Chapitre 10

Quelques heures de sommeil, un petit-déjeuner et une douche plus tard, Azéna avait enfin les idées claires. Comme aucune attaque n'était survenue pendant la nuit, elle n'avait pas regretté sa décision de revenir à l'Académie : elle était vivante, et elle avait pu dormir dans un lit confortable plutôt qu'assise contre un mur. Son livre en main, elle reprenait la direction du rez-de-chaussée, l'esprit déjà en train de se replonger dans l'histoire qu'elle s'apprêtait à reprendre. Cependant, ses yeux lui imposèrent un brusque retour dans la réalité lorsqu'ils se posèrent sur des traces rougeâtres maculant le sol du couloir qu'elle venait de rejoindre. Azéna eut le réflexe de s'écarter, mais pas celui de corriger sa trajectoire, si bien que ce fut le mur qui la stoppa lorsqu'elle le heurta de l'épaule gauche. Puis, un mouvement sur la gauche attira le regard d'Azéna, et elle découvrit Klaus, planté torse nu au milieu de sa chambre : le bruit du léger choc contre le mur l'avait intrigué et il s'était retourné face au couloir. Alors, Azéna s'approcha lentement, pas à pas, comme on s'approche d'un animal blessé par peur de le faire fuir.

« Klaus, tu es là, fit doucement la femme aux yeux bleus. J'étais au courant que Diego était parti te chercher, mais je ne savais pas quand vous étiez revenus...

— Diego ? Je ne suis pas rentré avec Diego, lui annonça Klaus brièvement.

— Oh... mais, euh... »

Azéna hésitait : ce qui l'avait tout d'abord inquiétée, c'était le sang déposé dans le couloir, mais à présent, la rousse craignait pour la santé de Klaus à cause de la profonde tristesse qui suintait de son regard, à cause du timbre éteint et terne de sa voix. Azéna cligna des yeux deux fois de suite avant de poursuivre enfin en faisant un pas de plus, dépassant le pas de la porte :

« Tu... tu es blessé ? »

Le long silence qui lui répondit en premier ne la rassura pas. Les traits de Klaus s'agitaient nerveusement, et il fixait un point invisible, un point qu'Azéna soupçonnait de ne pas exister dans cette dimension.

« Pas physiquement », lâcha finalement Klaus dans un souffle.

Il accompagna sa réponse d'un faible sourire qui se voulait sans doute apaisant, mais il était bien trop tremblant et crispé pour avoir l'effet escompté. De plus, il s'éteignit brutalement, trop faible, trop faux pour tenir.

Azéna aurait voulu poser plus de questions, mais elle ne connaissait pas Klaus depuis longtemps, alors malgré la sympathie qu'il lui inspirait, elle n'osait pas, elle ne pensait pas pouvoir lui demander de se confier.

Quelques discrets coups donnés sur la porte ouverte mirent un terme au silence qui régnait dans la chambre, et Azéna tourna la tête pour voir Cinq s'avancer doucement.

« Tu vas bien ? s'enquit le garçon en fixant son frère.

— Oui, c'est juste que... la nuit a été longue », éluda Klaus en enfilant un t-shirt.

Azéna n'écoutait plus tout à fait la conversation à présent. Un peu en retrait, son bouquin serré contre elle, elle essayait d'imaginer ce qui avait bien pu se passer pour que Klaus revienne d'un enlèvement blessé, mais pas physiquement, et pourtant visiblement couvert de sang. Puis, au fil de la conversation, les questions de Cinq à son frère se firent plus précises, jusqu'à laisser penser à Azéna que le garçon atrabilaire connaissait la réponse à l'interrogation « Qu'est-il arrivé à Klaus ? ». Et Azéna devait bien l'avouer, elle ne s'attendait pas du tout à ça. Un voyage dans le temps grâce à une mallette dérobée à deux agents de la Commission après un interrogatoire musclé ? Vraiment, il n'y avait que dans cette famille que ça pouvait arriver.

Azéna était choquée, mais plus encore, elle ne se sentait pas à sa place. Elle se trouvait dans une conversation entre deux frères, deux frères en train de discuter de choses douloureuses, et la rousse aux yeux bleus n'avait rien à faire là, elle aurait dû partir dès que Cinq était entré et avait commencé à questionner Klaus. Alors, sans un bruit mais assez rapidement, Azéna sortit et retourna dans le couloir afin de rejoindre les escaliers. Elle avait envie d'une tasse de thé tout à coup.

Azéna avait déjà bu les deux tiers de sa tasse de thé lorsque Cinq entra dans la cuisine. N'étant pas apparu comme par magie, Azéna ne sursauta pas, et ainsi elle ne fit pas tomber la tasse qu'elle tenait dans ses mains.

« Klaus a détruit la mallette, mais Hazel et Cha-Cha ne le savent pas, expliqua Cinq avec les mains toujours comme cousues au fond de ses poches. Alors on va leur tendre un piège et leur faire croire qu'on l'a toujours.

— Alors c'était bien la Commission ? répondit Azéna après un lent hochement de tête. J'étais presque sûre, mais quand je les ai vus ils n'avaient pas de mallette. Je trouvais ça bizarre, et je me suis dit que t'avais sans doute d'autres ennemis...

— Ils étaient censés garder leur mallette avec eux. Tous les agents doivent toujours avoir leur mallette avec eux.

— Hmm, je vois. Et comment ça s'est terminé au final ? »

Azéna termina son thé, puis elle reposa sa tasse sur la table. Face à elle, Cinq fronça légèrement les sourcils.

« Tu n'as pas vu Diego depuis hier soir ? s'étonna-t-il.

— Euh, non, répliqua Azéna alors qu'elle se levait pour rejoindre l'évier et nettoyer sa tasse.

— Il se ramollit. Je pensais qu'il serait revenu ici pour te réveiller en te mettant un couteau sous la gorge...

— Quoi ? »

Azéna s'était retournée pour faire à nouveau face à Cinq, mais l'explication qu'elle attendait ne vint pas : les sourcils du garçon en uniforme s'étaient froncés un peu plus, et après quelques secondes à fixer un point sur le sol, il s'accroupit pour ramasser quelque chose. Se redressant, il exhiba un petit éclat nacré entre l'index et le pouce de sa main droite, à hauteur de ses yeux pour mieux l'examiner. Fronçant les sourcils à son tour, la rousse aux yeux clairs finit par comprendre, et elle dut se faire violence pour ne pas paniquer. C'était un morceau de dent. Un fragment que Timo avait dû perdre, sans que sa sœur ne s'en rende compte.

« Ah, ça y est ? intervint alors Azéna. Tu commences à perdre tes dents de lait ? »

Les yeux de Cinq se désintéressèrent du petit éclat blanc pour planter sur Azéna un regard inquiétant. Répondant à cette menace silencieuse par un sourire satisfait et malicieux, Azéna comptait attiser la provocation, avec l'espoir que la colère de Cinq serait suffisante pour détourner définitivement son attention de sa trouvaille. Cependant, Azéna ne sut pas si sa provocation aurait suffi, car des bruits de pas dans l'escalier attenant à la cuisine parvinrent à distraire Cinq à la fois du morceau de dent et de la moquerie de la rousse aux yeux bleus. Diego venait d'entrer dans la cuisine, et son regard s'assombrit dès qu'il aperçut Azéna.

« Toi ! fit-il d'un air menaçant en commençant à avancer vers elle à grands pas.

— Que... quoi ? s'étonna Azéna, perplexe. Mais qu'est-ce que j'ai fait ?! » ajouta-t-elle précipitamment lorsqu'elle vit Diego dégainer une lame.

Le couteau traversa la cuisine à toute allure, et Azéna dut s'écarter brusquement de l'évier pour éviter que la lame ne se plante dans son épaule gauche. Cette esquive lui avait fait perdre du temps, si bien que Diego était déjà à sa hauteur. N'ayant clairement plus le temps de fuir, Azéna leva ses deux mains au niveau de ses épaules en répétant plusieurs fois de suite « Attends, calme-toi ! », mais Diego l'attrapa par le col de sa chemise et la poussa contre le frigo, se saisissant d'un nouveau couteau avant d'en bloquer la lame contre sa gorge.

« Je retire ce que j'ai dit, intervint Cinq d'une voix amusée.

— Tu savais pour qui bossaient ces deux tarés ! cria Diego sans chercher à comprendre de quoi Cinq parlait. Si tu l'avais dit hier soir j'aurais pu éviter qu'Eudora se fasse tuer !

— ... Je comprends rien, déplora Azéna qui osait à peine respirer.

— Hazel et Cha-Cha ont descendu une flic qui avait trouvé leur planque », eut la bonté d'expliquer Cinq.

Jetant un œil au garçon, Azéna vit qu'il avait remis les mains dans ses poches et qu'il s'était appuyé négligemment contre la table, dans une posture décontractée qui laissait clairement penser qu'il voulait profiter du spectacle. Comme elle s'y attendait, Azéna allait devoir se sortir de là toute seule. Elle songea à utiliser son pouvoir sur Diego pour l'obliger à la lâcher, mais la lame était si proche de sa gorge que même avec les poumons pleins d'eau, le Numéro Deux de la famille Hargreeves pourrait sans peine entamer la peau suffisamment pour qu'Azéna se vide de son sang.

« Je... je suis désolée qu'ils aient tué quelqu'un que tu connaissais, dit-elle en restant parfaitement immobile. Mais j'étais pas du tout sûre qu'ils travaillaient pour la Commission... le seul qui le savait c'est Cinq, et il a rien dit non plus ! ajouta-t-elle pour tenter de détourner l'attention de Diego.

— Mais contrairement à toi j'avais pas les idées claires », se défendit pourtant Cinq.

Non seulement il n'aidait pas Azéna, mais en plus il l'enfonçait, ce connard. Mais bon, est-ce que c'était étonnant ? Non. Pas vraiment.

« Mais l'alcool t'as choisi de le boire, reprit Azéna. Il est pas arrivé dans ton sang tout seul !

— Et pourquoi pas ? La téléportation c'est pas si compliqué... », remarqua Cinq avec un sourire mauvais.

Azéna pinça les lèvres, à deux doigts de noyer Cinq. Mais une fois encore, le garçon prouva qu'il connaissait bien la jeune femme, et en particulier les limites de son self-contrôle.

« Diego, ça suffit, intervint-il alors. Tuer Azéna ne ramènera pas Dora.

— Eudora, rectifia la maître des couteaux en serrant les dents.

— Ouais. Bref. Comme je disais, ça la fera pas revenir de tuer Azéna. Et puis je te rappelle que la fin du monde approche : si on n'arrête pas l'apocalypse, ta pote serait de toute façon morte, en souffrant probablement plus. On n'a pas le temps de s'entre-tuer, il faut qu'on avance. »

Et c'est à contrecœur, lentement, que Diego relâcha Azéna. Il prenait sur lui, mais il était toujours en colère, et il préféra quitter rapidement la cuisine avant de changer d'avis. Lorsqu'il eut disparu, Azéna soupira doucement de soulagement, et les battements de son cœur s'espacèrent pour reprendre un rythme normal.

S'approchant d'elle, Cinq lui adressa un sourire narquois.

« Tu pourrais me remercier.

— Bah ouais bien sûr. Tu préfères quoi ? Un coup de poing, un coup de pied, une claque ou un coup de couteau ? »

Le sourire de Cinq s'élargit.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top