🖤 Le commencement

Dix heures passées, je m'étire en me redressant du lit, réveillée par les premiers rayons du soleil. La nuit n'a pas été particulièrement paisible. Mon esprit a été tourmenté par des cogitations incessantes, mes pensées se mêlant pour rendre mon sommeil agité. En direction de la salle de bain, je contemple mon reflet dans le miroir pendant quelques secondes : cernes marqués, visage bouffi, yeux rougis. Une parfaite illustration des affres d'une rupture amoureuse. On m'a souvent dit que les débuts sont difficiles à surmonter, et les gens n'avaient pas tort. C'est une douleur bien trop intense. Une grimace se dessine sur ma bouche, puis je me glisse sous la douche pour laisser l'eau chaude ruisseler sur ma peau.

Il fut un temps où je rêvais d'une vie idyllique, où le sourire serait le garant du bonheur, une existence où je serais comblée, tout comme le désirait ma mère. Je secoue la tête et frappe le mur devant moi. Il faut que je me change les idées, que je tourne la page pour ne plus écouter les sanglots de mon cœur fracturé. Après quelques minutes, je sors de la douche et me rends au placard pour choisir une robe noire. Un bref regard vers Irina me confirme qu'elle dort encore profondément. Je quitte la pièce sans faire de bruit.

Arrivée dans la cuisine, je hausse un sourcil en découvrant Tobias près de l'évier, perdu dans ses pensées tout en observant l'extérieur par la fenêtre. Raclant discrètement ma gorge pour lui signaler ma présence, il se tourne vers moi avec un sourire et s'approche pour m'enlacer.

— Tu te sens mieux, Tatjana ?

— Physiquement, oui. Mentalement, c'est une autre histoire, soufflé-je.

Je me dirige vers le plan de travail à ma droite et prépare mon café, ayant besoin de cette dose pour reprendre des forces. Pendant quelques instants, je me contente d'écouter le bruit du mécanisme et les gouttes s'écrasant dans le récipient. Lorsque la sonnerie indique la fin, je saisis ma tasse fumante et m'assois sur un tabouret, face à l'îlot central.

— Où as-tu dormi ? lui demandé-je.

— Chez un certain Korneliusz. J'ai rencontré Caroline et son fils. Ils sont vraiment adorables, bien que la pauvre m'ait fait de la peine. Elle a perdu son mari. Elle m'a rappelé moi avec Karine.

— Ne leur arrache pas le cœur, à eux aussi, répliqué-je malicieusement.

Tobias soupire avant de répondre d'une voix empreinte de lassitude :

— Tatjana, sache que je ne porte pas atteinte à des innocents, contrairement à ce que tu pourrais penser. Et bon sang, tu me casses les couilles. J'essaie de m'améliorer au quotidien, y compris dans notre relation. Tu pourrais au moins l'apprécier, même si tu me détestes.

— J'aperçois bien tes efforts, affirmé-je, mais le passé ne peut pas disparaître d'un claquement de doigts. J'aimerais te comprendre, percer les secrets qui t'entourent, et surtout apprendre pourquoi tu as choisi le trafic d'organes alors que tu aurais pu mener une belle vie avec nous. Je souhaite également savoir pourquoi Lucian te voue une haine si profonde. Même si je n'avais pas constaté cela auparavant, hier, j'ai observé la façon dont il te toisait, j'ai perçu cette rancœur qui l'animait. Je veux simplement connaitre la vérité, et peut-être, à partir de là, je pourrai prendre une décision.

Il lève les yeux au ciel puis prend place en face de moi. Son visage se fige, des rides d'angoisse marquent son front.

— Tu finiras par me vouer une grande haine, au plus profond de ton être, nous en sommes conscients. Alors, pourquoi cherches-tu à explorer des terres où seule la souffrance t'attend ?

— Je t'en prie, le supplié-je.

— Ce n'est pas une envie qui m'est arrivée du jour au lendemain, commence Tobias. Quand j'étais jeune, je cumulais de petits boulots pour subvenir à mes besoins, car ma mère était décédée et mon père était en prison, condamné pour l'avoir tuée. Au début, c'était plutôt compliqué, je n'avais aucun repère, toutefois, alors que tout semblait aller mal, au point où je songeais à mettre fin à mes jours, un homme est venu me voir, me proposant de faire des livraisons pour lui. Trois soirs par semaine, je devais assurer le transport pour l'un de ses clients en échange de mille euros. Inévitablement, j'ai accepté. Je n'ai jamais vérifié le contenu des sacs, me contentant de faire mon travail, jusqu'au moment, où, arrivé en avance, j'ai entendu des cris.

Tobias marque une pause et se dirige vers l'évier pour se servir un verre d'eau.

— Ces individus étaient en train de torturer un jeune garçon, déclare Tobias d'un ton grave. Ils le frappaient violemment avec des barres de fer, lui brûlaient la peau avec des mégots de cigarette. Je n'ai pas cherché à comprendre, j'ai ramassé une brique et je leur ai fracassé la tête. Cette scène me hante encore, car j'ai tenté de sauver cet enfant, mais il est décédé à l'hôpital des suites de ses blessures. Pendant des semaines, je n'ai pas fermé l'œil, essayant en vain d'effacer ces maudites images de mon esprit. Alors, j'ai sombré dans la drogue et l'alcool. Tout est devenu insupportable et le seul moyen d'arrêter ma souffrance était de me venger et de retrouver le commanditaire de cet acte. J'ai lutté, mais après de nombreux jours, j'ai fini par localiser l'homme qui était venu me voir. Je l'ai torturé jusqu'à le dépecer. À partir de ce moment-là, j'ai décidé de créer une organisation qui châtierait chaque criminel.

Face à ces révélations poignantes, un flot d'émotions m'enveloppent, mêlant colère et tristesse. Mon regard, teinté de perplexité, subsiste fixé sur mon père qui reste près de la fenêtre, immobile, absorbé par ses pensées sombres. Une compassion profonde s'éveille en moi envers cet enfant, victime de cruautés inhumaines.

— Plusieurs années ont suivi. Je commençais à ériger un empire que tu ne peux imaginer, mais par nécessité stratégique, j'ai croisé la route de Lucian et Klemens, et c'est là que des souvenirs douloureux ont ressurgi. Ce visage, je l'avais déjà vu par le passé, mais pour racheter mes fautes, je ne pouvais le laisser errer dehors. Alors, je l'ai pris sous mon aile, l'ai élevé comme un père afin qu'il devienne mon bras droit. Lucian a été un élément exemplaire. C'était un jeune homme vaillant, mais son âme sombre ne l'a pas épargné.

— Par rapport à sa sœur, je me trompe ? demandé-je, angoissée.

— Quand tu avais quatre ans, tu as été victime d'un grave accident, avoue-t-il. J'ai tout mis en œuvre pour dénicher les meilleurs médecins, mais ton cœur ne fonctionnait plus suffisamment. Avec Karine, nous nous sommes retrouvés dans l'obligation de trouver un donneur dans les plus brefs délais, sinon, tu aurais péri et je n'aurais plus jamais revu ton doux sourire ni écouté ta voix me dire « je t'aime ». Tandis que je marchais anxieusement dans les couloirs, cherchant une solution, car te perdre aurait signifié mettre fin à ma vie, j'ai entendu des cris dans une salle voisine. La mère était dans un sale état avec plusieurs ecchymoses, certainement frappée, et c'est là que mes yeux se sont posés sur une petite fille. Elle semblait en très bonne santé.

Les aveux de mon père me laissent bouleversée. Une colère sourde m'envahit, brûlante et lancinante. J'ai l'impression que mes émotions sont un tourbillon que je ne maitrises pas, prêt à tout emporter sur son passage. L'envie de pleurer me serre la cage thoracique, mais je m'efforce de retenir ces larmes qui menacent de trahir ma vulnérabilité.

— Je n'ai pas pris la bonne décision, car pour te sauver, j'ai ôté la vie d'une gamine qui méritait elle aussi de vivre. Le chagrin m'a tourmenté, me plongeant à nouveau dans le noir. Si je pouvais revenir à ce moment, j'aurais agi différemment, mais je ne peux pas effacer mes erreurs. Bien sûr, je regrette, mais cela ne la ramènera pas. Je suis condamné à exister avec le poids de son visage éteint pour le restant de mes jours, sans possibilité de me rédempter.

Mon cœur bat à un rythme effréné. Mes mains sont moites, témoignant de la tension qui règne en moi. Les mots que j'aimerais exprimer demeurent coincés dans ma gorge, étouffés par une émotion trop forte pour être contenue. La découverte de cette facette de son passé m'effraie et me confronte à une réalité que je n'aurais jamais envisagée.

— Déjà que tu ne m'appréciais pas particulièrement, voilà que je n'ai plus qu'une chance d'obtenir une seconde opportunité de ta part, murmure-t-il.

— Ce que tu as fait est épouvantable et je me retiens d'utiliser un langage plus fort, sinon je t'aurais insulté. À quoi t'attendais-tu ? À ce que Lucian te saute dans les bras en connaissant ton passé ? Il a mis des années à gagner ta confiance pour te trahir, et honnêtement, j'aurais agi de la même manière que lui. Tobias, tu as enlevé la vie de sa sœur, c'est inacceptable. Mais je pense que tu portes déjà suffisamment le fardeau de ton chagrin pour en rajouter une couche.

— Pardonne-moi, je n'ai jamais eu l'intention de te causer de la peine.

— Ce n'est pas à moi que tu devrais présenter tes excuses, mais à la personne concernée, soupiré-je. Toutefois, si j'étais à ta place, je m'abstiendrais. Pour l'instant, tu es intouchable, mais une fois que nous ne serons plus chez les Kowinski, je crains que la situation ne soit plus la même.

— Heureusement que tu es là pour apporter tes paroles réconfortantes. Tout comme ta mère, s'agace-t-il.

Je pose mes paumes sur mon visage pour m'enfermer dans l'obscurité. Trop d'informations virevoltent dans mon esprit et mon corps risque de ne pas supporter ce trop-plein d'émotions. Une partie de moi souhaiterait le prendre dans mes bras pour lui signifier ma présence, mais l'autre, elle, est hantée par l'image de cette pauvre petite, les yeux fermés, le cœur arraché.

— Maman, rétorqué-je, elle aussi était impliquée, enfin je veux dire qu'elle n'a rien fait pour t'arrêter ?

— Karine désirait que tu vives, car tu étais la prunelle de son existence. Tu étais l'étoile de son quotidien lorsque son ciel sombre ne s'éclairait pas. Elle aurait tout entreprit pour que tu puisses contempler la beauté de ce monde.

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