🫀Nouvelle vie

Le chauffeur de l'Uber me dépose devant l'édifice, me laissant maintenant seule, sans aucun point de repère. Des frissons parcourent mes bras. Un nœud se forme dans ma gorge et m'empêche de respirer normalement. Une douleur lancinante serre mon estomac, comme si l'on me poignardait à répétition. Je passe une main dans mes cheveux et m'approche du hall.

L'hôtel, d'une ampleur impressionnante, surpasse les bâtiments environnants de sa stature imposante. On dirait qu'il peut toucher le ciel. Les divers carrés jaunes, bleus et rouges qui colorent sa façade fournissent une fraîcheur réconfortante, un sentiment qui vient étouffer mon anxiété.

J'ouvre la porte et aussitôt, une délicate senteur d'amandes chatouille mes narines. Un doux sourire se dessine sur mon visage. L'intérieur respire également la chaleur. Les murs transparents aux teintes flamboyantes apportent une sérénité apaisante. Quelques poufs sont disposés devant, probablement pour les clients qui recherchent un moment de tranquillité, accompagnés de journaux sur une table voisine. Je salue l'hôtesse d'un signe de tête et me dirige vers l'ascenseur, puisque je n'ai pas besoin de m'enregistrer. J'appuie sur le bouton et j'attends. J'ai juste envie de me reposer, d'oublier. C'est bien trop lourd pour mes épaules frêles. Je soupire, lasse de cette vie que je n'ai pas choisie.

Arrivée à l'avant-dernier étage, j'insère la clé dans la porte, numéro 31. Je laisse ma valise à l'entrée et me dirige vers la pièce principale. Un immense lit se dresse face à moi, drapé dans des tons neutres. Ils respirent un effluve vanillé. Je me rends devant la grande baie vitrée et contemple le panorama. Düsseldorf se dévoile dans toute sa splendeur. Au loin, la tour de la télévision, que ma mère aimait tant me faire découvrir. Un mélange complexe de bonheur et de ressentiment s'insinue en moi. La joie et la tristesse. Je serre la mâchoire et dépose mes papiers sur le petit bureau en verre, juste à droite de l'écran accroché au mur. Je m'allonge ensuite sur le lit. J'ai besoin d'une bonne nuit de sommeil, car demain s'annonce comme une journée particulièrement difficile. Je préfère profiter de ces dernières heures où mon visage peut encore sourire.

***

Je n'ai aucune idée de l'heure, mais les rayons du soleil viennent caresser ma mine nonchalante. Je grimace et jette un regard à l'horloge, bien qu'elle soit parfaitement inutile puisqu'elle semble ne plus fonctionner. Je me redresse et étire mes bras. C'est étrange de se réveiller en Allemagne. La dernière fois, j'étais en compagnie de ma mère qui, comme à son habitude, m'apportait mon petit chocolat chaud au lit. Aujourd'hui, seuls ses murmures résonnent dans ma tête. Je me lève, puis me glisse sous la douche située juste à côté. J'allume l'eau et la laisse couler sur ma peau pendant d'interminables minutes. J'aime rester ici, méditer sur tout et sur rien en même temps. C'est une forme de relaxation qui apaise mes incertitudes. Après un long moment, je finis par sortir. Il est temps d'avaler quelque chose avant de m'effondrer. Je noue mes cheveux en une queue de cheval, me maquille rapidement et quitte la pièce.

À l'extérieur, la chaleur se blottit contre ma peau. Aucun nuage ne vient perturber le ciel d'un bleu azuréen. Les oiseaux chantent sur les branches des arbres. Leurs feuilles, dansantes au gré d'une brise légère, composent une mélodie invisible. Je me fraye un chemin parmi la foule, me dirigeant vers la boulangerie Terbuyken, la seule que je connaisse, du moins où subsiste une empreinte de mes souvenirs. Dès l'entrée, l'odeur sucrée et salée chatouille délicieusement mes papilles gustatives. Je passe ma langue sur mes lèvres.

— Bonjour, salué-je, mes yeux se posant sur les viennoiseries alignées avec soin. Je désirerais un apfelstrudel accompagné d'un café bien serré, s'il vous plaît.

La dame, d'une cinquantaine d'années, se tourne vers moi, une gaieté bienveillante naissant sur son visage. Son nom, Armel, est brodé sur sa longue blouse bleue. Elle s'approche du comptoir et presse les touches de sa caisse enregistreuse qui émet un son strident à mes oreilles.

— Bonjour, sourit-elle. Veuillez patienter quelques instants, je vais préparer votre commande.

J'acquiesce d'un signe de tête et me retire légèrement. Il n'y a presque personne, à l'exception d'un couple âgé assis à une vieille table en bois près de la baie vitrée, engagé dans une discussion animée autour de leurs tasses. Je souris et me tourne vers l'immense tableau qui orne le mur. Le gérant a opté pour la simplicité avec un menu imprimé puisque tout est affiché de manière élégante. Sur la façade de l'établissement, plusieurs masques d'arlequin sont disposés, vraisemblablement dans le but d'attirer les clients. Rien n'a changé, à l'exception de la douleur qui se propage à l'intérieur de mon corps.

Perdue dans mes pensées, je ne remarque pas tout de suite que la vendeuse essaie de me parler. Ce n'est que lorsque je sens ses doigts fins se poser sur mes épaules que je sursaute et reviens à la réalité. Ses yeux d'émeraude me scrutent, dans l'attente d'un mot, d'une parole pour rompre ce silence oppressant.

— Je vous prie de m'excuser, j'étais absorbée ailleurs.

— Une mauvaise journée ? demande-t-elle en remettant sa longue mèche d'ébène derrière son oreille.

— Compliquée, réponds-je en passant ma carte pour régler l'addition, mais demain est un nouveau jour.

— Mon mari avait l'habitude de dire qu'il faut savourer chaque instant avant que l'obscurité ne couvre nos âmes. Je vous souhaite bon courage. Chaque problème a sa solution.

Je ravale avec peine ma salive. Beau, mais tout aussi destructeur. D'un signe de tête, je prends congé de l'établissement. En croquant dans ma viennoiserie, je contemple la délicate fumée qui s'évade de mon verre. Les bouts de mes doigts, chauffés par cette chaleur intense, brûlent doucement. Je grimace et le dépose sur le rebord d'une fenêtre. Je souffle sur mes mains pour les apaiser, même si ça paraît vain. J'aime m'accrocher à cette vieille habitude.

Mes yeux se lèvent vers la grande horloge incrustée dans un imposant immeuble. Ses aiguilles noires tracent le passage du temps, midi depuis longtemps révolu. La journée s'étire, elle semble trop lente pour moi. Pourtant, je désirerais que le moment présent suspende son vol, afin de ne pas me conduire vers ce soir. Je n'ai toujours pas médité sur la façon dont je vais m'y prendre, ou sur la manière d'empêcher ma haine de ressurgir. Je le sais, dès que mon regard se posera sur eux, un ouragan destructeur se formera dans une partie de mon cœur et c'est à ce moment précis que tout s'effacera, tel un souvenir d'enfance lointain.

Un soupir de frustration fuit mes lèvres. Je sors la petite feuille que m'a remise l'agent Ripper. Toute ma vie factice y est minutieusement décrite, comme si la réalité ne suffisait pas, comme si je n'avais jamais existé, hormis dans l'esprit de ma défunte mère. Je retiens une larme menaçante, prête à se libérer de ma paupière. Je me demande si je parviendrai à mémoriser tout ça, alors que même l'ordre de mes pensées m'échappe parfois quand j'écris mes livres fantastiques. Je fronce les sourcils et m'interromps au paragraphe où ils évoquent mes prétendus parents.

— Jörg et Suzanna Back, murmuré-je. Tous deux agriculteurs, résidaient dans leur ferme depuis plus de vingt ans. Suzanna ne pouvait pas concevoir d'enfants, alors elle et son mari ont entrepris un processus d'adoption. Leur chemin les a finalement menés vers un foyer où j'ai vécu deux ans. Ils n'étaient pas particulièrement riches, accablés par des dettes et menacés par des huissiers qui cherchaient à saisir leurs maigres biens. Mais pour moi, ils se sont battus corps et âme afin de m'offrir un avenir bien meilleur que le leur.

Je reste quelques instants à relire ce passage, le cœur lourd. Cela aurait pu être mon destin si ma mère avait choisi le bon partenaire, mais l'amour l'a rendue aveugle, au point qu'elle en est morte. Je m'assois par terre, le sol froid faisant frissonner tout mon corps, mais j'ai besoin d'apaiser l'anxiété qui se propage à une vitesse ahurissante. J'aurais souhaité avoir une vie différente, une perspective diverse sur la tendresse parentale. 

— Mes parents biologiques m'ont abandonnée, privilégiant la drogue. J'ai été ballottée de foyer en foyer avant que l'assistante sociale ne me place dans cet orphelinat à l'âge de dix ans. Depuis le décès de Jörg et Suzanna il y a trois mois, j'habite à l'hôtel avec leur maigre héritage. Je préfère noyer mes peines dans l'alcool, m'égarer dans les bars pour tenter d'effacer la douleur qui me ronge.

Je répète mentalement le numéro pour les contacter, puis déchire la lettre en mille morceaux. Ils auraient pu m'inventer une vie où mes parents étaient des magnats de l'industrie, mais non, ma réalité se résume à la pauvreté et à la souffrance.

Plus de huit heures se sont écoulées. J'ai visité la ville, notamment la Königsallee, l'endroit le plus magnifique avec ses multiples magasins de luxe et son pont orné d'une sublime fontaine qui attire de nombreux touristes. Tout reste inchangé, tel que je l'avais laissé. Néanmoins, toute belle chose a sa fin. Il est temps pour moi d'affronter mon passé, celui qui m'a anéantie de fond en comble.

Je pénètre dans le bar et suis immédiatement assaillie par les effluves d'alcool mêlé à la fumée de tabac, ce qui me fait grimacer. Même si j'apprécie boire de temps à autre, ce n'est pas mon plaisir de fréquenter ce genre de lieu. L'endroit est animé, les rires et les éclats de voix résonnent dans l'air. Certains clients trinquent en cognant leurs verres de bière et en avalant leur boisson d'un trait, tandis que d'autres s'amusent à lancer des fléchettes. Je me fraye un chemin à travers la foule, pousse les gens pour atteindre le comptoir. La musique assourdissante qui émane des haut-parleurs me fait presque mal aux tympans.

— Bonsoir, une vodka, s'il vous plaît, crié-je pour me faire entendre.

Le serveur, dont les cheveux bruns semblent scintiller sous les lumières des lustres suspendus au plafond, me sourit et se tourne vers l'immense étagère où de nombreuses bouteilles endormies attendent d'être consommées. Je m'installe sur un tabouret à la recherche de cette fameuse Adéla, mais la seule femme présente est une blonde qui embrasse passionnément un homme. Un sentiment de nausée me monte à la gorge.

Dans mon esprit, une multitude d'interrogations surgissent : comment vais-je l'approcher ? Comment la convaincre de me conduire jusqu'au gang ? Et surtout, parviendrai-je à garder mon sang-froid sans me perdre dans mes mensonges ? Mon anxiété atteint des sommets, à un point que je peine à maintenir le verre que l'employé vient de me tendre. Je suis prise d'angoisse, mon cœur bat la chamade. Mon crâne gronde, mais je m'efforce de rester sereine, dissimulant cette peur qui menace de m'engloutir à chaque seconde qui passe. J'absorbe l'alcool d'un trait. La chaleur qui se répand dans ma gorge apaise quelque peu mes nerfs explosifs. Je réclame une autre rasade, assoiffée de faire taire les voix dans ma tête.

Au fil du temps, je bois les verres sans réaliser que je suis peu à peu bourrée. J'ai l'impression de contempler des étoiles. Dans un geste désinvolte, j'essaie même de les saisir, indifférente aux regards troublés des clients. Je me dirige vers la piste de danse, puis me délaisse à la musique. Mes hanches se balancent au rythme du dancefloor. Je perds toute conscience de mon environnement pour m'abandonner aux mouvements de mon corps. Quelques hommes se frôlent à moi, cherchant à m'attirer, mais je les repousse. je continue à bouger, mais brusquement, l'un d'entre eux me saisit et me rapproche de lui de manière menaçante. Ses vêtements imbibés de whisky exhalent une odeur désagréable. 

— Tu veux baiser ? J'ai ma camionnette à côté, sourit-il.

Mon regard se perd dans le sien. Est-il sérieux ? Je tente de me dégager de cette situation, mais il maintient mes bras fermement, tel un prédateur à la recherche de sa nouvelle proie. Je peine à garder ma concentration, à lutter pour que mes paupières demeurent ouvertes. Un vertige m'envahit. D'un seul coup, mon corps cède, ma tête touche le sol. Le noir se précipite, évinçant la lumière.

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