Chapitre 2
« Il faut que tu passes chez toi récupérer des affaires, annonça alors l'étrange adolescent. Tu ne peux pas rester dans ton logement actuel, c'est sans doute là que la Commission cherchera en premier lorsqu'ils interrogeront ton employeuse. Sans compter la police, mais ça c'est bien moins embêtant.
— Pendant combien de temps penses-tu que je devrai me tenir éloignée de mon appartement ? s'enquit Azéna tout en prenant la direction de l'immeuble qu'elle occupait.
— Longtemps.
— Qu'est-ce que je dis à mon propriétaire alors ? demanda la rousse en tournant à une intersection.
— Rien du tout, on n'en a que pour quelques jours.
— Quoi ? Mais, tu viens de dire que...
— Tu devras rester à l'écart de ton appartement jusqu'à l'extinction de l'humanité », reformula le garçon en mettant les mains dans ses poches sans cesser d'avancer.
La silhouette qui progressait à côté de lui disparut de son champ de vision, et il se stoppa donc avant de pivoter sur lui-même. Il faisait maintenant face à une Azéna plus que perplexe, qui serrait fort contre elle les dessins qu'elle avait eu le temps de commencer avant l'hécatombe dans la boutique de fleurs. Les petits éclats noirs habituellement à peine visibles dans ses yeux bleus brillaient sous les puissantes lueurs du soleil matinal, et une irisation en provenance d'un vieux miroir irrégulier abandonné sur le trottoir barrait l'œil droit d'Azéna. Ce rayon solitaire semblait décomposer les émotions de la jeune femme aussi bien que le miroir avait scindé la lumière du Soleil, et l'appréhension, la surprise, le désemparement même, tout se distinguait clairement dans les iris bleu céruléen.
« L'humanité va disparaître dans quelques jours ? lâcha Azéna d'une voix faible. Comment tu sais ça ?
— Je le sais parce que j'y étais.
— Pardon ?
— Tu m'as vu me téléporter tout à l'heure, expliqua le garçon en tirant l'ex-fleuriste par le bras pour la forcer à continuer à marcher. Eh bien je peux aussi me déplacer dans le temps. Enfin, oui, je peux, mais c'est plus risqué que de laisser Klaus seul dans une réserve de cocaïne. Bref, je me suis retrouvé coincé dans le futur, et ce qu'il restait du monde n'abritait plus d'êtres humains. C'est dans ce futur que j'ai fini par tomber sur la Commission. J'ai travaillé là-bas comme tueur à gages, j'éliminais ceux que la Commission considérait dangereux pour le continuum espace-temps, mais j'ai rompu mon contrat pour revenir, et la Commission n'apprécie pas du tout, sans parler de mon intention de changer le cours du temps. Je n'ai réussi à revenir du monde post-apocalyptique qu'hier, et je me suis planté quelque part dans mes calculs, donc j'ai retrouvé le corps que j'avais en partant. Voilà.
— C'est pour ça que j'ai l'impression de t'avoir déjà vu ? le questionna la rousse dont les mains étaient toujours crispées sur ses dessins.
— Si tu penses à la Umbrella Academy, oui, confirma le garçon en uniforme après un regard derrière lui.
— Tout ça est... vraiment très étrange..., dit doucement Azéna en déverrouillant la porte d'un immeuble de dix étages à la façade beige.
— Tu t'y feras vite, lui assura le brun en entrant après elle dans le hall. Au fait, t'as du sang là... »
Azéna s'empressa d'essuyer sa joue droite, et elle commença à monter les escaliers. En gravissant les marches recouvertes de carrelage blanc encadré d'un joint assombri par les nombreux passages, la rousse en salopette vérifia rapidement l'état de ses vêtements, et elle remarqua avec soulagement qu'il n'y avait du sang que sur l'une de ses chaussures, sur le col de son t-shirt et sur sa chaussette droite. C'était un miracle si on comparait ces quelques gouttes aux litres de liquide écarlate à présent répandus partout dans le magasin de fleurs.
« J'y pense, j'espère que ça ne te dérange pas qu'on se tutoie, intervint le garçon derrière Azéna alors que celle-ci déverrouillait une porte blanche. Mais je me suis dit qu'après avoir tué ensemble, on pouvait se permettre cette petite familiarité.
— Ça ne me dérange pas, assura la rousse aux yeux bleus en abaissant la clenche de la porte pour faire pivoter le battant sur ses gonds. Et ton argument tient la route...
— Parfait. D'ailleurs, je m'appelle Cinq Hargreeves, ajouta le brun en tendant à Azéna sa main droite, en partie recouverte de sang mal essuyé.
— Azéna Knapton », répondit la jeune femme en serrant sa main après un léger haussement de sourcils à l'entente du prénom du garçon pas si jeune que ça.
Le garçon en uniforme hocha la tête, et la femme aux courts cheveux bouclés relâcha la main de Cinq, puis elle tourna les talons pour entrer dans l'appartement. Les murs peints de la couleur du soleil couchant réchauffaient l'atmosphère rendue un peu froide par les meubles simples en majorité blancs. Une petite table ronde trônait au centre d'une modeste cuisine ouverte sur la pièce de vie, où un canapé et un fauteuil faisaient face à une télévision, non loin d'un bureau recouvert de piles de dessins classés et reliés ensemble par des trombones multicolores. Une petite bibliothèque se trouvait près de la télévision, et toute une étagère était remplie de partitions ordonnées par difficulté.
« Je ne m'attendais pas à ça, fit doucement Cinq en jetant un coup d'œil circulaire à l'ensemble de la pièce de vie.
— Comment ça ? l'interrogea Azéna en fronçant les sourcils, suspicieuse.
— Il n'y a pas une seule fleur, précisa le brun en mettant à nouveau les mains dans ses poches.
— Ah... Bah qu'est-ce que j'en ficherais ? J'en vois à longueur de journée, je vais pas en plus en ramener chez moi.
— Vu comme ça. Bon, on ferait mieux de se dépêcher. N'emmène que des choses indispensables, mais ne prends pas de serviette éponge, garde plutôt de la place pour plus de vêtements, on aura plus de mal à t'en trouver qu'une serviette. Tu peux éventuellement emporter quelques objets auxquels tu tiens particulièrement, mais rien d'encombrant, et surtout, fais vite. »
Tout en énonçant ces consignes, le brun en uniforme s'était déplacé vers la cuisine, où il ouvrit quelques tiroirs avant d'extraire de l'un d'eux un grand couteau très bien affûté.
« Je t'emprunte ça au cas où la Commission soit plus rapide que nous », annonça-t-il en revenant au centre de la pièce.
Azéna se contenta de hocher lentement la tête, et elle s'empressa de se rendre dans sa chambre. Elle fit coulisser la porte de son armoire, récupéra un sac de sport gris et mauve, puis elle le remplit méthodiquement avec des vêtements, sa trousse de toilette, son ordinateur portable, les quelques dessins qu'elle avait ramenés, ainsi qu'un livre qu'elle venait de découvrir et qu'elle trouvait incroyable. Si elle devait mourir bientôt, elle voulait l'avoir terminé. Azéna se redressa et observa quelques instants le contenu du sac ouvert sur son lit. Et une fois encore, la rousse en salopette bleu marine remarqua que le mauve de son sac était exactement le même que celui qui colorait les rayures de sa housse de couette préférée. Secouant la tête pour se concentrer à nouveau sur son départ précipité, les yeux bleu céruléen tachetés de noir de la jeune femme parcoururent chaque élément de la chambre. Il ne fallait rien oublier, mais Azéna n'avait pas eu le temps de préparer de liste mentale pour diminuer les risques d'étourderie. Avec un soupir, la rousse referma le sac et s'en saisit. Elle traversa la chambre et s'arrêta devant un petit étui noir posé sur une étagère. Après une seconde de réflexion, elle se saisit de la bandoulière accrochée à l'étui, et l'installa sur son épaule droite avant de sortir enfin.
Dans la pièce à vivre, Cinq faisait les cent pas, le regard passant alternativement de la fenêtre à la porte, couteau en main.
« Ça y est, annonça Azéna.
— Enfin », répondit le garçon en tournant la tête vers elle.
Les sourcils sombres du brun en uniforme se froncèrent en remarquant le long étui noir qu'avait pris Azéna en plus de son sac, et Cinq pointa la boîte enfermée dans la housse sombre à l'aide du couteau qu'il tenait toujours :
« J'espère que c'est une arme...
— Ça peut.
— Bon, on y va », conclut Cinq en faisant quelques pas vers Azéna avant de lui prendre des mains le sac de sport et de se diriger vers la porte d'entrée.
À chaque virage, les deux jeunes gens se stoppaient et vérifiaient que la voie était libre avant de poursuivre leur chemin, et ils compensaient cette perte de temps en accélérant le pas entre leurs différents arrêts.
Soudain, sur le palier du premier étage, Cinq repéra une porte entrouverte. Par l'embrasure de la porte, on pouvait apercevoir un œil sombre et brillant, ainsi qu'une main qui s'appuyait contre le battant pour maintenir l'ouverture suffisamment importante. Alors que le garçon en uniforme raffermissait sa prise sur le couteau qu'il avait récupéré, Azéna passa devant lui pour s'approcher de la porte entrouverte.
« Vous en avez pas marre d'espionner tout le monde ? reprocha-t-elle à l'œil qui les observait.
— ... Où est-ce que tu vas ?
— À une soirée pyjama, rétorqua Azéna avant de faire un pas de plus vers la porte. Et vous alors, quand allez-vous enfin crever ? »
La rousse en salopette ponctua sa réponse en saisissant vivement la poignée et en claquant la porte, ce qui coinça les doigts fatigués par le temps de la vieille dame dans l'encadrement de l'ouverture. Un cri de douleur étouffé parvint jusque sur le palier, et assez étonnamment, cette manifestation de souffrance apporta une bouffée de joie à Azéna. Cinq avait assisté à la scène sans intervenir, mais il observait maintenant Azéna en silence, les sourcils levés, et l'ex-fleuriste haussa les épaules après s'être retournée vers lui :
« Bah quoi ? Elle est insupportable, et si je risque de ne jamais revenir, il fallait que je le fasse aujourd'hui ! Et si une partie de l'immeuble ne m'avait pas vue l'insulter à plusieurs reprises, je pense que je l'aurais même tuée. Mais bon, ça sera pour une prochaine fois, si je ne quitte pas la ville il vaut mieux ne pas risquer d'avoir la police sur le dos...
— Mais je n'ai pas critiqué », répondit le garçon en uniforme en se remettant en route.
Azéna haussa les épaules à nouveau et recommença elle aussi à marcher, souriant une dernière fois à l'entente des plaintes faiblissantes de la dame du premier.
Les deux silhouettes légèrement tachetées de sang parvinrent enfin dans la rue, et Cinq mena Azéna dans une rue à proximité de ce qui restait de la boutique de fleurs, avant de s'arrêter près d'une voiture et de mettre le sac gris et mauve dans le coffre. Voyant le brun aller vers la portière conducteur, Azéna intervint :
« Attends, tu comptes conduire ? Tu veux qu'on se fasse arrêter ou juste remarquer ? »
Cinq eut une moue hésitante pendant un court instant, une main dans la poche tandis que l'autre faisait tournoyer les clés. Puis, le brun en uniforme souffla et lança les clés à Azéna avant de prendre la direction de la portière passager.
Azéna s'installa à la place du conducteur et déposa son étui noir sur l'un des sièges arrière, puis elle s'attacha et démarra. La jeune femme suivit les instructions de Cinq, qui la guidait vers « un repaire d'emmerdeurs » comme il le disait. Cependant, après quelques rues parcourues, Azéna remarqua que le brun assis à côté d'elle s'impatientait. Il tapotait nerveusement sur ses genoux, et il formula bientôt à voix haute sa frustration :
« Tu veux pas accélérer un peu ? Si la Commission a prévu d'intervenir, ils risquent de nous repérer avant qu'on ait quitté le périmètre...
— Mais on paraîtra louches si on va particulièrement vite, répliqua Azéna sans quitter la route des yeux.
— Tu n'as qu'à rouler juste au-dessus des limitations, ça sera toujours quelques secondes de moins dans la zone à risque, insista Cinq en regardant nerveusement autour de lui.
— Ouais, bah non.
— Je te dis d'accélérer ! » répéta le garçon en uniforme en se tournant vers Azéna.
La rousse poussa un soupir désespéré, et elle freina brutalement. Les pneus de la voiture crissèrent et le véhicule se stoppa quelques mètres plus loin. Cinq lâcha le tableau de bord sur lequel il s'était appuyé pendant la décélération brutale, et il pivota à nouveau vers l'ex-fleuriste, les poings serrés.
« À quoi tu joues ?!
— À je reste arrêtée tant que tu me fous pas la paix. On allait bien plus vite avant que tu me scies les nerfs pour que j'accélère, pas vrai ? s'expliqua Azéna, consciente qu'elle devait dès à présent prouver qu'elle ne se laissait pas faire.
— Je te préviens, je suis plus têtu que toi, assura Cinq sans dissimuler son agacement.
— Ça reste à prouver. Mais de toute façon, d'après ce que j'ai compris, si tu es revenu du futur pour essayer d'empêcher la fin du monde, c'est pour sauver ta famille, pas vrai ? Moi ça me ferait chier de mourir à vingt-neuf ans, mais il n'y a personne que je veuille protéger. Donc, j'ai de bonnes raisons de penser que de nous deux, le plus pressé de trouver une solution, c'est toi. Alors je ne bouge pas tant que tu ne m'as pas promis de me foutre la paix avec la vitesse. »
Les lèvres pincées et la mâchoire crispée, le garçon aux cheveux sombres et lisses fusillait Azéna du regard. Cette dernière remarqua que la respiration de Cinq s'était ralentie et approfondie, comme s'il se forçait à se calmer. Cela prouvait que la rousse en salopette avait visé juste, et un sourire en coin se profila sur son visage.
« Alors ? fit-elle.
— Va à la vitesse que tu veux, mais redémarre, concéda enfin le garçon en tournant dans son siège pour refaire face à la route. Je n'ai pas de temps à perdre à jouer avec toi, mais sois sûre que j'aurais gagné si j'avais essayé.
— Ça, c'est un discours de perdant », dit tout bas Azéna en repassant la première.
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