Chapitre 9

« Azéna ? »

Oh oh. Diego ne prononçait pas souvent son nom, il avait plutôt pour habitude de rester à l'observer en silence quelques secondes avant de lui adresser la parole d'un air méfiant ou las. Si on pouvait parler d'habitude après si peu de jours bien entendu. Quoi qu'il en soit, Diego n'avait jamais cherché Azéna, il n'avait jamais eu l'intention de venir à sa rencontre sans que cette intention ne soit provoquée par quelque chose de bien particulier, tel le bruit d'une tête qui rebondit contre une table...

Pourtant, Azéna n'avait rien fait aujourd'hui, rien qui aurait pu lui valoir l'attention de l'homme en noir. Alors, la rousse se leva du banc qu'elle occupait dans la cour, et elle fit quelques pas vers la porte la plus proche. Diego l'aperçut et la rejoignit à l'extérieur, l'air déterminé. Luther le suivait, et Azéna les regarda un instant, se demandant sur quoi ils avaient bien pu se mettre d'accord pour se trouver au même endroit sans se disputer ou se frapper. Allison lui avait raconté la bagarre des funérailles de leur père, et la rousse de vingt-neuf ans devait avouer qu'elle aurait bien aimé voir ça.

« Je suis là, fit Azéna en mettant les mains dans les poches de sa veste.

— Tu viens avec nous, lui annonça Diego.

— Et où ça ? s'étonna la femme aux yeux bleus.

— Chercher Cinq, lui répondit Luther.

— Je sais pas bien... je pense pas que ça soit une bonne idée. Si je le trouve, je le tape...

— Pourquoi est-ce que..., commença le colosse en fronçant les sourcils.

— C'est Cinq. Si t'as pas envie de lui en mettre une de temps en temps, c'est que t'as besoin d'un psy, le coupa son frère. Nous on est vaguement habitués, mais elle elle n'a pas eu le temps. Peu importe, on va commencer par là où on l'a vu la dernière fois, ensuite on verra. Et toi, reprit-il en pointant Azéna du doigt, tu viens avec nous. »

Les deux frères firent tous deux demi-tour, mais Azéna protesta encore une fois :

« Pourquoi vous tenez tant à ce que je vous accompagne ? Je vais pas beaucoup vous être utile, c'est lui qui me connaît, moi je sais rien de... »

La jeune femme se stoppa en découvrant les regards des deux hommes qui s'étaient retournés vers elle en l'entendant parler. Le regard de Diego surtout, inquiétait Azéna, et elle céda, de peur de recevoir un couteau dans le ventre :

« C'est bon, j'arrive, mais ça me gonfle.

— On aura compris », souffla Diego en se remettant en route.

Azéna s'était totalement désintéressée de la conversation des deux premiers numéros de la fratrie Hargreeves. Ils s'étaient immobilisés dans la grande bibliothèque circulaire et avaient commencé à se disputer, à se faire des reproches et à parler une fois de plus de leur père. Azéna s'était ennuyée à la seconde où ils avaient commencé, et elle s'éloignait peu à peu des deux hommes. Pour patienter jusqu'à ce que Diego et Luther aient terminé, elle laissait son regard se balader partout et elle faisait quelques pas en croisant les bras sur sa poitrine. Et là, une masse sur le sol attira son regard bleu céruléen. Ses sourcils se froncèrent, et elle fit quelques pas en direction de ce qui ressemblait à un petit ivrogne à côté d'un mannequin. Lorsqu'Azéna fut certaine de ce qu'elle voyait, ses sourcils se haussèrent, et ses lèvres s'étirèrent en un sourire amusé.

« Hé, regardez ce que je viens de trouver ! » lança-t-elle en direction de Diego et Luther avant de s'accroupir pour mieux voir Cinq.

Alors qu'elle entendait les pas de Numéro Un et Numéro Deux approcher, Azéna continuait à observer Cinq comme le ferait une océanographe qui viendrait de tomber sur un poisson particulièrement étrange. La rousse trouvait amusant de le voir dans cet état, car après tout, il s'agissait à première vue d'un gamin bourré étalé contre un pylône aux côtés d'un mannequin.

Visiblement, la situation amusait également Diego, qui s'adressa à Azéna après avoir confirmé à Luther que leur frère était bel et bien ivre :

« T'as pas dit que tu le frapperais si tu le trouvais ?

— Si, mais ça serait complètement déloyal vu son état... »

Diego s'apprêtait à répondre, mais soudain, Azéna se releva, et elle donna un vif coup de pied dans le genoux gauche du faux adolescent étalé au sol.

« Aïe ! cria ce dernier en se redressant, un peu plus conscient que l'instant précédent.

— Quoi ? Tu comptais te servir de tes jambes pour marcher peut-être ? l'interrogea Azéna.

— J'vais... j'vais te tuer..., la menaça le garçon en tentant vainement de lever la main pour la pointer du doigt.

— Ouais ouais, et moi je suis danseuse étoile au pentagone. »

Diego observait la scène, bras croisés et sourire en coin, mais son attention fut rapidement attirée par une femme non loin du petit groupe. Elle menaçait d'appeler la sécurité, et Diego tenta de l'en dissuader. Azéna se joignit à lui pour temporiser :

« Excusez-le hein, dit-elle en faisant un signe de main vers Cinq. Il a eu une mauvaise note en éducation civique, et il l'a très mal pris... il devait avoir au moins la moyenne pour passer en CM2... »

La femme sembla abandonner son idée, et elle s'éloigna, non sans lancer une série de regards interrogateurs en direction des quatre humains et du mannequin.

« Il fait pas si jeune que ça, intervint soudain Luther. C'est pas crédible, alors pourquoi tu as dit tout ça ?

— Luther. Je ne cherchais pas vraiment à convaincre la madame, répondit Azéna en prenant le ton doux que pouvaient adopter les pédagogues lorsqu'ils tentaient d'expliquer quelque chose à un enfant pas très malin. Je profite juste que Cinq ne soit pas en état de se défendre pour me moquer de lui. Je le fais déjà quand il est en pleine possession de ses moyens, mais là c'est encore plus tentant. Si ça se trouve il ne s'en souviendra même pas.

— Sauf si on le lui rappelle... », lâcha innocemment Diego.

Azéna tourna la tête vers l'homme tout en noir, mais elle n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit avant que Luther ne ramasse Cinq pour prendre la direction de la sortie. Diego récupéra le mannequin, et tous quittèrent le bâtiment.

La nuit était tombée, et Azéna se demandait si elle regrettait d'être venue. Elle avait perdu beaucoup de temps pour rien, puisque comme elle l'avait prédit, elle n'avait pas été utile pour retrouver Cinq. Mais d'un autre côté, le voir à moitié inconscient dans les bras de Luther, la voix peu assurée et le regard vitreux, valait peut-être la peine d'avoir suivi Diego et Luther.

« On ne peut pas rentrer à la maison, ce n'est pas sûr. Ces psychopathes pourraient revenir à n'importe quel moment, remarqua Luther alors qu'ils suivaient une ruelle assez sombre.

— On est pas loin de chez moi, personne ne viendra nous chercher là-bas », intervint Diego en réponse.

Soudain alarmé par un son inquiétant produit par Cinq, Luther regarda l'adolescent ivre avec l'air le plus menaçant qu'il pouvait prendre :

« Si tu me vomis dessus...

— Tu recevras la légion d'honneur », le coupa Azéna avant qu'il ait pu formuler quoi que ce soit d'autre.

Cinq pouffa, et alors que la majorité des gens auraient protesté, Luther resta silencieux et se contenta de lancer à Azéna un regard à peine agacé. Si peu de réaction, c'était réellement décevant.

« Je suis content que tu sois là », intervint Cinq, qui ne semblait se rappeler que maintenant qu'elle avait accompagné Diego et Luther.

Le jeune garçon totalement ivre tenta de redresser la tête pour adresser un sourire à sa coéquipière d'autrefois, mais Cinq retomba rapidement contre Luther, avant d'avoir pu voir Azéna arquer un sourcil.

« Moi je suis déçue de ne pas avoir filmé cette phrase, parce que si je l'avais fait j'aurais pu voir combien tu serais prêt à payer pour que je supprime cette vidéo. »

Une affliction feinte emplit le regard de la jeune femme, dont les yeux paraissaient violet glycine dans la pénombre de cette soirée avancée, et Azéna pinça les lèvres tout en soupirant et en secouant la tête tristement, puis elle lâcha un faible « Je viens de m'asseoir sur une incroyable quantité de fric... ». Un discret sourire en coin étira les lèvres de Diego, mais ce fut le seul à réagir. Luther avait l'air de trop tout prendre au sérieux pour trouver cette intervention un tant soit peu distrayante, et Cinq était bien trop bourré pour ne pas souffrir de troubles de l'attention et de la mémoire immédiate.

« Vous savez ce qui est drôle ? intervint alors le garçon. Je suis en pleine puberté. Pour la deuxième fois. J'ai fini la bouteille, pas vrai ? poursuivit-il. C'est ce que tu fais, quand le monde que tu aimes disparaît, pouf, parti ! » Comme personne ne parlait, Cinq reprit : « De quoi vous parlez ?

— Deux personnes masquées ont attaqué l'Académie hier soir, répondit Luther.

— Ils te cherchaient, ajouta Diego. Donc j'ai besoin que tu te concentres : qu'est-ce qu'ils veulent ?

— C'est Hazel et Cha-Cha.

— Qui ? fit Diego en se retournant pour regarder Cinq.

— Tu sais que je déteste les noms de code, se plaignit Luther.

— La crème de la crème, expliqua l'adolescent ivre sans faire attention à la remarque du Numéro Un. Après moi, évidemment, rajouta Cinq avec ce qui ressemblait à un rire.

— La crème de la crème de quoi ? » le questionna Luther.

Mais l'attention de Cinq était déjà partie. Concentré sur le mannequin que Diego avait remis dans ses bras à la sortie de la bibliothèque, Cinq se mit à réfléchir à voix haute :

« Delores déteste quand je bois. J'aurais dû m'appeler Shirley. »

Cinq était visiblement très amusé par son petit trait d'esprit, mais ça n'était pas le cas de Diego, qui tenta de forcer son frère à se concentrer de nouveau sur la conversation entamée quelques instants auparavant :

« Hé ! s'emporta alors Diego en se retournant une fois encore vers Cinq. Concentre-toi, lui intima-t-il alors que le petit groupe se stoppait. Que veulent Hazel et Cha-Cha ? »

Mais Cinq ne répondit rien, se contentant d'un grand sourire à la couleur condescendante.

« On veut juste te protéger, tenta de l'encourager Diego.

— Me protéger..., répéta Cinq d'un air moqueur. Je n'ai pas besoin de votre protection. Est-ce que vous avez la moindre idée du nombre de personnes que j'ai tuées ? » Il laissa un silence avant de poursuivre : « Je suis les quatre Cavaliers de l'Apocalypse. L'apocalypse approche. »

Et Cinq acheva son discours en vomissant derrière Luther, arrachant à tout le monde une moue désespérée.

Parvenus dans le sous-sol qui servait de maison à Diego, Luther posa Cinq sur le lit, Diego installa le mannequin sur une chaise, et Azéna se contenta de rester plantée dans un coin de la pièce, regardant tout autour d'elle pour détailler ce nouveau lieu.

Diego rejoignit Luther près du lit, et alors que les deux frères regardaient Cinq, profondément endormi, l'habitant de la cave prit la parole :

« C'est drôle. Si je savais pas que c'était un con, je le trouverais adorable dans son sommeil.

— T'inquiète pas, répondit Luther. Il va vite dessoûler. Et retrouver son état normal. »

Cette dernière remarque avait bien la couleur d'une lamentation.

« Je peux pas attendre si longtemps, affirma Diego en s'éloignant du lit. Je dois trouver comment il connaît ces tarés, avant que quelqu'un d'autre meure. »

Azéna sortit brutalement de sa contemplation. Elle n'était pas tout à fait sûre, mais elle croyait avoir la réponse à cette question. En tout cas, ça valait sûrement le coup qu'elle fasse part de cette hypothèse très probable à Diego et à Luther.

Cependant, elle n'en eut pas le temps, car Diego avait interrompu Luther alors qu'il avait tenté d'entamer une nouvelle conversation. Des bruits de pas dans le couloir inquiétaient Diego, et il se saisit d'un couteau avant de monter la volée de marches qui menaient au reste du bâtiment. Dès qu'il ouvrit la porte, une voix pleine de reproches s'éleva vivement depuis le couloir :

« Si tu lances encore un de ces foutus couteaux sur moi, je porte plainte ! prévint alors la voix.

— Qu'est-ce que tu veux, Al ? demanda Diego en ouvrant plus grand la porte pour laisser entrer l'homme qui avait failli mourir.

— Je suis pas ton secrétaire ! Une femme a appelé, elle a besoin de ton aide, fit-il pourtant.

— Quelle femme ? le questionna Diego en arrivant en bas des escaliers.

— Je sais pas. Une détective. Elle a dit qu'elle s'appelait Blotch, ou quelque chose comme ça.

— Patch ? »

L'homme qui portait un bonnet répondit d'un signe de tête, et Diego parla tout bas :

« Elle a besoin de mon aide... »

Il y avait un peu de joie dans sa voix, joie qui trahissait la fierté de Diego à l'idée que cette détective lui demande de l'aide. Il remonta rapidement les escaliers, et le messager reprit sa diffusion d'informations :

« Elle veut que tu la retrouves dans ce motel miteux sur Calhoun.

— Quand ? demanda Diego en rejoignant l'homme sur le petit palier pour examiner le bout de papier qu'il tenait.

— Il y a une demi-heure. »

L'homme au bonnet prit la direction de la sortie, lançant une dernière phrase sans se retourner :

« Elle dit qu'elle a trouvé ton frère. »

Le messager ayant disparu, il y eut un court silence perplexe, puis Diego lâcha faiblement « Ça n'a aucun sens... ». Un nouveau court silence, puis le nom de Klaus résonna, et Diego prit à son tour la direction de la sortie.

« Vas-y, lui dit Luther. J'attends ici avec... »

Mais Diego avait déjà refermé la porte, n'attendant aucun assentiment de la part du Numéro Un. Azéna arqua un sourcil, curieuse de savoir si Luther allait achever sa phrase.

« ... Eux. »

Azéna redressa vivement la tête, si vivement qu'elle manqua de se cogner dans le mur à sa gauche.

« Bon, moi je retourne à l'Académie », annonça-t-elle en se relevant péniblement.

Après le départ de Diego, elle s'était assise par terre dans un coin, et elle avait fini par s'assoupir, la tête reposant contre un meuble.

« Mais c'est dangereux, objecta Luther depuis sa chaise, lui aussi à moitié endormi.

— Ici aussi, parce que je vais forcément m'endormir encore et me bousiller le dos. Il est où Diego ? ... Ah oui c'est vrai, il est parti récupérer Klaus... bon euh, à plus. »

Au bout de la troisième tentative, Azéna parvint à fermer sa veste, et elle quitta la grande remise encombrée en se frottant les yeux.

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