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La propriété des Von Berg était gigantesque. C'était plus un château qu'une villa, de couleur crème, à l'architecture ancienne et typique de la région, mise en valeur par une décoration moderne et de magnifiques plantes et fleurs illuminées par des spots lumineux.
Après avoir passé une grille en fer forgé de couleur foncée, la voiture parcourut le petit chemin parsemé de cailloux blancs pour nous déposer devant l'escalier en marbre qui menait à la porte d'entrée. Maximilian semblait nerveux et détendu à la fois – c'était un peu étrange à voir.
Une femme, tirée à quatre épingles dans une tenue sobre, mais classe, s'occupa de nos vestes, puis une autre nous conduisit dans le grand salon. La décoration était raffinée et sans doute hors de prix. Surtout les tableaux aux murs, des portraits classiques que je trouvais fascinants... et un peu intimidant aussi.
Howard Von Berg était comme je l'imaginais : un homme ayant la cinquantaine bien entamée, bedonnant, le crâne partiellement dégarni, entouré par des cheveux gris parfaitement coiffés. Il portait la moustache grise et des lunettes noires. Quand nous étions entrés dans la pièce, il discutait avec verre de vin rouge à la main, faisant face à deux autres hommes. Plus vieux et plus guindés que Maximilian.
Dès qu'il nous vit, le PDG nous accueillit avec un sourire chaleureux et un éclat espiègle qui illuminait ses iris. Il serra vigoureusement la main à mon accompagnateur en prenant des nouvelles de son état, du trajet... Bien heureusement, sa poigne fut bien plus leste avec moi ! Je ne tenais pas vraiment à avoir la main broyée par le patron du type qui m'hébergeait.
– Et vous, vous êtes Kaeden, je me trompe ? ravi de vous rencontrer enfin ! j'espère ne pas avoir empêché une soirée de jeunes, au moins ?
– Euh... Non, pas vraiment. On devait, euh, aller dîner et se préparer à rentrer.
– Parfait !
Il me présenta alors les deux types plus âgés. Des responsables de je-ne-sais-quel département de son entreprise tentaculaire... Ils avaient la quarantaine et jaugeaient Maximilian avec méfiance. Ils avaient le même petit air supérieur que William avait collé au visage dès que je le voyais... Quand je leur serrais la main, j'aurais juré les avoir vu grimacer, mais j'étais trop content de m'éloigner d'eux pour faire la moindre remarque.
Un serveur bien habillé passa près de nous avec un plateau, portant des verres à vin vides. Maximilian m'en tendit un sans trop savoir si je comptais boire ou non. Je le pris sans réfléchir. Il ne tarda pas à se remplir du liquide alcoolisé bordeaux.
N'ayant jamais bu d'alcool, je ne savais pas vraiment quel goût ça avait... Ce qui expliquait ma grimace à la première gorgée. Le goût était étrange, amer et râpeux – ça ne me plaisait pas du tout.
– Je vais demander quelque chose de moins corsé, s'amusa Maximilian. Laisse-le, je le finirai.
– Hm, c'est... Pas très bon. Comment tu peux boire ça ?
– C'est un privilège de l'âge, Kaeden, murmura-t-il avec malice. Un jour tu comprendras. Enfin, je l'espère.
D'autres hommes et femmes bien vêtus arrivèrent par petits groupes, et la pièce ne tarda pas à devenir bruyante. Plusieurs personnes vinrent saluer Maximilian, mais ils ne restaient jamais plus de quelques minutes et arboraient tous des masques d'hypocrisie plutôt malveillante à son encontre.
– C'est parce que je suis le plus jeune responsable, m'expliqua-t-il. Mon département est important au sein d'une société importante, et ça fait des jaloux... et puis ils sentent ma nature, même s'ils ne peuvent pas la déterminer.
Cela expliquait sans doute l'attitude de tout le monde envers lui. Même s'il était impossible pour les humains de savoir que nous étions des Lycanthropes, ils étaient capables de sentir la nature de certains d'entre nous. Ils attribuaient cela à de l'arrogance, une forte estime de soi ou ce genre de chose, généralement mal perçue.
Même si Maximilian était une personne bien, quelqu'un de gentil et d'empathique – et au-delà de la reconnaissance que j'avais envers lui, je le pensais sincèrement – on ressentait sa Dominance, on sentait la Bête tapie dans l'homme, capable d'une violence brutale et sanglante. Sa nature d'Alpha dominait toute l'assistance et la seule explication qu'elle parvenait à trouver, c'était que son insolente jeunesse se pensait supérieure à tous...
Vu qu'il était le plus jeune chef de département, c'était sans doute mal pris par des aînés qui ne feraient jamais le poids. Forcément, ils n'étaient qu'un tas de mortels frêles et fragiles ! Même moi je dominerais tout le monde ici, et sans partir en vrille !
Ce fut l'arrivée d'une serveuse, me proposant un verre de vin qui me sortit de mes pensées. Elle était aussi jeune que moi. Pourquoi je remarquais ça ? Simplement parce que la moyenne d'âge devait être au minimum le double du mien parmi les invités !
– Servez-lui un peu de celui-ci, dit alors mon chaperon, il n'a pas l'habitude.
Elle sourit en s'exécutant. Je me sentais un peu honteux qu'il agisse comme ça devant une fille... C'était humiliant ! Après un sourire à mon intention, Maximilian lui glissa un pourboire, puis elle fut appelée à l'autre bout de la pièce par un invité.
– C'est une humaine, murmura Maximilian. Tu n'imagines pas à quel point c'est difficile de sortir avec un humain !
De quoi parlait-il exactement ? Comme si cette fille me plaisait ! Certes, elle était plutôt mignonne et sans doute très bien, cependant... Je n'avais ni le temps ni l'envie pour ce genre de choses. On pourrait dire que ça ne se voyait pas du tout, avec mon visage rougi par la gêne...
– Je ne compte pas sortir avec une humaine, qu'est-ce que tu vas chercher ?
– Vu la manière dont vous vous regardiez, j'ai cru qu'elle te plaisait. Ce ne serait pas dramatique, que ce soit le cas.
Un petit silence s'installa entre nous.
– Mais comment tu sais que c'est difficile de sortir avec un humain ? et puis pourquoi, déjà ?
Son regard trouva le mien, à la fois grave et un peu moqueur de mon ignorance :
– Tu t'imagines que je suis encore puceau, à mon âge, peut-être ?
Mes joues s'empourprèrent encore plus. Jusqu'alors je n'avais pas pensé à sa vie sexuelle et amoureuse – qui l'aurait fait, hein ? – mais visiblement, elle existait...
– Quand je suis parti de la Meute pour mes études, enchaîna-t-il, plus sérieux, c'était difficile. Au début surtout. Je n'étais pas comme toi ; je ne côtoyais pas les humains, même de loin. Me retrouver seul ici, au milieu d'une ville humaine, sans pouvoir m'y préparer, c'était dur. Mon père m'avait trouvé une colocation, avec un humain – j'avais naïvement pensé que ça faciliterait mon adaptation à eux...
– Et c'est quoi le rapport avec le fait de sortir avec un humain ?
J'aurais dû percuter bien avant. Son regard malicieux braqué dans le mien me mit sur la voie, cependant je mis plusieurs longues secondes avant de comprendre.
– Tu sortais avec ton colocataire ?
Il hocha la tête.
– Plus ou moins. Les humains ont des pratiques différentes de nous en matière de sexe. Ça a commencé à devenir compliqué quand il a voulu rencontrer ma famille, voir là d'où je venais. Il avait déjà vu mon père, et je lui parlais régulièrement d'Eddy. Sauf qu'il est interdit d'emmener des humains chez nous, ça tu dois le savoir.
– Ouais, à cause des transformations des Louveteaux... Et puis pour qu'on soit tranquille. Il n'a pas apprécié, j'imagine.
– Pas du tout, même. Je n'ai jamais bien compris ce qu'il se passait dans sa tête. On a fini par se séparer. Après cela, je n'ai eu que des relations passagères et sans attache avec d'autres Lycans vivant parmi les humains, eux aussi. C'étaient les seuls à pouvoir comprendre.
J'imaginais bien. Normalement, un Lycan choisissait une femelle au sein de sa Meute – ou une autre afin de s'y allier – et fondait une famille avec elle. Généralement il y avait une attirance, émotionnelle ou physique, qui ne se dirigeait que vers un ou une congénère.
En soi, qu'un Lycan soit gay était déjà rare. Notre instinct nous poussait à procréer. Pas uniquement au sexe pour le sexe ; à avoir des enfants. Oh, les couples gays existaient. On leur confiait les Louveteaux orphelins quand cela était nécessaire. Dans notre Meute un peu particulière, il y en avait plein qui donnerait tout pour avoir Maximilian comme père adoptif.
– Vivre sur mon île ne m'aide pas à trouver quelqu'un. C'est une partie de notre Territoire. Et puis mon frère est Chef de Meute, aucun Lycan ne veut s'engager officiellement, rapport à leur propre Meute.
– Oh. Ça doit être difficile à vivre.
Son regard intense parcourut mon visage. Je trouvais cela dommage qu'il n'ait personne ! Elle aurait bien de la chance d'avoir pareil parti. Au-delà de son physique attirant, il gagnait bien sa vie et restait quelqu'un de gentil, d'attentionné. Un Lycan parfait, quoi !
– Tu vas me trouver vieux jeu, mais je préfère être seul si ce n'est pas sérieux. Quand j'étais plus jeune, je voyais les choses différemment.
– Eddy est au courant que tu... Aime les mâles ?
Il hocha la tête positivement. J'étais bête. Comme si son jumeau pouvait l'ignorer !
– J'aurais dû te le dire plus tôt, s'excusa-t-il alors, mais je ne voulais pas rajouter à ton malaise.
Mes yeux papillonnèrent plusieurs secondes, durant lesquelles je parus tel l'imbécile que j'étais. Pour le moment, je n'avais pas pensé à moi. C'était vrai que je vivais avec lui – j'avais même dormi dans son lit – que je trouvais son physique attirant et sa personnalité vraiment attachante...
Bon sang, étais-je tombé amoureux de lui ? Non ! Je devais me reprendre ! Si ça existait – et je niais farouchement que ce soit le cas – ce n'était que physique ! Mes hormones me travaillaient, ce qui était normal ! J'avais dix-huit ans et aucune expérience sexuelle, quelle qu'elle soit ! Je tomberais sous le charme de n'importe qui !
– Est-ce que tu vas bien ? me ramena-t-il sur terre. Je sais me contrôler, tu n'as rien à craindre.
– Euh, ben, je... désolé, je réfléchissais à des trucs. Ça me va – je n'ai rien à dire de toute façon, hein.
Il me concéda le point. Par après, je tentais de divertir son attention de mon malaise. Qu'il prenne ma gêne comme un rejet n'était pas du tout mon intention. Pour autant, lui révélé la vérité sur mes désirs n'était pas franchement l'idée du siècle non plus !
Comment pourrait-il réagir ? Soit il me sauterait dessus pour faire ce qu'il avait à faire, étant donné que je serais consentant ; soit il me repousserait, parce que j'étais trop jeune, que j'étais à sa charge, que j'étais Défaillant, dangereux – il y avait des tonnes d'excuses pour ça !
* * *
L'arrivée de William Von Berg nous interrompit alors. Il avait toujours cet air agacé et contrit sur le visage – pourtant il serait beau sans cette expression. Après avoir fait le tour de la pièce, il arriva vers nous. Maximilian et lui se serrèrent la main cordialement – j'aurais pensé qu'ils ne s'affronteraient un peu du regard, mais non, ce ne fut pas le cas. À ma grande surprise, il me serra la main également. Il se demandait ce que je fichais là, ça se voyait dans son regard.
Maximilian me précéda :
– Je n'allais pas le laisser seul à l'hôtel, avec le minibar à disposition.
– Hm, les jeunes, oui...
Non, mais pour qui ils se prenaient ! Je n'avais pas encore fini mon premier verre que mon chaperon en avait déjà descendu trois ! Leur soudaine accointance envers moi et ma jeunesse m'agaçait quelque peu... Même si c'était bon enfant.
– On te taquine, rit finalement Maximilian en me donnant un coup de coude. On a aussi été jeunes.
– Ça devait être il y a longtemps, répliquai-je, vexé.
William me toisa étrangement, avant de finalement sourire mystérieusement. Il semblait presque sympathique, en cet instant ! Ils discutèrent de leurs dossiers en communs, c'était un peu barbant parce que je n'y comprenais rien... Maximilian avait besoin de certains dossiers qui étaient montés par William, ce qui tendait un peu leur relation professionnelle parfois. Ce fut tout ce que je compris.
– Et tu fais quoi comme étude ? me demanda-t-il finalement.
– Ben je... Je suis des cours par correspondance. Normalement je passerai mon bac dans quelques mois.
– Oh, tu fais plus vieux. Tu penses faire quoi comme étude, dans ce cas ?
Très bonne question.
Quand je vivais chez mon père, c'était hors de question que je fasse des études. Premièrement mon père n'avait pas de quoi les financer ; deuxièmement je n'en avais pas les capacités ; troisièmement je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire de ma vie.
Mon père « débarrassait » des métaux ou des ordures chez des particuliers ou sur des chantiers – souvent, c'était du vol, il fallait l'admettre. Normalement j'aurais dû l'aider.
Sauf que je l'avais tué.
L'expression que j'affichais ainsi que mon silence surprirent les deux plus âgés. Je ne pleurais pas, mais c'était presque le cas... Je me sentais impuissant et minable. Répondre à cette question devait être simple – « je n'en sais rien, j'attends de voir ». Seulement j'en étais incapable.
– On y réfléchit, rattrapa finalement Maximilian, pour l'instant on se concentre sur le présent. On a plein de choses à régler.
Même s'il avait répondu et que cela semblait convenir à William, je me sentais toujours aussi mal. Quel serait mon avenir à présent ? Sans mon père, je ne saurais dire. Ça m'angoissait. Peut-être que je me retrouverais à la rue, à vivre dans la forêt comme un loup sauvage...
La générosité d'Edward et Maximilian avait des limites.
Un jour, je devrais bien me débrouiller seul, et ça me terrifiait.
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