'est grâce à lui que j'ai trouvé ma stabilité - celle qui a véritablement duré.

Il arrivait parfois qu'un Défaillant Stable rechute subitement. Généralement, il y avait une raison ; un changement de hiérarchie, un choc émotionnel ou physique important, un danger trop grand qui menaçait... Et l'humain perdait le contrôle. C'était en partie pour cela qu'un Défaillant n'était jamais vraiment guéri et qu'on se méfiait, qu'on avait peur d'eux, de nous...

D'après Maximilian, on pouvait largement les limiter en appliquant quelques règles simples, éviter les situations à risques au maximum, favoriser des environnements calmes, éviter les bouleversements au sein de la Meute, s'assurer de toujours maintenir le dialogue, d'inclure le Défaillant à la place de le rejeter... Négliger les mal-être profonds d'un membre Défaillant, cela exposait tous les autres au danger. Qu'il soit stable ou non n'y changeait rien.

Il n'y avait pas pire qu'une bête rejetée, blessée dans son égo, sans liens avec personne, bien décidée à prendre sa revanche, laver son honneur... Et parfois, le garde-fou, cette ancre qui nous empêchait de dériver ou couler, prenait une forme étonnante.

Maximilian, quand il avait quitté sa Meute, avait eu une longue période moins stable que ce qu'il aurait espéré. Puis, à la mort de son père, il avait replongé dans des abîmes qu'il pensait avoir quitté définitivement.

- Quand j'ai trouvé Aerton, il était affamé, affaibli, assoiffé - vraiment, il était dans un sale état... Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, si j'ai eu pitié, si ma Bête a eu pitié, mais je ressentais le besoin de le protéger. D'être là pour lui.

Je m'étais retourné dans ses bras pour enlacer sa taille. Ce n'était pas si souvent qu'il parlait de lui, alors je comptais bien tout enregistrer.

- Il a dû en baver avant que je ne le trouve, enchaîna-t-il, il n'avait ni peur de moi ni de ma Bête... C'était inédit pour moi. D'habitude, les animaux paniquent quand je suis près d'eux, ils fuient ou essayent d'attaquer... Mais pas lui. Lui, il me regardait avec ses grands yeux brillants de reconnaissance, ravi du moindre regard, de la moindre caresse, de la moindre attention que je lui accordais.

Sa voix tremblait, c'était la première fois que je le voyais vaciller à ce point. Ça me serrait le cœur, au moins autant que l'émotion.

- Je me suis occupé de lui pendant un long moment pour qu'il reprenne du poil de la bête... puis la Lune Pleine est arrivée. Ça faisait trois mois que j'avais des nuits agitées, et je pensais que j'allais m'en prendre à lui.

- Et ce n'est pas arrivé.

- Non. Au contraire. J'ai passé la nuit en étant totalement lucide. Il était effrayé au début, puis quand il a reconnu mon odeur, il était content d'avoir un ami pour jouer. Alors on a joué, on a partagé de la viande, on s'est endormis sur le ponton et quand j'ai repris forme humaine, j'ai compris qu'il serait mon compagnon. Mon garde-fou. Pas seulement un chien. Tu comprends ?

Je hochais la tête, à défaut de pouvoir parler, tellement j'avais la gorge nouée.

- Depuis je n'ai perdu la tête que deux ou trois fois, et rien de très grave. Pas pour les chiens, en tout cas !

Ce n'était pas un simple compagnon à quatre pattes qui venait de nous quitter, mais un symbole. Celui de sa « guérison », de sa stabilité. Me concernant aussi, Aerton était un symbole ; celui qui avait apaisé la Bête suffisamment pour lui survivre.

- Les chiens qui supportent de vivre avec des Lycans comme nous sont rares, enchaîna-t-il, sa voix ayant retrouvé sa constance. Eros et Cléa étaient tout petits quand je les ai eus, ils n'avaient pas eu le temps de se rendre compte que je n'étais pas un maître normal.

Nous restions enlacés en silence durant un moment.

- Et tu crois que... ça va changer quelque chose, qu'il ne soit plus là ? demandais-je finalement.

Je me sentais mal d'avoir besoin d'être rassuré alors qu'il était en deuil, cependant il ne me reprocha rien. Aerton avait permis à ma Bête d'éviter le carnage, je redoutais que son absence me fasse reculer de plusieurs pas sur le chemin du contrôle. Sans compter son cas.

- Ne t'en fais pas, ça fait un moment que je me prépare à ça et... tu progresses vite, je ne pense pas que tu vas régresser pour ça - tu nous as encore, nous. ... excuse-moi, je suis un peu sous le choc.

Il était fébrile et devait sans doute faire de gros efforts pour ne pas craquer, s'isoler pour tout relâcher. Je nous sentais tous les deux prêts à craquer, mais trop pudiques pour le faire devant l'autre.

Après avoir retrouvé nos esprits, Maximilian avait enterré Aerton, sous nos regards attristés. Les chiens m'entouraient, silencieux.

Maximilian avait déposé le corps de son fidèle compagnon dans un cercueil en bois qu'il avait fait lui-même. Rien de très extravagant, contrairement à la planche peinte qui attendait d'être accrochée au-dessus de la tombe.

Puis, après avoir observé une seconde de silence, il s'installa à mes côtés. L'air me semblait lourd, difficile à respirer, et le temps nuageux ne faisait que rendre l'ambiance plus morne et triste encore.

Je me demandais si nous allions rester stables sans Aerton, si le choc n'était pas trop rude, pour moi comme pour lui. Peut-être que Maximilian vacillerait à la prochaine Lune Pleine. Que moi aussi. Que nos Bêtes ne comprennent et n'acceptent pas la situation.

Au moment où je pensais à elle, la Bête se manifesta. Subtilement. Comme une présence chaude, rassurante, qui soulageait un peu ce que je ressentais de négatif. Peine et peur.

Pour la première fois depuis que j'étais Défaillant, je remarquais qu'elle... me réconfortait ? Me soutenait ? Je ne saurais exactement expliquer ce qu'il se passait, mais, en moi, il y avait une sorte de conviction, un sentiment de confiance, quelque chose qui me murmurait « tu n'as rien à craindre »...

Ne sachant pas si tout ceci n'était qu'une illusion totale ou une manipulation habile pour endormir ma méfiance, j'avais gardé tout ça pour moi. Ce n'était pas vraiment le moment de parler de ça. Pas alors qu'on enterrait Aerton.

Histoire de chasser mes pensées, et parce que j'en avais envie, ma main prit celle de Maximilian délicatement. Je ne savais pas comment il m'accueillerait... Mais il ne me repoussa pas. Il ne réagit pas de suite, comme si son esprit était totalement ailleurs, très loin de notre réalité.

Moi aussi je n'étais plus totalement là, plonger dans mes souvenirs, à revoir ce qu'Aerton et moi avions partagé ces derniers mois. Ce n'était qu'une infime partie de nos vies, mais j'avais l'impression qu'il m'accompagnait depuis des années tellement je ressentais le manque.

Soudainement, la main de Maximilian se serra un peu plus autour de la mienne, ce qui m'avait ramené sur terre.

Et quand j'avais regardé son visage, je vis qu'il pleurait, en silence, dignement. Et que moi aussi, j'avais les joues inondées de larmes.

* * *


Pour vous remonter le moral, je vous mets un dessin de Kaeden et Max !


Haydn

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