🫀Soirée mouvementée

Allongée sur le fauteuil de la salle où chaque individu se fait tatouer, mes démons intérieurs émergent à nouveau. La simple idée de porter ce maudit dessin hante déjà mon esprit, tord mes traits. À mes côtés, Adéla, dans un éclat de rire, se moque de la situation. Malgré les circonstances qui m'empêchent de tisser un lien avec elle, je trouve qu'elle ne semble pas aussi condescendante. Elle m'adresse un clin d'œil complice puis s'installe près de la porte sur une vieille chaise métallique.

Le tatoueur, quant à lui, se tient en face de moi, affairé à préparer son matériel. Un frisson parcourt mon échine alors que mes yeux se fixent sur les murs ornés de nombreux croquis. Ils offrent un choix vaste qui comprend des motifs tribaux, des représentations d'animaux, et même des personnages de films. Je ne peux qu'admirer le minutieux et magnifique travail de l'artiste. Cette scène ravive en moi le souvenir de Georg, celui que je consultais fréquemment pour apaiser mes souffrances, remplaçant la douleur par des marques indélébiles. Moi qui n'ai jamais chéri mon corps en raison des cicatrices du passé, je lui dois une reconnaissance éternelle.

Absorbée dans mes pensées lointaines, l'homme à la barbe rousse, coiffée en tresse et dissimulant son crâne dégarni par les années sous une casquette, s'approche doucement de moi, porteur de l'aiguille. Ses doigts gantés commencent à déposer avec précaution une compresse froide sur ma main, à l'endroit où Lucian, de son propre chef, l'a décidé. Bien sûr, je n'avais pas le choix.

— Es-tu prête ? me demande-t-il.

Je réponds d'un léger signe de tête. Un sourire éclaire son visage où s'affichent deux fossettes. Comme à chaque fois, la première piqûre de l'aiguille sur ma peau me fait sursauter. Bien que la douleur ne me soit pas étrangère, elle ne devient jamais totalement familière. Je ferme les yeux et me laisse emporter par le temps qui passe. Les sensations sur ma paume sont chatouilleuses. La souffrance la plus marquante avait été ressentie sur ma cuisse, là où mes quatre chats sont tatoués. 

Le processus a duré une longue heure avant que je n'ose rouvrir les paupières. Je me redresse et observe ma main avec un mélange de dégoût et d'appréhension. Je serre les dents. Un nœud se forme dans mon estomac, où la chaleur m'envahit. Malgré tout, j'essaie d'enfermer cette haine à l'intérieur de mon âme.

— Tu connais déjà les soins à suivre, je n'ai pas besoin de te les expliquer, conclut-il.

— Merci, Klaus, tu fais toujours un travail incroyable, confirme Adéla en prenant mes doigts pour admirer le tatouage. C'est magnifique. Ça te va à ravir.

— Si tu le dis, réponds-je en roulant des yeux.

— Allez, arrête de bouder, Tessa. Souris un peu, tu es moche quand tu tires la gueule.

Je laisse échapper un petit rire puis me dirige vers la porte. Il est essentiel que je me repose avant de partir à Dortmund, sinon je risque de m'effondrer.

Je suis restée enfermée dans la chambre pendant au moins deux bonnes heures, peut-être plus. Je ne parviens plus à distinguer le temps qui s'écoule ici. Affaissée sur le lit, je contemple le lustre qui scintille de ses dix branches lumineuses. Les bras derrière la tête, j'essaie d'apaiser les montagnes russes d'émotions qui m'assaillent. Mes paupières deviennent lourdes, mon âme réclame le repos, mais la peur de laisser mes yeux se fermer m'étreint, comme si je risquais de mourir à tout instant.

Je me redresse et m'approche de la fenêtre. Mes doigts se posent délicatement sur les barreaux, tandis que le soleil, à Düsseldorf, entame sa lente descente vers l'horizon. Deux hommes vêtus de noir, armés et masqués, effectuent leur ronde, accompagnés de deux rottweilers qui aboient sans répit. Je décide de me diriger vers la petite bibliothèque, où sommeillent quelques ouvrages depuis un temps indéfini. Au hasard, j'en choisis un et parcours les pages pour chasser mon ennui, mais le bruit du déclic de la porte me fait sursauter. La silhouette d'Adéla se dessine rapidement. Entre ses mains, elle agrippe ce qui me semble une longue robe rouge.

— Tiens, sourit-elle. Je suis allée l'acheter spécialement pour toi. Tu devrais te préparer, tu pars dans moins de trente minutes. Lucian n'est pas très patient et s'il t'attend, il risque de venir te chercher par la force.

— Qu'il aille au diable. Je ne suis aux ordres d'aucun individu, encore moins de lui.

— Tout se passera bien, essaie Adéla pour me réconforter. J'ai effectué ça d'innombrables fois et je suis toujours revenue intacte.

— Oui, contrairement à ces pauvres innocents, murmuré-je.

Elle s'approche de moi, puis examine chaque détail de mon être. Je sens même son souffle caresser mon visage.

— Tu sais, Tessa, chaque personne qui franchit ces portes devient un prisonnier en quelque sorte. J'ai enduré et obéi aux ordres pour pouvoir me réveiller chaque jour de l'année. N'imagine pas que je trouve du bonheur à passer toute la semaine à scruter des corps en me questionnant sur lequel est approprié, bien au contraire. Mais c'est la vie alors essaie de t'intégrer.

— Autrement, ma tête décorera le hall, j'ai compris, soupiré-je.

— Moins tu en sais, mieux ce sera pour toi, livre-t-elle.

Adéla dépose la robe sur le lit, puis se dirige vers l'armoire pour y récupérer une paire d'escarpins. Elle les dispose devant moi et replace avec tendresse une mèche de mes cheveux derrière mon oreille.

— J'ai confiance en toi, tu réussiras, murmure-t-elle, un sourire timide aux lèvres.

Elle quitte la pièce. Abattue, je m'effondre sur le matelas. Je n'ai aucune envie de sortir, préférant rester cloîtrée ici, à tourner en rond, surtout parce que je ne sais pas à quoi m'attendre à Dortmund. Si je n'arrive pas à faire signer ce maudit contrat, je sens la frustration m'envahir. Après quelques instants à observer les mouches voler, la porte s'ouvre de nouveau, mais ce n'est pas Adéla qui apparaît, c'est Lucian.

— Tu te moques de moi ? Je n'ai pas que ça à foutre de poireauter.

— Je n'en ai pas envie, répliqué-je, me redressant pour lui faire face.

Il me fixe d'un regard sévère et croise les bras sur sa poitrine.

— Habille-toi, sinon c'est moi ! ordonne-t-il d'un ton tranchant.

Un rire nerveux m'échappe.

— Bien sûr, certainement. Je ne sais pas qui tu crois être, mais ça ne se passera pas ainsi.

Soudain, Lucian s'avance vers moi et, sans que je puisse réagir, me pousse sur le lit. Ses doigts serrent mes épaules afin de m'empêcher de bouger. Un sourire en coin naît sur ses lèvres.

— D'accord, d'accord, je vais m'habiller ! m'exclamé-je.

— Eh bien, tu vois, tu en es capable, petite brebis.

— Ne m'appelle pas comme ça, pesté-je.

Son rire étouffé résonne dans la pièce et m'irrite au plus haut point. Je marmonne des reproches entre mes dents et me redresse, agacée.

— Tu peux te retourner, s'il te plaît ?

— Putain, mais qu'est-ce qu'elle est chiante celle-là, s'énerve-t-il.

— Toi, tu es insupportable et je ne dis rien.

— Je ne sais pas ce qui me retient de...

— Oui, de me mettre une balle entre les deux yeux, l'interrompis-je. C'est bon, on a compris.

Même s'il garde son regard fixé sur le mur, je sens sa colère monter en lui au vu de ses mains crispées. Il lève son doigt d'honneur, ce qui m'arrache un petit sourire. Il n'a sans doute pas apprécié le mien quand j'ai tenté de fuir. Je secoue la tête, revêts rapidement la robe. Je termine d'attacher mes escarpins, puis je lui tapote doucement l'épaule.

— Monsieur est satisfait, je me suis suffisamment dépêchée pour lui ? demandé-je.

Lucian ne répond pas, mais une lueur enflammée passe dans son regard et attire mon attention. Il examine chaque détail de ma personne avec une fascination malsaine, comme si j'étais sa proie et qu'il voulait me dévorer à cet instant précis. Un sentiment de malaise m'enlace et parcourt chaque parcelle de mon corps. Mes poils se hérissent. Je déglutis difficilement puis me dirige vers la coiffeuse pour me préparer dans les règles de l'art. Un rapide lissage et me voilà prête à affronter une soirée de merde.

***

Après un long trajet où le silence s'est fondu dans l'atmosphère, nous voilà finalement devant un établissement dont l'enseigne qui scintille d'un néon rouge, porte le nom de « Kir Royal Lounge ». Le logo, une femme tenant une barre de pôle dance, laisse peu de doute sur la nature du lieu : un club de strip-tease. Lucian s'avance pour saluer le videur, trois fois plus grand que moi, vêtu de noir, fusionnant avec l'obscurité de la nuit. Ses yeux sombres qui s'implantent dans les miens me font frissonner. Je baisse la tête et me joins aux garçons qui pénètrent dans l'établissement.

Le stress commence à me gagner. Je frotte mes mains humides contre ma robe, puis scrute nerveusement les alentours. Aucun client en vue, seulement trois danseuses dont les tétons sont tant bien que mal dissimulés par un sparadrap blanc. Leurs corps, moites, à peine couverts par une ficelle, se contorsionnent autour de la barre. Soudain, une blonde aux tatouages envoûtants s'interrompt et enlace Lucian, qui soupire. Ses yeux verts se détachent de lui pour se poser sur moi. Elle me dévisage. Je peux presque sentir sa haine qui transpire de chacun de ses traits. Ses sourcils se lèvent puis elle retourne à sa place. Je ne sais pas ce qu'elle cherche à accomplir, mais visiblement, cela ne s'est pas déroulé comme elle l'espérait.

L'ambiance ici, teintée par les néons violets suspendus aux poutres du plafond, confère à l'atmosphère une passion envoûtante. L'odeur de fraise imprègne la salle, un parfum trop sucré pour mon goût. Plusieurs podiums avec des chaises sont dispersés dans la pièce. Sur les murs noirs, des femmes aux courbes désirables sont peintes, formant un tableau érotique.

En compagnie de Lucian et Klemens, nous nous installons sur un canapé en cuir où une bouteille de champagne trône au centre de la petite table. Quelques cacahuètes viennent s'ajouter dans un ramequin. Juste en face de nous, un bar accueille un serveur à la chevelure grasse, brillant sous les lustres, en train de préparer des cocktails.

Nous attendons quelques minutes avant que deux hommes n'entrent dans l'établissement. L'un d'entre eux pourrait presque être mon père, tant les rides de son âge marquent son visage. L'autre, plus grand et imposant, écrase son mégot dans le cendrier prévu à cet effet, puis s'installe en face de moi. Son regard perçant me transperce et son sourire malsain me répugne.

— Tu as privatisé le club, Armand ! s'exclame Lucian.

— Comment ça va, mon ami ? Ça fait longtemps, rétorque le vieil homme. Oh, je vois qu'Adéla ne t'accompagne pas ce soir.

Il m'observe et se sert un verre.

— C'est notre nouvelle recrue, répond Lucian.

— Du très bon matériel en tout cas.

Je soupire face à ces propos déplacés. Je me lève et m'approche du podium où une magnifique rousse danse. De temps en temps, elle me jette un regard, probablement pas habituée à ce qu'une femme la fixe ainsi. Cela doit lui changer des hommes qui ne veulent que la posséder. Derrière moi, ils discutent, mais le vacarme assourdissant de la musique m'empêche d'entendre leurs paroles. Néanmoins, lorsque mon nom résonne, je sursaute. Lucian, à côté de moi, a les yeux rivés sur la danseuse.

— Ça, c'est du talent, admet-il.

— C'est simple, répliqué-je. Tout le monde peut bouger ainsi.

Il se met à rire.

— Montre-nous alors si c'est aussi facile que ça.

— Est-ce un défi que tu me lances ? réponds-je, étonnée.

Il croise les bras sur sa poitrine et scelle ses lèvres dans un mutisme délibéré. Visiblement, il apprécie de me maintenir dans le flou le plus total. Cette situation m'exaspère, mais malgré ça, je refuse de baisser les armes, de lui témoigner ma vulnérabilité. Je souris alors que je m'élève sur l'estrade.

Au rythme de la musique, je fais gambiller mon corps avec sensualité. J'enroule mes doigts sur la barre, puis effectue des pas très près d'elle. Mes mouvements initiaux ressemblent à ceux des autres femmes, mais progressivement, je monte en décollant mes pieds du sol, toujours en maintenant ma chorégraphie. Bien que ce soit la première fois que je déambule dans un tel endroit, mes actes semblent naturels, guidés par les souvenirs de ma mère qui, elle aussi, exerçait ce métier. Elle m'avait souvent montré comment danser et j'étais fascinée par la grâce de sa gestuelle.

Pendant cet instant où je me sens isolée dans ma bulle, je plonge mes yeux dans les siens. Je perçois une tension palpable entre nous. Sa mâchoire se serre, ses doigts se crispent, mais je persiste, me déhanchant au tempo de la mélodie. Quand les notes s'apaisent, je repose délicatement mes talons sur le bois. D'un pas déterminé, je m'avance jusqu'au bord. Je m'incline face à Lucian pour conclure un terme au spectacle que je viens de lui offrir.

— Assure-toi qu'ils mettent leur signature ! ordonne-t-il d'un ton impérieux. Je reviens dans cinq minutes.

Sa réaction ne correspond pas à ce à quoi je m'attendais. Une légère grimace s'étire sur ma bouche. Je le vois se déplacer un peu plus loin, en direction de la blonde. Il lui murmure quelque chose à l'oreille avant de la prendre par le dos et de l'emmener ailleurs. Une sensation étrange me tiraille, puis perturbe mon être sans que je puisse l'expliquer précisément. Un soupir de frustration m'échappe alors que je rejoins Klemens, qui est toujours en train de discuter avec les deux hommes. Son sourire persiste, un mystère que je n'arrive pas à percer, surtout dans des situations comme celle-ci. Je porte le verre de champagne à mes lèvres et sens le liquide frais me rassasier légèrement.

— Donc, débuté-je, qu'est-ce qui pourrait vous convaincre de signer le contrat ?

Forcément, nul ne m'avait informée de la nature de cette collaboration, alors je dois me débrouiller seule. J'admets que je suis loin d'avoir un tempérament calme, mais je m'efforce de ne pas y penser, de me concentrer du mieux que je le peux. Si je veux vivre, je dois réussir cette soirée, c'est mon unique chance. 

Je remarque que les deux individus m'observent. Je me tourne vers Klemens, qui hausse les épaules. Apparemment, il attend comme moi. Un léger apaisement s'installe dans mon cœur. Sa présence me procure une sécurité, une conviction qu'ils ne tenteront pas de me faire du mal, mais lorsque l'homme aux cheveux grisonnants prend la parole, toutes mes certitudes s'évanouissent.

— J'ai grandement apprécié votre danse. Pourriez-vous peut-être m'accorder une session privée ? me demande-t-il.

Son rire froid me glace le sang. Ma jambe se met à trembler vivement. Mes pensées se bousculent, mais la main de Klemens trouve refuge sur mon bras.

— C'est une idée de merde, chuchote-t-il.

— Nous n'avons pas spécialement d'options qui s'offrent à nous, rétorqué-je.

— Oui, mais, enfin, je n'aime pas la façon dont il te dévore. On dirait qu'ils ne veulent que de te bouffer. J'ai un mauvais pressentiment.

Klemens secoue la tête, désespéré. Pourtant, il reste conscient de la conclusion inévitable si je ne prends pas les mesures nécessaires. Je m'approche de l'homme, une terreur m'envahit. Je ne peux pas soutenir son regard, mon cœur bat ardemment. Je m'assois sur ses genoux. Son haleine chargée d'alcool s'attarde sur chaque centimètre de ma peau. Un frisson me parcourt. Des souvenirs déchirants refont surface, une nausée me monte à la gorge. Un nœud d'angoisse se serre dans mon estomac, ce qui provoque une douleur lancinante. Il pose sa main sur ma manche, tandis que l'autre se promène légèrement sur ma cuisse, là où la robe est fendue. Ses doigts pressent ma peau de temps en temps. Les larmes menacent de couler, mais je ne veux pas lui donner le plaisir de me voir dans cet état.

Quand il s'approche de mon intimité, aussitôt, une force invisible me pousse et je tombe avec brutalité au sol. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qui se passe que Lucian attrape la main de l'homme et la frappe violemment avec la crosse de son arme à plusieurs reprises. Je l'entends hurler de douleur. Du sang gicle. Ses doigts se fracturent. Je me relève pour me précipite derrière le podium, hors de sa vue, hors de cette scène macabre. Mes larmes coulent à flots, mon corps menace de s'effondrer à tout instant. 

— Lucian, arrête ! crie Klemens.

— Il mériterait que je lui arrache les boyaux ! vocifère-t-il. Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te faire sauter la cervelle, fils de pute !

— Je... Je t'en prie, bredouille-t-il. Je ne la toucherai plus, je te le promets. Je ferai tout ce que tu veux, mais épargne-moi.

— Signe ce contrat avec les doigts qu'il te reste ! ordonne-t-il d'un ton menaçant.

Recroquevillée sur moi-même, je me ballotte pour tenter de chasser ces images sombres de mon esprit, effacer cette odeur infâme qu'il a laissée sur ma peau. J'aurais dû écouter Klemens, j'aurais dû suivre son conseil. Y aura-t-il des conséquences ? Cette question me hante, mais je n'ai pas le temps d'y répondre qu'une main me saisit violemment.

— Dans la voiture, tout de suite, exige Lucian.

— Je... Je suis désolée, sangloté-je.

— On réglera ça quand nous serons à la maison. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top