Chapitre 6
Deux heures avaient passé, et Azéna se trouvait dans le grand salon des Hargreeves. Elle n'était installée que depuis un petit quart d'heure, car le salon avait été le théâtre d'un débat animé. D'après les éclats de voix parvenus à Azéna pendant qu'elle se promenait dans la bâtisse pour laisser tranquille la fratrie presque au complet, le sujet de la discussion était Grace. La rousse aux yeux bleus était intriguée en entendant cela, mais elle n'avait pas cherché à en savoir plus : ça ne la regardait pas, et elle ne fouinait que de temps en temps.
Un instant, elle songea à Cinq, qui devait être en train de mourir d'ennui devant le laboratoire, et un grand sourire éclaira le visage d'Azéna. Elle avait bien fait de refuser d'accompagner le sale petit manipulateur, elle était bien mieux ici, à dévorer un super livre, à se balader pour découvrir l'immense demeure et à jouer de la musique.
Mais pourtant, l'arrivée d'une silhouette dans le salon vint troubler sa quiétude, et Azéna referma son livre en tournant la tête vers Pogo.
« Mademoiselle Knapton, fit alors le vieux singe aux manières impeccables. Il y a de la visite pour vous, il s'agit de votre frère.
— Oh... eh bien, merci beaucoup Pogo, mais vous pouvez m'appeler par mon prénom vous savez... », répondit la rousse en se levant du canapé qu'elle occupait sans lâcher son livre.
Pogo se contenta de répondre par un hochement de tête, puis il fit un signe vers l'entrée du salon avant de s'éclipser. Aussitôt, une ombre se mit en mouvement, et un homme aux courts cheveux châtains fit quelques pas en direction d'Azéna. Cette dernière prit une discrète inspiration tout en déposant son livre sur l'accoudoir du canapé. Elle n'aimait pas son frère, mais elle devait faire un effort : elle n'était ici que depuis moins de vingt-quatre heures, elle ne pouvait donc pas semer le trouble dans la maison, alors que Pogo et Grace se montraient plus que très gentils avec elle.
« Salut, commença l'homme.
— Salut Timo, répondit Azéna sans grand enthousiasme. Comment tu m'as trouvée ?
— Le GPS de ton portable était activé, et c'était assez urgent, alors j'ai demandé à un pote doué en informatique de m'aider. »
Azéna fronça les sourcils et elle sortit son smartphone de la poche droite de son jean. Effectivement, l'icône symbolisant le mode GPS était allumée... La rousse s'empressa de désactiver le GPS, un peu honteuse. Elle ignorait de quels moyens techniques disposait la Commission, mais il était dans tous les cas très idiot de laisser la fonction GPS activée alors qu'elle avait des ennuis. Azéna remit son portable dans sa poche, et elle replanta son regard bleu céruléen dans celui de son frère. Elle avait toujours trouvé son regard morne et sombre. Ses yeux étaient d'un marron clair magnifique, mais cette belle couleur ne suffisait pas à compenser l'ennui qu'inspirait cet être fade, insipide et lugubre. Azéna se souvenait que lorsqu'elle vivait encore sous le même toit que lui, elle était infiniment soulagée de ne lui ressembler en rien. Lorsqu'ils sortaient, il lui suffisait de s'écarter de quelques pas de Timo, et personne ne pouvait imaginer qu'ils étaient frère et sœur.
« Tu veux un thé ? » finit par reprendre Azéna pour rompre le silence, et pas le cou de Timo comme elle l'aurait souhaité.
Il détestait le thé.
« Je veux bien, merci. »
Il devait réellement avoir quelque chose d'important à dire.
Azéna prit le chemin de la cuisine, l'humeur déjà altérée par la simple présence de son frère. Ce type mettait en cage la joie, brisait les envies de plaisanter, réduisait en cendres les moments de bonheur. Et quand il ouvrait la bouche, c'était pire encore. Azéna le savait cupide et assez stupide, manipulateur et égoïste, et même si elle voulait connaître la raison de sa visite, elle refusait de paraître impatiente. Elle descendit les marches et mit de l'eau à chauffer avant de se retourner vers son frère. Sans bouger, la bouche figée dans une expression d'ennui, la jeune femme avait recouvert ses traits habituellement curieux et joueurs d'un masque aussi terne que son frère, un masque quasiment inexpressif qu'elle avait modelé juste pour Timo. Seule la colère était capable de faire fondre le modelage morne conçu par Azéna pour faire face à l'Adversité, pour faire face à Timo.
« Je t'écoute, lâcha lentement Azéna d'un ton neutre aussi peu chantant qu'un sourd-muet.
— J'ai des problèmes d'argent en ce moment, des problèmes de plus en plus gros, répondit Timo après un soupir.
— Je n'ai pas de quoi t'aider.
— Je ne te demande pas de me prêter de l'argent, je suis passé voir ta patronne, je sais que tu n'as plus d'emploi, et que tu es sans doute ici parce que tu as eu peur de ce qui s'est passé dans la boutique. Mais je repensais au livre de Vanya Hargreeves... et je me suis dit qu'on pourrait parler de ton don, à des journalistes, à je sais pas qui, mais il y a forcément des gens que ça intéresserait de savoir tout ça, et ça m'aiderait beaucoup. »
Azéna eut un éclat de rire, un rire sans joie ni surprise, qui emporta justement un éclat du masque que tentait de préserver la rousse aux yeux bleus. Timo avait fait fort, Timo gagnerait très bien sa vie s'il était payé à chaque fois qu'il détruisait les masques que forgeaient les gens pour rester à distance de lui.
L'eau avait commencé à frémir, alors avant de répondre, Azéna s'occupa de la verser dans une tasse déjà occupée par un sachet de thé. Il aurait été plus poli d'accompagner son « invité » et de remplir deux tasses, mais Azéna n'avait aucune envie de partager un thé avec lui, et elle était occupée à lutter contre la tentation de jeter l'eau presque bouillante dans les yeux de Timo, pour ne plus avoir à supporter ce regard dégoûtant.
« On ne fera pas ça. Je refuse de le faire, et comme il s'agit de moi, de mon pouvoir et de ma vie, tu ne vas pas le faire non plus, fit-elle enfin. Papa a travaillé très dur pour garder le secret, ou en tout cas pour faire en sorte que le moins de personnes possibles en aient connaissance. Et j'ai continué à me méfier, parce que papa avait fait ça pour me protéger. Je me débrouille très bien pour m'attirer des ennuis, je n'ai pas besoin de devenir une cible parce que tu as besoin d'argent.
— Papa n'était pas parfait, il en faisait trop, il te surprotégeait ! Emerick n'arrêtait pas de l'expliquer, il voulait qu'on dise la vérité, riposta Timo en s'asseyant face à la tasse de thé fumante.
— Emerick est un imbécile, un pervers narcissique qui essayait de nous manipuler, qui se servait de l'amour de papa pour prendre le contrôle de la famille. Je n'ai pas à me plier à son avis. Et je vais te dire, j'aurais plutôt tendance à faire l'inverse de ce qu'il dit. Il me détestait, il n'aimait pas vraiment papa. En fait, il n'appréciait que toi, ce qui prouve que c'est un tocard fini.
— Comment est-ce que tu peux être si égoïste ?! s'emporta Timo en serrant les poings sur la table. Je te dis que j'ai besoin d'argent ! »
Ce n'était plus une fissure qui courait le long du masque, c'était un véritable trou béant. Le morceau perdu était censé se situer au niveau des yeux, c'était évident à la vue de la lumière tout juste allumée dans le regard bleu d'Azéna. Elle voulait tuer Timo, mais elle ne pouvait pas laisser un cadavre dans cette maison où on l'accueillait, ça ne se faisait pas.
« Bah t'as qu'à faire le trottoir, qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? lâcha finalement la rousse avec lenteur en serrant les dents.
— Emerick avait raison, t'es pas quelqu'un de bien, t'aurais dû te jeter à la flotte quand papa est mort par ta faute. »
C'en était trop.
C'en était fini du masque.
C'en était fini de la tolérance.
C'en était fini de Timo aussi, peut-être.
Azéna prit une profonde inspiration en obligeant ses paupières à se fermer. Elle marcha vers la place qu'occupait son frère, de l'autre côté de la table. Elle semblait presque peiner à avancer, peut-être butait-elle dans les morceaux du masque à chaque pas, peut-être que le modelage trop fin tentait une dernière fois de la ralentir, de l'empêcher de s'emporter pour de bon.
« Tu aimes bien le sucre il me semble », dit doucement Azéna d'une voix mielleuse qu'elle détestait elle-même.
Alors, elle éloigna la tasse pour l'approcher d'un petit pot de sucre qu'elle avait déjà posé sur la table un peu plus tôt. Mais au lieu de casser un morceau de sucre, c'est la tête de Timo qu'elle fracassa sur l'épaisse surface en bois. Elle relâcha la tête de son frère dès que son visage eut heurté la table, ce qui permit à Azéna de voir rebondir cette infâme tête qui entraîna son propriétaire jusqu'au sol. Tremblant, Timo se releva précipitamment en geignant de douleur. Une tache de sang était maintenant incrustée dans les rainures de la table en bois, mais elle demanderait bien moins d'efforts de nettoyage que si la tasse était restée devant Timo. De plus, Azéna ne souhaitait pas casser une tasse qui ne lui appartenait pas.
« T'es complètement malade ! hurla Timo en reculant de plusieurs pas, le nez et la bouche en sang.
— Très finement observé. Maintenant fous le camp, avant de salir le sol en plus de l'humanité. »
Assez bizarrement, Timo déguerpit avant de laisser le temps à Azéna de réitérer sa demande.
Quelque peu soulagée, Azéna soupira doucement. Elle avait dû faire des choses horribles dans une autre vie pour mériter un frère pareil...
La rousse aux yeux bleus se déplaça vers l'évier pour se saisir de l'éponge et nettoyer le sang sur la table, mais elle resta immobile, les deux mains appuyées sur le plan de travail. Son frère était stupide, mais il était plus cupide encore, et surtout il devait se douter qu'elle le jetterait dehors à l'annonce de sa proposition. Il devait avoir un plan B. Mais après la petite raclée qu'il venait de se prendre, il ne parlerait pas dès maintenant à des journalistes, il était forcément conscient qu'il risquerait plus qu'une rencontre tonitruante avec une table. Mais alors quoi ? Qu'avait-il prévu ? Et comment le découvrir ?
« Bah j'ai qu'à le suivre, il est suffisamment con pour que ça m'apporte des réponses... », murmura Azéna en haussant doucement les sourcils.
Elle revint alors pleinement à la réalité, et elle manqua de sursauter en entendant du bruit dans les escaliers
menant à la cuisine. Azéna se jeta sur l'éponge, et elle s'empressa de rejoindre la table. Elle frotta frénétiquement la tache de sang sur la surface boisée, et elle eut tout juste le temps de revenir face à l'évier avant qu'une voix ne s'élève :
« Qu'est-ce qui se passe ici ? J'ai entendu du bruit. »
Azéna avait reconnu la voix de Diego, ainsi que le ton suspicieux qu'il employait pratiquement à chaque fois qu'il s'adressait à elle, pourtant l'intéressée tourna la tête vers lui, et lui adressa un grand sourire tout en essorant et en rinçant l'éponge qu'elle avait utilisée. Elle s'était placée de sorte que l'éponge soit cachée par son corps, et Diego ne vit ainsi pas le sang dilué par l'eau se déverser dans l'évier et tourbillonner jusqu'à disparaître enfin.
« J'ai failli faire tomber une tasse, je l'ai rattrapée mais en me cognant sur la table pour me jeter dessus avant qu'elle puisse atteindre le sol. Ça devait être ça le bruit. Mais j'ai eu du bol, – bien que j'aie utilisé une tasse –, parce que je n'ai quasiment rien renversé », expliqua Azéna en reposant l'éponge au pied du robinet.
Diego répondit par un simple haussement de sourcils, et Azéna s'empressa de récupérer la tasse. Elle devait se dépêcher si elle voulait pouvoir suivre son frère, et elle but d'une traite le thé non sucré. Elle posa la tasse dans l'évier et prit la direction de la sortie d'un pas rapide.
« Où est-ce que tu vas ? l'interrogea l'homme habillé en noir lorsqu'il la vit si pressée.
— Pas monter un plan pour détruire ta famille, le rassura Azéna en gravissant les marches permettant de quitter la cuisine.
— Ce n'est pas à ça que je... »
Mais Azéna avait disparut, et Diego poussa un long soupir désespéré.
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