Chapitre 5

Lorsqu'Azéna avait ouvert les yeux le lendemain matin, elle avait mis un certain temps à s'expliquer sa présence dans cette chambre qu'elle ne connaissait pas. Il lui avait fallu un coup d'œil vers son sac posé sur le sol, ainsi que quelques secondes le temps de se remémorer les derniers événements qu'elle avait vécus. Elle avait ensuite pris un instant pour décider si cette nouvelle situation était positive ou non. Elle n'aurait pas à se rendre dans la boutique de fleurs aujourd'hui, elle ne s'ennuierait pas, et sa vie allait être plus intéressante à présent. Mais d'un autre côté, elle allait risquer de la perdre cette vie, sans doute plusieurs fois en peu de temps, et surtout, le monde qu'elle connaissait risquait de disparaître à jamais. Cependant, en y réfléchissant un peu plus, si Cinq n'était pas venu à sa rencontre, le monde aurait été en sursis tout pareil, la seule chose qui aurait changé, c'est qu'Azéna aurait risqué de mourir dans cette fichue boutique trop colorée, dans moins d'une semaine, sans rien pouvoir y faire.

C'est donc sur ce bilan positif que la rousse s'extirpa de sous la couette après un bref étirement. Elle ignorait ce qu'elle allait faire exactement aujourd'hui, mais commencer par une douche et un petit-déjeuner n'était pas la pire idée qu'elle aurait pu avoir. Elle craignait de se perdre dans l'immense demeure, mais par chance elle trouva son chemin, et moins d'une heure après son réveil, elle retourna dans la chambre qui lui était prêtée. Assise en tailleur sur le lit, les mains posées sur ses genoux, Azéna fixa les nuances de bleu de son jean. Il était vachement sympa ce jean d'ailleurs, elle avait bien fait de l'emmener. Azéna adorait le bleu. Le rouge aussi, et le violet. Mais ça n'avait aucun rapport avec sa journée, avec le programme qu'elle s'efforçait de construire. Elle avait un problème avec les couleurs, elle le savait. Elle comparait les nuances, elle pouvait être hypnotisée par certaines associations de couleurs, par le mouvement de choses invisibles aussi, comme elle l'avait déjà prouvé la veille lors de cet entretien improvisé dans le salon des Hargreeves. Elle se demandait si sa version d'elle qui travaillait pour la Commission avait vaincu ces petits soucis de concentration, ou s'ils ne la coupaient pas suffisamment de la réalité pour être réellement problématiques. Finalement, Azéna revint à son premier sujet de réflexion, et elle décida de ce qu'elle entreprendrait aujourd'hui : elle allait commencer par lire un peu, et puis elle pourrait explorer un peu l'immense maison des Hargreeves.

Au moment où Azéna orientait le regard vers le sac de sport contenant son livre, deux petits coups secs retentirent sur la porte. Ce son vola au sac gris et mauve l'attention d'Azéna, et la rousse découvrit l'imposante silhouette de Luther, à l'étroit dans l'encadrement de la porte. Maintenant qu'elle y pensait, Azéna avait bien entendu des bruits de pas, ce qui rassura l'ex-fleuriste sur l'état de ses oreilles : comment Luther pourrait-il être discret sur du parquet ?

« Oui ? l'interrogea Azéna.

— Salut, est-ce que tu saurais où est Cinq ? Il faut que je lui parle, c'est à propos de Grace.

— Il est planté au pied d'un labo qui fabrique des prothèses oculaires, assura la rousse en s'amusant toute seule et sans vraie raison de l'expression qu'elle avait employée pour ne pas dire yeux.

— Et c'est où précisément ? »

Azéna ouvrit la bouche pour répondre, mais rien ne vint, et ses sourcils se froncèrent tandis que ses yeux passaient de gauche à droite.

« Est-ce que tu saurais y retourner ? la relança Luther avec une moue hésitante.

— Oui, ça oui ! Enfin, il vaut mieux que je vérifie, parce que j'étais également certaine de me souvenir exactement où c'était... Non c'est bon, je sais comment y aller.

— Allons-y alors. »

Et le colosse rejoignit le couloir. Azéna se leva et enfila rapidement ses bottines noires, puis elle suivit Luther dans l'immense maison. Dès qu'ils furent sortis, Klaus les interpella et insista pour les accompagner, avant même de savoir où ils allaient. Luther avait semblé réticent, mais Azéna pas du tout. Klaus était à ses yeux comme un enfant gentil et amusant, mais turbulent : il était très plaisant de l'avoir avec soi, à moins d'en être responsable. Et Azéna ne l'était évidemment pas. Par chance, Luther finit par céder, et ils se mirent tous trois en route.

Ils étaient au bon endroit. Azéna reconnaissait l'esplanade au pied de l'imposant bâtiment, les rues alentour, et surtout le nom de l'entreprise de prothèses oculaires.

« Regardez, fit la rousse en faisant un signe de tête vers une fourgonnette sombre. Un van planté comme ça dans une rue passante, si son occupant est adulte c'est un pédophile, s'il a l'air d'un gamin c'est sûrement Cinq.

— J'aime bien ta façon de penser, mais de toute façon c'est forcément lui, je l'ai vu partir dans ce van, intervint Klaus en prenant la direction de la fourgonnette au nom d'une entreprise de plomberie.

— N'empêche que j'avais raison. »

Lorsqu'elle monta à l'arrière, Azéna eut du mal à rester stable, car le van entier s'agitait au moindre mouvement de Luther, qui peinait à s'installer à la droite de Cinq.

« Tu vas bien ? commença Monsieur Muscles après quelques instants de silence pour se remettre de sa pénible ascension dans le van.

— Tu ne devrais pas ê... comment tu m'as trouvé ? » s'étonna soudainement l'adolescent installé face au volant.

Luther fit un signe de tête, et Cinq pivota pour enfin remarquer la présence de deux autres passagers clandestins. Près d'Azéna, Klaus s'était saisi d'un mannequin qui n'était pas vraiment en harmonie avec tout le matériel de bricolage emplissant le van. Et, serrant cette fausse femme contre lui, il prit la parole :

« Un peu d'intimité les gars, le courant passe bien ici... »

Cette pitrerie fit sourire Azéna, mais pas Cinq, qui lança violemment un objet non-identifié en direction de Klaus. Alors que le plaisantin de service poussait un cri de surprise en se cachant derrière le mannequin, le projectile ricocha et Azéna manqua de se cogner dans un escabeau en tentant de s'écarter de la trajectoire de l'objet. Le cri de Klaus se transforma en rire, mais Cinq n'appréciait toujours pas la blague :

« Sors ! Vous ne devriez pas être ici ! Je suis occupé.

— Hé, j'ai rien fait moi ! Tu vises vachement mal pour un tueur à gages ! s'indigna Azéna.

— Tu allais rire, tu es complice !

— Tueur à gages ? » répéta Luther sans comprendre.

« Oups », songea Azéna. Il était vrai que lors de la petite réunion de la veille, Cinq n'avait pas précisé quel genre de poste il avait occupé au sein de la Commission, et il souhaitait visiblement que Luther continue à l'ignorer.

« Ne fais pas attention, elle raconte toujours n'importe quoi, assura Cinq dans un haussement d'épaules.

— Attends, je vérifie, intervint Azéna. T'es super sympa comme mec, agréable à vivre, attentionné, et je t'adore ! Ah, bah oui, je raconte que des conneries. »

Cinq lança un regard mauvais à l'ancienne fleuriste, et Klaus s'avança pour rejoindre ses frères. Azéna le suivit peu après en faisant de son mieux pour ne pas trébucher sur quelque chose et risquer de perdre l'équilibre.

« Tu as trouvé ton homme borgne ? s'enquit Klaus dès qu'il fut à proximité de Cinq.

— De quoi est-ce qu'il parle ? s'étonna une fois encore Luther.

— C'est un délire de Klaus ! » mentit le garçon en uniforme.

Cependant, Klaus ne contredit aucunement cette affirmation, et l'expression qu'il prit acheva même de convaincre le colosse aux courts cheveux clairs.

« Qu'est-ce que tu veux, Luther ? demanda finalement Cinq.

— Grace pourrait avoir quelque chose à voir avec la mort de papa. Tu dois revenir à l'académie, c'est important.

— C'est important..., répéta faiblement le brun assis à la place du conducteur. Tu n'as aucune idée de ce qui est important, ajouta-t-il plus fort tout en fixant Luther.

— Hé ! les coupa Klaus. Je vous ai déjà raconté la fois où je me suis épilé le cul avec du pudding au chocolat ? »

L'homme au bouc et à la moustache éclata ensuite de rire avant de renchérir avec un « Ça fait tellement mal ! », et Azéna eut beau chercher dans l'ordre pourquoi il avait parlé de ça à ce moment précis et pourquoi il avait déjà essayé de s'épiler avec du pudding, aucune réponse logique ne lui parvint. Ceci dit, la rousse en jean préférait écouter Klaus raconter n'importe quoi plutôt que d'assister au combat d'autorité qui s'initiait entre les deux autres. Azéna s'apprêtait même à relancer le sujet lorsque Luther prit la parole :

« Pourquoi est-ce que tu es encore ici ? fit-il en se tournant vers l'arrière de la fourgonnette.

— Quoi ? s'étonna Klaus, perplexe. J'ai besoin d'un prétexte pour passer du temps avec ma famille ? poursuivit-il en plaçant la main gauche près de son cœur.

— On veut juste avoir une conversation sérieuse.

— Je suis incapable d'être sérieux, c'est ça que tu es en train de dire ? reformula Klaus.

— Luther marque un point, renchérit Cinq. Tu devrais sortir de là. »

Klaus était déçu et vexé, mais il quitta le van par la porte coulissante, et Azéna sut que les deux Hargreeves toujours à l'intérieur l'auraient mise dehors elle aussi si elle était allée dans le sens de Klaus comme elle l'avait envisagé. Elle décida donc de se faire discrète au moins quelques instants, et elle s'assit silencieusement en tailleur, aussi confortablement que le permettait le sol encombré de la fourgonnette.

« Qu'est-ce que tu manigances, Cinq ? reprit enfin Luther.

— Crois-moi, tu ne comprendrais pas.

— Essaie de m'expliquer. Aux dernières nouvelles, je suis toujours le leader de la famille, insista le numéro un non sans fierté.

— Aux dernières nouvelles, j'ai vingt-huit ans de plus que toi, le corrigea son frère.

— ... Tu sais ce que c'est ton problème ?

— J'espère vraiment que tu vas me le dire, dit Cinq sarcastiquement.

— Tu te crois meilleur que nous. Tu l'as toujours cru. Même quand on était gamins. Mais la vérité c'est que tu es aussi ravagé que nous. Nous sommes tout ce que tu as. Et tu le sais. »

Azéna trouvait que ces paroles faisaient sens, même malgré le peu qu'elle avait appris sur cette famille, par le livre de Vanya ainsi que grâce aux dernières vingt-quatre heures. Peut-être que Cinq aussi pensait que Luther avait raison, et que c'était pour ce motif que le brun était resté silencieux, qu'il n'avait pas coupé son frère par un soupir ou un rire froid. Mais la seconde suivante donna tort à cette supposition :

« Je ne pense pas que je suis meilleur que toi, Numéro Un. Je sais que je le suis », certifia Cinq.

Luther souffla, comme pour retenir un rire, et Azéna appuya ses coudes sur ses genoux avant de déposer son menton dans ses mains, sachant que cette discussion n'était pas terminée.

« J'ai fait des choses inimaginables, des choses que tu ne pourrais même pas concevoir, poursuivit le garçon en uniforme.

— D'accord, lâcha simplement son frère, conscient qu'ils tournaient en rond.

— Juste pour revenir ici et vous sauver », compléta Cinq plus bas.

À cet instant, une silhouette passa à toute vitesse devant le van, une silhouette débordant d'articles visiblement volés dans un magasin qui faisait l'angle de la rue, une silhouette d'où s'échappait un rire joyeux.

« Salut les garces ! »

Derrière Klaus, un homme courait, lui criant de s'arrêter immédiatement, mais le Numéro Quatre ne se stoppa pas, pas même lorsqu'il se cogna dans un taxi qui venait de s'arrêter brutalement sur le bitume.

« Je commence à me demander si c'était la décision la plus judicieuse », confia Cinq après avoir suivi la scène du regard, tout comme l'avaient fait les deux autres occupants du van.

Azéna laissa échapper un léger rire. Elle s'était redressée en s'agrippant aux deux sièges avant pour mieux voir, et elle avait bien fait, car elle aurait regretté de rater ça.

« Au fait, intervint-elle enfin. Cinq, ton argument est encore plus bancal qu'un unijambiste sans béquille ni prothèse. Luther te dit que tu as toujours été prétentieux, même quand vous étiez enfants, alors toutes ces choses que tu as faites après ton saut dans le temps, ça n'explique rien. »

L'adolescent lui lança un regard noir, et il lui asséna subitement un coup sec dans la gorge. Azéna chuta en arrière, le souffle coupé, et elle se redressa péniblement en position assise, les mains inutilement posées contre sa gorge meurtrie. Le brun semblait ravi, et il pivota de nouveau vers la route en arborant un sourire satisfait.

« Cinq ! » le réprimanda son frère.

L'intéressé s'apprêtait à répondre, mais il se figea avant d'enfin réussir à articuler quelques mots :

« A... arrête... ça... »

Mais Azéna se contenta de ricaner, ce qui lui causa une quinte de toux douloureuse. Alors, Cinq se téléporta sur elle, la faisant basculer à nouveau en arrière, et cette fois-ci c'étaient les mains du brun qui tenaient sa gorge. Cinq tremblait légèrement, son corps refusait de s'atteler à une tâche différente de celle consistant à actionner ses poumons, mais sa poigne restait suffisante pour empêcher Azéna de respirer.

« Vous avez fini ?! intervint Luther. Vous voulez que je m'en mêle ?! »

Azéna continua à soutenir le regard de Cinq pendant de longues secondes, mais elle finit cependant par céder, et les mains du brun en uniforme relâchèrent la gorge de l'ancienne fleuriste lorsqu'elle cessa d'user de son pouvoir. Cinq se pencha vers le sol sur sa gauche pour recracher toute l'eau qui restait bloquée dans ses poumons quelques instants auparavant, et Azéna prit plusieurs longues respirations. Ses muscles avaient eu le temps de faiblir sous le manque d'oxygène, et se redresser tout en repoussant Cinq lui demanda beaucoup d'efforts. L'adolescent âgé se laissa tomber assis contre une paroi métallique, et un court silence s'installa, entrecoupé seulement par les respirations fortes des deux énergumènes assis par terre.

« Je m'en vais, annonça Luther, désespéré.

— Attends ! l'interpella Azéna d'une voix faible et cassée. Me laisse pas avec ce mec ! »

Cinq lui adressa un sourire narquois, et la rousse aux yeux bleus lui fit un doigt d'honneur avant d'enjamber le garçon pour sortir du van.

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