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Le dîner s'éternisa jusque tard dans la nuit. Je ne comprenais pas grand-chose aux conversations d'adultes, mêlant travail, politique et économie... Maximilian avait l'air dans son élément, en tout cas. Il discutait avec Howard et William, principalement.

Durant le repas, j'entendis plusieurs fois le PDG, très sérieux, dire des choses du genre : « J'ai besoin de vous, Maximilian », « Quel est votre prix ? », « Je vous trouverais un logement, j'augmente votre salaire et je vous trouve une place dans une bonne école pour Kaeden. »

William s'agaçait dès que son père revenait à ce sujet, le visage fermé et les iris flamboyants de fureur. Moi, j'observais Maximilian longuement à chaque fois. Il répondait toujours quelque chose comme : « Je ne peux pas pour le moment. »

Howard se servait généralement de moi, argumentant que ma jeunesse était bridée sur une île perdue au milieu de l'océan, que je n'avais pas de vie sociale, ni ami ni camarade de classe, ni aucune possibilité de faire du sport, ni d'avoir un job... Bref, que j'étais enfermé dans une cage entourée d'eau salée.

À chaque fois, Maximilian détournait habilement la conversation sur toute autre chose. Personnellement, ça m'allait de vivre sur l'île, je m'y sentais en sécurité, et même si ça me flattait qu'Howard Von Berg m'inclue dans son équation, ça me confortait dans l'idée que j'étais un frein à la carrière de mon hôte.

Ça me gênait fortement.

Son travail était important pour Maximilian – il aurait aisément pu se contenter de retrouver la Meute et un job dans les environs, s'il ne l'avait pas fait, c'était bien parce qu'il aimait ce travail. Et moi j'étais le boulet qui freinait sa progression. Peut-être même qu'il allait passer à côté d'une promotion, juste parce qu'il devait s'occuper de moi.

– Tout va bien ? me demanda Maximilian.

J'avais atterri sur terre. Enfin, plutôt dans la voiture qui nous reconduisait à l'hôtel... Nous étions les premiers à partir, il n'était pas très tard, mais il sentait bien mon malaise à être parmi la foule et déduisait sans mal mon ennui mortel. Cette soirée m'avait lessivé et j'avais hâte de m'écrouler dans le lit !

– Je crois, lui avais-je répondu vaguement.

Il m'étudia un long moment, je sentais ses iris sur ma personne, comme si des rayons du soleil réchauffaient ma peau...

– Il faudra qu'on parle de la suite, lâcha-t-il alors. Des études, tout ça. Le temps va passer vite et on aura besoin... d'un peu d'organisation.

J'avais trouvé ses iris avec les miens :

– Tu penses vraiment qu'en six mois je vais régler mon problème de Défaillance ?

– Non, je ne pense pas... Ça prend du temps. Mais les cours par correspondance, ça fonctionne plutôt bien, non ? Il suffit de trouver une école qui accepte de jouer le jeu.

J'avais baissé le regard, un peu honteux. Jamais je ne serais à la hauteur de ce qu'il attendait de moi. Même si j'avais fait des progrès depuis que j'étais sur l'île, j'avais toujours de réelles difficultés à assimiler toutes les notions. Ma mémoire était bonne, ce qui était la seule chose qui me facilitait la vie ! Lui, il était intelligent, brillant même, et j'avais peur qu'il me surestime beaucoup... Pour être déçu au final. La pression qu'il me mettait sans le savoir me désarmait totalement.

– Je ne sais pas si je serais à la hauteur, confiai-je alors, plus que mal à l'aise. J'ai tellement de mal avec les cours, même si tu trouves que j'ai progressé... Je ne pense pas que j'arriverais à suivre des études supérieures, quelles qu'elles soient. Et je... ne veux pas te décevoir.

Son bras passa sur mes épaules, après une seconde de battement :

– Ne dis pas n'importe quoi... Jamais je ne serais déçu si tu n'arrives pas à faire quelque chose, ce n'est pas grave d'échouer... Puis tes progrès sont fulgurants. Tu es passé d'une très mauvaise moyenne à une très bonne en deux mois, c'est plutôt encourageant, tu ne crois pas ?

– O-Ouais, mais, je... je n'ai aucun mérite.

Son regard cherchait des explications plus profondes que cela. Devais-je lui parler, ou non ? Ce n'était rien de bien grave. Je ne pensais pas que ce soit vraiment important... Mais je savais que c'était humiliant pour moi. Est-ce que je voulais réellement parler de ça avec lui ? non, pas vraiment.

Sa main releva délicatement mon visage et croisa mon regard. Il insistait, ça avait l'air de le préoccuper grandement. Même si ça me gênait, je lui avais promis de lui parler, donc... je devais la tenir.

– Quand j'étais au lycée, je n'avais pas vraiment la tête à travailler, lâchai-je finalement, dans un murmure. Il y avait des types qui s'en prenaient à moi, pour des motifs stupides, du genre « tu es mal habillé », « ton père n'a pas un rond », « t'es seul et ta tête me revient pas », et je... au début j'allais en cours quand même, mais j'y allais de moins en moins. Et quand je rentrais, c'était mon père qui s'en prenait à moi, mais je ne pouvais pas aller ailleurs, alors...

J'avais gardé un petit silence, pendant une seconde. Replongé dans ses souvenirs n'était pas plaisant... Surtout que je me trouvais lâche, indigne d'un Lycanthrope. Et avouer cela à un Alpha comme lui, grand et fort, ça me mettait vraiment mal à l'aise.

– Mais maintenant, je suis juste tranquille pour étudier. Ça n'a rien d'exceptionnel de réussir...

Son expression me surprit. Il me regardait comme si je venais de lui avouer un horrible crime avec des détails sordides... Complètement choqué et interdit.

À quoi s'attendait-il, franchement ? À ce que je sois le type le plus populaire de mon lycée ? Ou un de ceux qui se fondent dans la masse, comme des ombres ou des fantômes ?

Non, c'était loin d'être le cas. J'étais, et ce depuis toujours, le type à part, un peu bizarre, si ce n'était glauque, le mec à qui on ne faisait attention que pour s'en prendre à lui... La plupart de mes camarades se contentaient de me rejeter, de se moquer de moi à l'occasion, mais certains allaient plus loin.

Mon statut de Bêta de l'époque n'agissait pas vraiment sur mon entourage... Il agissait plus sur moi, comme mes sens plus développés que les humains et la moyenne des Lycanthropes qui m'entouraient ou une plus grande facilité à contrôler la Bête – la belle époque, en ce qui la concernait...

Avec un statut d'Alpha, tout aurait été différent. Bien différent.

– Eddy était au courant ? finit-il par me demander.

Il trahissait une certaine rage, son souffle se faisait plus rauque, l'éclat de ses iris trahissait la bête qui sommeillait en lui et était prête à se libérer...

Je l'énervais avec mes histoires. C'était vraiment honteux pour un Lycanthrope, quel que soit son statut, de se faire persécuter par de simples humains... Seulement, ils étaient plus nombreux, plus grands, plus forts que moi. Puis, si jamais je m'en prenais à eux, on se rendrait bien vite compte que je n'étais pas un humain normal...

– Kaeden, s'il te plaît, répond.

Il s'agaçait un peu plus. Je m'étais refermé comme une huître, me collant contre la portière pour m'éloigner de lui le plus possible. Je connaissais bien cette sensation d'alerte qui me prenait. À force de la ressentir, je pouvais identifier et anticiper quand ça tournerait mal pour moi... Comme une sorte de sixième sens.

Ça me terrifiait de le ressentir à nouveau cela, encore plus si celui qui motivait cela était Maximilian.

Il insista encore. J'avais peur et honte à la fois, aussi avais-je rapidement craqué :

– Je ne pouvais pas lui dire, plaidai-je alors, les joues inondées de larmes. Il aurait tout dit à mon père et je... C'est la honte. C'était des humains... De simples humains. Il m'aurait tué... et je...

Sa rage fut un peu plus trahie par un grognement. L'idiot perturbé que j'étais pensait que c'était envers moi qu'il était fâché, que j'allais passer un sale quart d'heure et que je l'avais déçu à un point de non-retour...

Mais contrairement à ce à quoi je m'attendais, il m'attira contre lui. Pour me consoler, me rassurer. Même s'il n'était pas aussi expérimenté que son frère, je me sentis mieux... Soulagé qu'il ne s'en prenne pas à moi à cause de mes faiblesses.

Le reste du trajet fut un long et douloureux interrogatoire. Il voulait connaître les détails de ce que je subissais au lycée, mais aussi chez moi. Même avec la meilleure volonté du monde, je n'aurais pu résister. Je redoutais qu'il use de sa Dominance sur moi pour me forcer à parler et... Je ne tenais pas à revivre ça.

Je lui avais donc parlé des rackettes quand j'avais un peu d'argent, des tabassages quand je n'en avais pas, des insultes dès que je croisais les mauvaises personnes, les humiliations diverses pendant les cours – surtout les cours de sport, où j'étais vraiment nul.

Puis, quand je rentrais, j'avais droit au même traitement par mon père. Quand il avait bu et que je répondais – parfois même quand je ne répondais pas – il s'en prenait à moi, finissant par m'enfermer pendant des heures. Une fois, ça avait duré un week-end, sans eau ni nourriture... C'était à la suite de ça qu'on m'avait emmené au poste de police, parce que j'avais volé du pain et de l'eau dans une grande surface.

La honte que je ressentais n'arrêta en rien le flot de paroles qui sortait. Je craquais vraiment. Jamais je n'avais autant parlé de toute ma vie, et c'était pour vomir tout ça... Tout sortait entre des sanglots d'impuissance, des vagues de larmes et une tempête de sentiments qui s'entrechoquaient dans un désordre anarchique. La honte, la haine, l'envie et les ressentiments, tout ça se mêlait à mes phrases sans sens, sans logique...

C'était là l'expression d'un mal-être qui ne demandait qu'à exploser au grand jour depuis longtemps.

Je m'en voulais que cela tombe sur Maximilian. Il était si gentil avec moi depuis que j'avais débarqué dans sa vie... Le décevoir n'était pas ce que j'estimais être un remerciement digne de ce nom. Mais, d'un autre côté, je me sentais comme libéré d'un poids trop lourd pour moi. Puis lui n'avait pas l'air de vouloir que je réprime tout.

Au contraire.

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